Le monde dans son bol, Sagault 2012
La cuisine de marché, pas ma tasse de thé. Mettons plutôt le monde dans notre bol !
© Sagault 2014


La nourriture de spectacle © Sagault 2014



LA CUISINE DE MARCHÉ


Le snobisme est de toutes les époques, comme on le verra en lisant cet extrait des « Trente millions de Gladiator » d’Eugène Labiche, comédie écrite en 1875. Le « progrès » aidant, il frôle aujourd’hui des records…

« Je viens de souper !... Ma foi !... je suis allé chez le premier restaurant de Paris !... rue des Prouvaires... c’est là que vont tous les patrons du quartier ; j’ai demandé la carte !... et j’ai choisi des plats... inconnus.
Lisant la carte.
« Potage Montorgueil aux œufs de vanneau du Caucase ! » Il paraît que c’est bon !... « Azurine de veau à la Blancafort !... » Il paraît que c’est bon !... « Purée de cailles de printemps à la milanaise en timbale ! » C’est une espèce de hachis... avec du gras-double... mais il paraît que c’est bon ; quant au vin... j’ai pris du tokaï... le garçon prononce toquai... à six francs la bouteille !... je m’en suis collé deux !... Mes vingt-sept francs y ont passé, et tra la la ! il me reste quatre sous... Il y a longtemps que je voulais mener la vie à grandes guides !... »

J’ai repensé à ce passage de Labiche récemment, au sortir d’une soirée chez une star, ou plutôt une constellation, puisque le chef de cuisine en question est triplement étoilé…
Après avoir rendu compte de cet événement, qui n’avait à mes yeux pas plus à voir avec la gastronomie qu’un certain art contemporain n’a de rapport avec une démarche artistique digne de ce nom, j’évoquerai quelques cuisiniers amis, piémontais des vallées alpines, qui ne se prennent ni pour des chefs, ni pour des stars, mais dont la cuisine fait naître des étoiles dans les yeux de ceux qui la dégustent…


Il y a deux trois étoiles Michelin en Italie. J’ai été invité dans l’un des deux par un ami, dont il suffira de dire que c’est un homme absolument merveilleux, pour qui j’ai une véritable affection.
Ce que j’ai retenu du repas extra-ordinaire qui nous a été servi, c’est que la revendication affichée de la primauté de la qualité sur la quantité n’est ici qu’un leurre. Sortie par la porte, la quantité revient au triple galop par la fenêtre…
Omniprésente : dans la recherche permanente et excessive, carrément obsessionnelle, de l’originalité, dans le nombre démentiel de mini micro plats qui se succèdent de l’apéritif au café, enfin dans la quantité d’ingrédients entassés dans la « spécialité maison », la salade 21-31-41-51, ainsi nommée en raison du nombre de plantes plus ou moins comestibles qu’elle renferme en fonction de la saison.
Nous eûmes la chance inouïe et l’insigne honneur d’hériter de la 51, salade de tous les records, et aveu parfaitement clair de la cannibalisation du qualitatif par le quantitatif. Plus il y en a, mieux c’est, nous assénait le démiurge étoilé, dans une débauche de raffinement qui est le comble de la vulgarité, puisqu’elle substitue l’ostentation à l’épure.
Notre star ne faisait ici que suivre son époque, laquelle, en tous domaines, prend la sophistication pour du raffinement, confusion qui empoisonne actuellement l’ensemble de ce qui n’est déjà plus qu’une caricature de civilisation, portée par des nouveaux riches dont la seule devise et l’unique motivation peut se résumer en deux mots : Toujours plus.
On rougit d’avoir à rappeler que le vrai raffinement naît de la simplicité.
Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, le nombre extravagant des plats rivalisait avec leur extravagante parcimonie. Au menu, cuisine menue ! Le prix du gramme ici rivalise avec celui de l’or…
Car l’ambition mégalomaniaque du maître de ces lieux, et son goût tous azimuts des grandes quantités, étaient amplement confirmés par le prix stratosphérique de ce festin de Balthazar, avec trois menus, à 150, 170 et 200 euros, le vin en sus, ça va de soi.

