Georges Didi-Huberman – Survivance des lucioles (Editions de Minuit, 2009, 142 p., 13,20 €)

Dante, Walter Benjamin et Giorgio Agamben, notamment, sont sollicités pour articuler une réflexion de philosophie politique à partir de Pier Paolo Pasolini.

En 1941 le jeune Pasolini relit la Divine Comédie pour y retrouver non pas la grande luce céleste, mais les innombrables lucciole terrestres. En cette période de fascisme triomphant le regard sur les ombres et les lumières contemporaines importe au plus haut point. « L’univers dantesque est inversé : c’est l’enfer qui, désormais, est au grand jour avec ses politiciens véreux, surexposés, glorieux. Les lucciole, quant à elles, tentent d’échapper comme elles le peuvent à la menace, à la condamnation qui désormais frappe leur existence. » (Soixante-douze ans après, cette phrase n’a pas pris une ride.)
Le 1er février 1975, tout juste neuf mois avant son assassinat, Pasolini publie dans le Corriere della sera un article repris l’année suivante sous le titre « L’article des lucioles », sorte de lamentation funèbre sur la période où les signaux humains furent anéantis par la nuit du fascisme triomphant.
La thèse est que, contrairement à ce que l‘on croit, le fascisme n’a pas été vaincu avec la victoire des alliés. Au contraire, des ruines accumulées est issue une terreur aussi profonde et plus dévastatrice : « le régime démocrate-chrétien était encore la continuation pure et simple du régime fasciste (violence policière ; mépris pour la constitution). »

Dès 1974 Pasolini écrivait : « Le fascisme proposait un modèle, réactionnaire et monumental, mais qui restait lettre morte. Les différentes cultures particulières (paysannes, sous-prolétariennes, ouvrières) continuaient imperturbablement à s’identifier à leurs modèles, car la répression se limitait à obtenir leur adhésion en paroles. De nos jours, au contraire, l’adhésion aux modèles imposés par le centre est totale et inconditionnée. On renie les véritables modèles culturels. L’abjuration est accomplie. » En véritable voyant, il redoutait une société fondée sur la disparition de l’humain favorisée par la dictature industrielle et consumériste. Pour lui, l’émancipation ne pouvait avoir pour seul modèle l’accession à la richesse et au pouvoir.
Comme le souligne l’un de ses commentateurs, Jean-Paul Curnier, « oui, ce monde est fasciste et il l’est plus que le précédent, parce qu’il est embrigadement total jusque dans la profondeur de l’âme… » Pour Pasolini, la disparition des lucioles, ces points de résistance de plus en plus traqués, se manifeste jusque dans la pratique de la culture populaire ou avant-gardiste. En effet, la culture est devenue un simple outil de la barbarie totalitaire inscrite dans le règne marchand et prostitutionnel de la tolérance généralisée.
(Il s’agit d’une véritable apocalypse, effarante prémonition hélas ô combien vérifiée.)

Georges Didi-Huberman poursuit la réflexion en se demandant si les lucioles ont effectivement toutes disparues, ou bien si quelques survivances sont identifiables malgré tout. Il cherche ce qui pourrait désormais nous pousser à refonder notre « principe espérance ».
C’est de notre façon d’imaginer et de faire de la politique que quelque chose pourrait surgir. Prendre la mesure de ce que l’imagination est politique, voilà l’enjeu. La moindre luciole est à saisir comme une lumière pour la pensée. Parvenir à échanger des expériences pour élaborer peu à peu une sorte de matrice philosophique propre à esquisser des voies nouvelles.
L’actuelle lumière aveuglante du pouvoir n’a de cesse de chasser les lueurs vacillantes des contre-pouvoirs. Comme le remarque G. Agamben, « la seule anarchie véritable est celle du pouvoir », celui-ci en effet a instauré comme règle un état d’exception permanent (ce qui est particulièrement vrai depuis les attentats du 11 septembre 2001 et la riposte étatsunienne du Patriot Act, qui voudrait fonder un nouvel ordre mondial sur le contrôle de la planète entière). La « puissance politique » du peuple est désormais réduite à l’acclamation totalitaire qualifiée d’opinion publique, la politique étant réduite à une simple mise en scène (l’analogie avec les manifestations monstres de Nuremberg au temps de la montée en force du nazisme vient à l’esprit. Le libéral nazisme n’est pas une simple vue de l’esprit).