Au cours de ce repas ahurissant de prétention, nous avons été invités à déguster au bas mot deux cents saveurs différentes, toutes présentées en si petite quantité que non seulement il était impossible de les apprécier pleinement, mais que leur succession endiablée les faisait immédiatement disparaître d’une mémoire gustative déboussolée par ce kaléidoscope d’une fatigante virtuosité. Le chef réussit ce rare paradoxe d’en donner trop peu parce qu’il n’y a pas assez dans chacun des minuscules plats qu’on vous apporte à picorer pour réellement apprécier et savourer les goûts, et trop parce qu’il y a beaucoup trop de saveurs et de parfums différents pour ne pas se retrouver à la fin perdu dans ce labyrinthe culinaire. S’il est un domaine où la préciosité est déplacée, c’est bien en cuisine.
Sans aller jusqu’à l’austérité, réellement raffinée, elle, de la « cuisine paléolithique » de Delteil, un repas digne de ce nom se suffit de dix ou douze saveurs portées à leur comble, et dont on prend le temps de jouir, parce qu’on n’est pas là pour (s’) en mettre plein la vue, ni pour s’en mettre jusque là, mais pour partager le bonheur du goût des aliments exalté par une préparation qui le révèle dans toute sa plénitude.
Le déluge de « sensations » auxquels nous avons été soumis m’a d’autant moins convaincu que l’originalité revendiquée n’était pas au rendez-vous : rien de réellement inoubliable dans cet interminable carrousel, même si tout était bon et parfaitement digeste, ce qui, à l’âge de la délirante cuisine moléculaire, n’est certes pas un mince mérite.

La créativité du chef porte en fait surtout sur la présentation et la décoration, qui se veulent artistiques – à tort, la joliesse ne pouvant tenir lieu de beauté, ni l’inventivité de création. Face à ce déploiement de séduction décorative, le décor proprement dit est en revanche d’un minimalisme où la sobriété s’affiche jusqu’au plus orgueilleux dénuement : pas un tableau sur les murs, aussi nus qu’uniformément gris. C’est que rien ne doit venir distraire l’attention du chatoyant bouquet de couleurs comestibles offert à nos yeux extasiés, rien ne doit concurrencer le génial épanouissement de l’art du maître…
Passionnant témoignage du goût actuel pour la fête universelle obligatoire, à la fois poussive et frénétique, qui nous tient désormais lieu de joie de vivre, cette dînette hypertrophiée m’est apparue comme un de ces feux d’artifice dont s’éblouissent les époques décadentes pour noyer leur épuisement et leur agonie sous un flot de sensations exacerbées.
Ça m’a laissé un drôle de goût dans la bouche, comme chaque fois que « trop » remplace « très », par exemple dans le langage en vigueur chez les adolescents de tout âge.

À vrai dire, cette façon de présenter un repas, qui se voudrait une célébration, n’est au fond qu’un show, certes très au point, mais qui singe grossièrement des rituels autrement signifiants. Cet homme-là est sûrement un chef ; pas forcément un cuisinier, encore moins un hôte.
Je me disais il y a quelque temps, avant de le vérifier ce soir-là, que l’un des signes les plus sûrs de la décadence d’une civilisation, c’est le moment où les cuisiniers commencent à se prendre pour des artistes. Que leur revendication soit sincère ou qu’elle relève d’un astucieux marketing ne change rien au fait que, dès qu’ils revendiquent ce statut, ils cessent d’être dans le faire et tombent dans le paraître.
L’étiquette dès lors est plus importante que le produit, et le discours, ce grand maquilleur, est appelé à la rescousse : chaque platounet apporté en grande pompe à notre table fut ainsi verbeusement présenté avec un luxe de détails ne nous laissant rien ignorer, non seulement de son identité, mais de son pedigree et de son exceptionnelle valeur artistique, le tout avec la componction gourmée d’un bedeau de paroisse vantant l’excellence de sa recette de pain bénit.
O combien exaspérante, l’obséquiosité presque méprisante des larbins récitant le pompeux panégyrique de chaque mini plat présenté avec cette solennité compassée qui est d’ordinaire l’apanage des employés des pompes funèbres !
Rituel caricatural d’un grotesque achevé, qui m’a rappelé ces « créations » d’art « contemporain » dans lesquelles l’œuvre, pardon, le geste, compte moins que le discours qui la promeut.