L’auteur conclut sur la nécessité d’organiser le pessimisme en donnant à voir le plus possible d’images-lucioles témoignant de l’existence et de la force des « parcelles d’humanité » que nous cèlent les médias officiels. Il semble que l’on puisse considérer qu’il prononce un éloge des réseaux et des mouvements alternatifs constituant autant de ferments supports d’espoir, pour peu qu’on sache les repérer.
« Nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au moins. Le premier est inondé de lumière, le second traversé de lueurs. Au centre de la lumière, nous fait-on croire, s’agitent ceux que l’on appelle aujourd’hui … people … sur lesquels nous regorgeons d’informations le plus souvent inutiles. (…) aux marges, c’est-à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu, cheminent d’innombrables peuples sur lesquels nous en savons trop peu, donc pour lesquels une contre-information apparaît toujours plus nécessaire… »

Fouchard
Nazisme ? Le libéral nazisme appliqué à la situation actuelle en tant que mise en scène du politique pour se modeler une opinion publique....c’est un peut fort de café non ? Sauf si l’on fait le choix de faire du mot nazisme un qualificatif générique applicables à toute forme de soumission, ce qui revient à banaliser l’horreur spécifique du nazisme. Avant le mot "nazisme", comment qualifiait-on ces comportements de foules séduites par des démagogues de tout poil, gourous politiques ou religieux ? N’était-ce pas le mot "aliénation" ? Ca ne suffit plus ? Ce n’est qu’une opinion !

Klépal
Oui, le mot est fort. Je comprends que son emploi puisse choquer, tant ce qu’il évoque est effrayant. Cependant les analogies me paraissent considérables. Le nazisme se caractérise entre autres par l’embrigadement, la défense de la "race", la haine de l’autre différent, le bellicisme conquérant, etc. Il était casqué et botté. Aujourd’hui ces accessoires ne sont plus vraiment de mise, cependant à quoi assistons-nous ? Pavlovisation et conditionnement absolu des esprits grâce à la formatisation de la "communication", gouvernement des peuples à l’aide de simples slogans, mépris du résultat des consultations électorales (exemple du traité européen), mensonges permanents, conditionnement à l’impérialisme du "marché ", mépris de l’autre différent (chasse aux Roms, contrôles au faciès, traque des sans-papiers...), montée du fanatisme religieux comparable à celui que l’on reproche à l’islam (aux EU, pour beaucoup, la Bible l’emporte sur les lois, en France la tendance se dessine), bellicisme exportateur de la "démocratie" tous azimuts, acceptation de la torture (guerre d’Algérie d’abord, puis intervention étatsunienne en Irak)... Au nom du libéralisme triomphant, les procédés ne me paraissent guère fondamentalement différents. Le terme aliénation est à mes yeux beaucoup trop faible pour caractériser la barbarie actuelle. JK

Sagault
En ce qui me concerne, j’ai d’abord utilisé le néologisme « libéral-fascisme », notamment dans une chronique publiée dans le journal d’artiste « Le Brouillon » juste après le premier tour de la présidentielle de 2002 :
« (…) Berlusconi est bien plus fasciste que Le Pen, parce qu’il est l’incarnation du libéral-fascisme contemporain, alors que Le Pen n’est que la survivance et l’ersatz des fascismes du siècle dernier. Il faut tout de même être drôlement fort pour arriver à se convaincre que le fascisme conquérant est moins dangereux que le fascisme nostalgique !
(…) La violence du libéral-fascisme est bien plus feutrée, bien plus insidieuse mais aussi bien plus profonde et plus réelle que celle du FN ; elle est aussi beaucoup plus difficile à combattre. Le Pen a la violence aveugle et intermittente des impuissants, le libéral-fascisme la violence froide, calculée, impitoyable de ceux qui sont au pouvoir et le veulent sans partage. »

Très rapidement, j’ai considéré que les « valeurs » et les modes d’action véhiculés par l’idéologie ultra-libérale, par leur radicalité comme par le contexte dans lequel ils s’inscrivent, sont plus proches du nazisme que du fascisme italien.
Par les choix antidémocratiques et en fait criminels qu’elle implique, par les désastres qu’elle engendre, la mondialisation ultra-libérale n’est au fond qu’un nazisme généralisé, tout comme le nazisme hitlérien n’était au fond que le comble d’un capitalisme intrinsèquement pervers, tant dans ses principes que dans ses actes et leurs conséquences.
Hitler ne serait jamais arrivé au pouvoir sans la complicité active des industriels et des financiers allemands, qui l’ont soutenu jusqu’au bout, tout comme le soutenaient de nombreux patrons anglo-saxons (dont Kennedy senior), pour ne pas parler des industriels français engagés dans une fructueuse collaboration avec l’occupant.
De la guerre totale à la guerre économique mondiale, de la sélection féroce à la compétition tous azimuts, de l’expansion territoriale à la croissance indéfinie : derrière les différences superficielles les motivations sont les mêmes.
Reste la question de l’antisémitisme. Tout pouvoir dictatorial a besoin d’un bouc émissaire sur qui détourner la rage engendrée par les frustrations de toutes sortes imposées aux peuples. Plus policé en apparence que sa version hard, le libéral-nazisme ne tombe pas dans l’écueil du racisme « ethnique », mais il a son bouc émissaire, constamment dénoncé et culpabilisé à mesure qu’on l’exploite davantage : c’est le peuple, ce peuple « qui ne veut plus travailler », le peuple des « riscophobes », le peuple « assisté », le peuple suceur de sang qui démolit le travail acharné de l’élite « riscophile » des chefs d’entreprise et autres grands patrons « créateurs de richesses » à qui tout est dû puisqu’on doit tout à leur sacrifice perpétuellement recommencé, à leurs intrépides prises de risques et à leurs écrasantes responsabilités…
Sacrifice trop peu récompensé par les dérisoires golden parachutes et autres retraites chapeau qui viennent insuffisamment compenser la modestie de leurs salaires et les risques qu’ils prennent en acceptant d’être partiellement rémunérés en stock options !
Permanente stigmatisation du populisme et des « avantages acquis », chosification de plus en plus évidente de travailleurs surexploités et poussés jusqu’au suicide par des méthodes de torture mentale au sein d’entreprises où ils ne sont plus que la variable d’ajustement manipulée au gré des intérêts à court terme des actionnaires au premier rang desquels figurent les managers : il n’y a entre l’organisation nazie de la société et « l’optimisation des ressources humaines » qu’une différence de degré de moins en moins perceptible. Fondamentalement, la vision du monde, les raisonnements et les comportements sont identiques.

J’utilise donc depuis plus de dix ans l’expression libéral-nazisme parce qu’elle me semble rendre très précisément compte de l’inhumanité d’un système fondé sur l’exploitation toujours plus radicale des peuples au profit d’une oligarchie, véritable « race de seigneurs » ayant confisqué l’état en vue de perpétuer sa rage de pouvoir et de profit, en proclamant « la fin de l’histoire », tout comme Hitler et ses sbires programmaient un « Reich de mille ans ».
Les courts textes qui suivent, publiés depuis quelques années sur ce blog, « Le globe de l’homme moyen », permettront peut-être d’expliciter et de légitimer un peu plus l’emploi de ce néologisme, qui vise seulement à donner un nom adéquat à la plus récente et plus dangereuse version d’un monstre récurrent dont le nazisme a été la démente et suicidaire caricature.

« ÉLITISME ET PRÉDATION
Il n’y a pas de différence de fond entre les entrepreneurs néo-libéraux, la race des seigneurs nazis et la nomenklatura communiste soviétique. Les mêmes « valeurs » sont à l’œuvre dans leur élitisme aussi féroce qu’injustifié, le même cynisme et les mêmes comportements de prédation et d’accaparement.
Les libéraux-fascistes ont simplement remplacé la propagande par la communication, se sont avancés masqués un peu plus longtemps. Mais ils vont encore plus loin que leurs prédécesseurs dans l’exploitation de l’homme par l’homme. Et ils manquent tellement de mesure et de bon sens dans leur comportement qu’on peut se demander si leur fuite en avant ne révèle pas le désespoir fondamental qui habite tout homme de pouvoir et de profit, tout esclave du veau d’or.
Comme les nazis et les staliniens, les néo-libéraux n’ont en fin de compte qu’un but, qu’une visée : exercer un pouvoir de plus en plus absolu dans tous les domaines. En ce sens, ils sont aussi fondamentalement nuisibles qu’eux, leur ambition n’étant pas seulement illégitime et destructrice, mais littéralement contre nature – comme le prouve le saccage programmé de notre environnement.
Rendre la vie à peu près impossible à 90% des humains pour enrichir les 10% restants, voilà l’idéal du néo-libéralisme : la liberté totale d’une minorité ne peut se construire que sur le total esclavage de la majorité.
La réussite des néo-libéraux, ç’a été, grâce à la communication et avec l’aide intéressée d’une prétendue science économique qui cache l’idéologie la plus grossière et la plus sommaire, d’imposer leur dictature sans trop passer par la violence physique, le militarisme et les « forces de l’ordre », du moins dans les débuts et dans les pays de tradition démocratique, le caractère ultra violent des libéraux-nazis apparaissant en revanche très tôt au grand jour dans le traitement réservé aux pays pauvres.
Consommation et communication ont ainsi permis d’obtenir que les citoyens, renonçant à la démocratie, se mettent pratiquement d’eux-mêmes dans l’état de servitude volontaire dénoncé il y a déjà bien longtemps par La Boétie.
Comme tous les régimes d’essence fasciste, les régimes néo-libéraux fonctionnent sur un système oligarchique étatisé mis en place par des élites autoproclamées. Il y a déjà un bon moment que les états occidentaux ne sont plus que des caricatures de démocraties qui virent peu à peu au régime autoritaire et policier sans lequel la prédation libérale-nazie ne pourrait se maintenir au-delà d’un certain seuil.
En effet, le problème des néo-libéraux (revers de cette insatiable avidité qui fait leur force et qui est particulièrement visible dans la progression géométrique de la corruption, des paradis fiscaux et des rémunérations des grands de ce monde), c’est qu’ils ne savent pas s’arrêter à temps, c’est à dire au moment où l’oppression, ne menaçant pas encore la survie des opprimés, demeure « acceptable », gérable.
Comme Hitler voulait toujours plus d’espace vital, comme Staline voulait toujours mieux contrôler l’état et la population, les fous de pouvoir et de profit en veulent toujours plus. Jusqu’à la caricature : rémunérations démentes, profits insensés, escroqueries colossales, domaines immenses (voir par exemple l’accaparement de la Patagonie par ces nouveaux riches), prise de possession des grandes villes par la spoliation des couches populaires (Paris, Venise sont de bons exemples de ces nettoyages par le vide), bref privatisation progressive du patrimoine commune de l’humanité. C’est Goering razziant les musées européens, c’est le régime nazi dépouillant les juifs.
Si bien que tôt ou tard, quand la cruauté du système se fait jour à travers son discours lénifiant, les libéraux-nazis sont contraints de passer à la version dure – que d’ailleurs beaucoup d’entre eux appellent de leurs vœux (lié à leur incapacité à aimer, le sadisme plus ou moins policé de la plupart des hommes de pouvoir et de profit transparaît régulièrement dans leurs relations à autrui comme dans leur discours – dernier exemple en date, DSK).
Répression, état policier, obsession sécuritaire, contrôle de la population, terrorisme et contre-terrorisme, tous les ingrédients de la mise en place du régime dictatorial sont peu à peu mis en œuvre. Mais il est clair qu’en dépit de ses efforts désespérés le néo-libéralisme finira par s’autodétruire d’une façon ou d’une autre. Il est dans sa nature d’être contre nature, l’idéologie libérale n’est pas viable et la vie la fera disparaître tôt ou tard.
Comme tous les systèmes d’exploitation de l’homme par l’homme, le libéral-nazisme est un cancer. Cette tumeur parasitaire finit par détruire l’organisme dont elle se nourrit, et la mort de la victime entraîne celle de son bourreau : le lierre ne survit jamais longtemps au chêne.
Au faîte de sa puissance, le néo-libéralisme est déjà en chute libre et ses tenants le sentent, plus ou moins consciemment – ce qui décuple leur rage de pouvoir et de profit en attisant leur fondamentale insécurité.
Car contrairement à ce qu’ils prétendent, les libéraux-nazis ne sont pas des riscophiles. Les seuls risques qu’ils prennent, ce sont ceux dont ils ne se rendent pas compte. L’idéologie néo-libérale est une idéologie de la peur généralisée, et les libéraux sont l’incarnation même de la trouille, de la peur de vivre, de la lâcheté devant l’autre et de la haine ; ils ont du présent une telle peur panique qu’ils sont prêts à lui sacrifier le passé et l’avenir.
Le problème, c’est que les néo-libéraux nous entraînent avec eux dans leur chaos final, tout comme Hitler a enseveli l’Allemagne avec lui dans son apocalypse, tout comme l’implosion du communisme a détruit la société russe.
Hitler a certes perdu la seconde guerre mondiale. Mais il est en train de gagner la troisième. Il ne trouverait rien à redire au faux darwinisme néo-libéral qui érige la force en droit et le pouvoir et le profit en raisons de vivre : une telle idéologie mène en toute logique à la consécration d’une race de seigneurs exploitant les faibles et liquidant les déviants.
Sida, guerres civiles et génocides constituent ainsi le début d’une solution finale du problème africain. Dérégulation et délocalisation sont l’amorce d’une solution finale du problème de l’emploi ; et les OGM sont essentiellement le début d’une solution finale au problème de l’auto-suffisance…
Liquider tout ce qui fait obstacle à sa mégalomanie, tel est le vrai programme du néo-libéralisme. C’est pourquoi, allant au bout des logiques totalitaires nazie et soviétique, le cancer néo-libéral ne détruit pas seulement l’humanité, mais la nature et met en péril la planète entière.
Parce que, pour la première fois dans l’Histoire, l’homme de pouvoir, ce raté de l’évolution, est en mesure de réaliser ses rêves et de concrétiser sa démence, l’humanité est en danger de mort.
Nous ne sommes pas assez nombreux à être convaincus que l’humanité doit muter ou disparaître. Muter pour mûrir, ou s’entêter pour mourir, je l’écrivais déjà il y a plus de vingt ans, Cassandre parmi d’autres.
Rien n’a changé. Il faut reconnaître que si les hommes de pouvoir sont encore au pouvoir, c’est parce qu’au fond de nous, nous les acceptons. Nous nous sentons plus ou moins solidaires de nos bourreaux, ils sont un peu nos héros, ceux qui se permettent ce que nous n’osons pas nous permettre. Tout comme les allemands se sont plus ou moins consciemment sentis solidaires d’Hitler, tout comme beaucoup de russes se sont sentis solidaires de Staline, nous sommes dans notre grande majorité plus ou moins consciemment solidaires de la consommation, de la croissance, du développement, de l’économisme et de la « loi de la jungle » ; nous espérons une petite part du gâteau, ou au moins quelques miettes, nous voulons davantage tirer notre épingle de ce jeu absurde qu’y mettre fin.
C’est notre acceptation des hommes de profit et de pouvoir, c’est notre résignation à leur idéologie, notre acquiescement à leur « activité » qui leur donnent un pouvoir qu’ils ne pourraient prendre et encore moins conserver sans notre complicité.
Tant que nous accepterons qu’un seul homme puisse raisonner et agir en termes de pouvoir et de profit, aucun progrès digne de ce nom ne sera possible.

LIBÉRAL-NAZISME
On me dit parfois : Tu exagères, avec ton libéral-nazisme !
Un énergumène mal embouché m’a même traité de « révisionniste », en appelant aux foudres de la justice contre mes écrits « délictuels » et demandant, rien que ça, au directeur de la revue où j’avais commis ma chronique de choisir entre lui ou moi !
Je persiste et signe. Je parle d’expérience. Entre onze et treize ans, à l’École Saint-Sulpice, un de mes meilleurs amis s’appelait Gérard Longuet. Il était absolument bourré de tics et se rongeait notamment les ongles jusqu’au sang.
Parti en pension à la fin de ma troisième, je l’avais perdu de vue. Je l’ai retrouvé, très peu de temps, cinq ans plus tard au Quartier Latin.
Tout comme son camarade Madelin, avant de faire la carrière sulfureuse de néo-libéral tendance mafieuse que l’on sait, ce charmant jeune homme a commencé par être l’un des plus excités meneurs du mouvement Occident.
Je le vois encore, armé d’un tuyau de plomb et littéralement assoiffé de sang, partir à la chasse aux « Rouges ». Lesquels à leur tour, j’ai pu le vérifier à leurs côtés, ne rêvaient que de massacrer les fachos !
Les uns et les autres me dégoûtaient tant que j’avais fini à l’époque par adhérer au Centre Démocrate de l’ineffable Lecanuet, pour cause d’Europe, déjà !
Je ne me sentais rien de commun avec tout ce que ces jeunes idéologues avides de violence et de pouvoir, puis de profit, avaient en commun.
On ne dira jamais assez que fascisme, nazisme, « communisme » stalinien, capitalisme à l’ancienne ou néo-libéralisme, tous ces systèmes maffieux partagent les mêmes « valeurs » odieuses et le même substrat idéologique : règne du plus fort, compétition généralisée et de préférence truquée, amour de la violence et de toutes les formes de guerre, mépris des faibles et volonté de les éliminer, indifférence totale à la souffrance et à la mort d’autrui, confusion systématique entre la sphère publique et la sphère privée, accumulation démentielle de richesses, usage de la peur et de toutes les formes de torture pour maintenir l’ « ordre » ; il n’est pas un des principes exaltés par Hitler dans Mein Kampf qu’on ne puisse retrouver sous une forme ou une autre dans les pratiques ultra-libérales actuelles. Vérifiez par vous-mêmes si vous ne me croyez pas.

LIBERTÉS
Le libéral-nazisme respecte nos libertés, il met juste quelques conditions à leur exercice : nous pouvons parler, à condition de ne pas être entendus ; nous pouvons écrire, à condition de ne pas être lus ; nous pouvons nous opposer, à condition de ne rien faire ; nous pouvons faire grève, à condition que ça ne dérange personne, et surtout pas le pouvoir. Bref, nous avons le droit d’exister, pourvu que nous ne tentions pas de vivre.

CRÉATION DE RICHESSES
Malgré la crise finale en cours, j’entends encore nombre d’imbéciles évoquer d’une voix extatique l’une des pires tartes à la crème du libéral-nazisme : la création de richesses. Contre toute évidence, les tenants de la croissance indéfinie s’accrochent à ce concept délirant, alors que depuis plus d’un demi-siècle, nous avons grâce à lui pratiqué à l’échelle planétaire la pire création de pauvreté de l’histoire, en même temps que la plus grande destruction de richesses – particulièrement de richesses non renouvelables.

DISCOURS
Nivellement par le bas et libéral-nazisme vont de pair. Comme la propagande de type hitlérien qu’elle remplace sur un mode de moins en moins soft, la communication entretient si bien le décervelage qu’elle finit par y succomber, car le langage se venge : on a les pensées de son vocabulaire et de sa syntaxe. Sarkozy parle comme il pense, c’est à dire à la fois comme un pied et comme un porc. La bassesse répugnante de son langage reflète ce que sa personnalité a d’essentiellement vil.

RENAZIFICATION
On a dénazifié l’Allemagne après la guerre. Mais le chiendent a la vie dure. Il me semble que nous sommes en train de nous renazifier.
Entre documentaires, romans et films, l’Europe se passionne littéralement, avec une espèce de nostalgie répugnante, pour la seconde guerre mondiale et tout particulièrement pour le nazisme et ses horreurs. La louable volonté de lutter contre l’oubli et le négationnisme finit par avoir bon dos. Les « Bienveillantes » marquent le pic de l’exploitation de cette veine à des fins pour le moins ambigues. Nous sommes ainsi faits que la complaisance est souvent présente dans la dénonciation. Pour moi, cette omniprésence des régimes totalitaires et en premier lieu du régime hitlérien est un des signes du retour au nazisme, dans sa version soft, ce que j’appelle le libéral-nazisme, et du fait que, terrorisé et fasciné, l’inconscient collectif voit s’approcher la bête et s’y prépare à sa manière un peu gribouille, en s’y plongeant.
Et de fait, malgré quelques soubresauts de révolte molle nous nous accoutumons peu à peu au monde monstrueux que nous avons contribué à créer, parce que s’il nous indigne bien un peu, il nous permet encore de vivre, alors que tant d’autres autour de nous en crèvent.

RACAILLE (bis)
Comme presque toujours, « c’est çui qui l’dit qui y est »… Les voyous brûlent voitures, écoles, crèches ? Nous brûlons notre planète. Ils ne font que suivre notre exemple suicidaire, à bien plus petite échelle ; comme nous, ils sont destructeurs et autodestructeurs, et certainement pas plus inconscients ou plus cyniques.
En cinquante ans d’agriculture industrielle, 90% des terres agricoles françaises sont devenues biologiquement mortes. On y trouve vingt fois moins de vers de terre qu’auparavant. Dérisoire ? Non, tragique. Cette violence faite à la terre, elle nous la rend : bien que ces dix dernière années aient été les plus sèches depuis longtemps, ce sont aussi celles qui ont vu les pires inondations. Les sols n’étant plus fouillés et ameublis deviennent imperméables et n’absorbent plus l’eau qui ruisselle. La violence de notre civilisation est criminelle, suicidaire, irresponsable. Pourquoi nos enfants ne suivraient-ils pas notre exemple ?
J’avoue trouver infiniment comique l’indignation grotesque des bien-pensants de tout bord et la rage puérile des imbéciles devant ce miroir rapetissant qui leur est tendu. Saisiraient-ils l’occasion pour se remettre un peu en question, se dire : Tel père, tel fils, telle société, tels citoyens ? Surtout pas, bonne conscience et cynisme cohabitent aujourd’hui en une effarante synergie néo-nazie qui culmine chez ces pitres aussi pitoyables qu’impitoyables, les Bush, les Poutine, les Sarkozy.
On croit rêver. On ne rêve pas. Ce sont bien les assassins de la planète qui crient au meurtre parce que les générations qu’ils ont volontairement sacrifiées à leur appétit de pouvoir et de profit tentent de se rebiffer. Le plus grave, en vérité, ce ne sont pas les événements des banlieues, c’est la lecture qui en a été faite. Et qu’ils aient été délibérément encouragés par une série de provocations du Ministre de l’Intérieur visant à créer le climat de peur et le désir de « sécurité » favorables à son élection à la présidence en 2007. Là encore, la méthode est typique du libéral-nazisme et a servi maintes fois, voyez entre mille autres exemples l’incendie du Reichstag et la liquidation programmée d’Allende.
Les jeunes des banlieues nous ressemblent comme deux gouttes d’eau ; c’est en effet une raison suffisante pour les haïr…
Voir VIOLENCE

DISPARAÎTRE
Comme les juifs au temps des nazis, la race des citoyens est appelée à disparaître. La mondialisation permet au libéral-nazisme d’exercer une intenable pression sur l’ensemble des populations du globe, tant « riches » que pauvres, les réduisant plus ou moins vite selon les contextes particuliers à accepter un esclavage de fait et à s’y adapter.
Il ne s’agit même plus de se soumettre ou de se démettre, mais de se soumettre ou de disparaître. Et se soumettre ne vous garantit même pas de ne pas disparaître, mais seulement d’être « accompagné » des soins palliatifs accordés aux mourants méritants, au cas où votre élimination deviendrait nécessaire au bien-être des élites, c’est à dire à la croissance indéfinie de leurs profits et de leur pouvoir.
Naturellement, la soumission est la forme la plus lâche de disparition, et l’exemple du régime hitlérien est là pour le prouver : ce ne sont pas seulement les juifs qui ont disparu, c’est l’Allemagne, et la silencieuse soumission des allemands ne signe pas seulement leur complicité avec les horreurs nazies ; elle est la marque de leur absence à eux-mêmes et à toute espèce d’humanité.
Ce qui est en train de disparaître parce que les citoyens du monde entier ont choisi de se soumettre, c’est l’idée même de civilisation. »

Voir aussi à ce sujet sur mon blog la chronique : « Faites donner les pauvres ! » et la dernière chronique de Didier Porte sur Mediapart, dans laquelle il cite mot pour mot les moments les plus croustillants des discours proprement effarants de Gattaz et Moscovici lors du séminaire d’été du MEDEF.

Au fait, bel exemple hier sur France-Inter matin de la manière de faire insidieuse du libéral-nazisme et de ses communicants : le jour de la rentrée, stigmatisation larmoyante de l’ignoble école publique avec l’exposition plus que complaisante du cas d’une certaine Justine Touchard et le tam-tam médiatique autour de cette fille d’une journaliste de Challenges, dont on nous assure avec des sanglots dans la voix qu’elle a vécu un terrible burn-out scolaire. Vous voulez noyer votre chien ? Dites qu’il est enragé et montrez-le mordant une pauvre petite fille sans défense…
J’oubliais de signaler qu’il s’agissait aussi de faire la promotion du livre qui vient de sortir chez Flammarion, écrit à quatre mains par la mère et la fille…
Car France-Inter depuis deux ans change peu à peu de nature : c’était une radio de service public, cela tourne à l’officine promotionnelle.
France-Inter rejoint ainsi tout doucement les radios de services privés.
Curieux monde, décidément !

Quatre livres bien utiles, parmi d’autres, pour cerner directement ou par la bande la question du libéral-nazisme : Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, (malgré des analyses parfois absonses, et une tendance à une sorte de préciosité inversée, doublée d’un goût discutable pour les private jokes réservées aux membres du club…)
Roland Gori, La Fabrique des imposteurs (une analyse très fine du règne du paraître, de notre "civilisation du faux-semblant")
Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle (vient de paraître)
Franz Broswimmer, Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces (aussi remarqauble que glaçant, un livre capital malgré quelques répétitions)

Plus un bonus tonique et astringent, avec cette suggestive chronique de Fabrice Nicolino parue dans Charlie Hebdo n° 1106, le 28 août :

RETRAITE OU DÉBÂCLE GÉNÉRALE ?