Tout cela nous renvoie en fin de compte au narcissisme échevelé qui est sans doute la principale caractéristique de notre queue de civilisation. Cette cuisine en effet s’affiche bien plus qu’elle ne se déguste. Ce que j’ai mangé ne m’a pas donné à croire que « l’artiste » cuisine par amour de l’art mais par amour de lui-même. Qu’il aime son jardin, je n’en doute pas, mais ce qui le motive réellement, c’est de se mettre en scène comme jardinier émérite.
Art, oui, mais du marketing ! Art tout court, sûrement pas, il y faudrait à la fois davantage d’humilité et un minimum de pudeur.
L’étalage de l’excès confine ici à l’obscénité. Spectacle, donc, et spectacle dégradant. Nous avons affaire, non à l’art culinaire, mais à la cuisine pornographique. Mon usage de l’adjectif pornographique vous fait tiquer ? Pornos en grec signifie courtisane, fille publique. Tout est à vendre aujourd’hui, tout est prostitué, et la cuisine du marché a fait place à la cuisine de marché.
Cet esthète chichiteux n’est au fond que le Rocco Siffredi de la gastronomie…

Je me disais en sortant de cette expérience « extrême » qu’il n’est pas étonnant que notre époque ait développé « l’art culinaire », art parfait pour elle, puisque l’œuvre d’art du cuisinier disparaît aussitôt, ce qui permet de la recréer, et donc de la revendre constamment, tout en spéculant au maximum sur elle en la variant à l’infini sans trop se fatiguer, favorisant de la sorte une montée optimale du cours de bourse artistico-culinaire du chef étoilé et de ses « créations ». L’œuvre unique en grande série, comment mieux booster la profitabilité, en fin de compte ? Le guide Michelin est ainsi devenu le guide de la spéculation gastronomique et du snobisme qui l’entoure, ce qui permet de porter l’art de marché à son comble de bêtise appliquée et de vulgarité raffinée, lui assurant par là même une rentabilité optimale.

Le lendemain soir, nous avons dîné dans le bistro que le même chef a installé au rez-de-chaussée. Le contraste était révélateur entre le grand restaurant de l’étage, où l’on monte comme pour aller au ciel, avec son ballet de serveurs aussi pesamment solennels que des croque-morts, et la petite trattoria contemporaine en bas, façon fast food, où la cuisine est très bonne sans être exceptionnelle ni chercher à l’être, et l’ambiance très sympathique, parce qu’elle ne cherche pas à l’être…
En bas, là où l’on vit au lieu de se regarder vivre, la serveuse n’est pas un larbin, mais une soubrette. Aucune obséquiosité, aucune prétention (c’est fou comme ces deux-là vont bien ensemble), elle a du répondant, de l’humour, est attentive et prévenante, de la façon la plus naturelle et donc la plus agréable.
Elle ne se plaisait pas en haut, ne s’y sentait pas bien et a demandé à servir en bas, avec les humains ordinaires. Vivante et gaie, elle était aux antipodes de la grand-messe à laquelle nous avions eu droit dans le Saint des Saints.

Où nous fut servie une cuisine qui ne cherche pas à vous combler, comme le faisait naïvement toute cuisinière honnête, mais s’efforce de vous en mettre plein la vue. Les cuistots de luxe actuels sont à la gastronomie ce que les précieuses ridicules (il n’est précieux que ridicule, soit dit en passant) étaient à la littérature.
Le grand art, pour la cuisine de marché, consiste à mettre en scène l’ego incroyablement surdéveloppé du maître queux, qui fait consciencieusement la roue devant son public charmé d’être admis au sein du temple où l’élite célèbre moyennant haute finance son goût si évidemment supérieur à celui d’un bas peuple tout juste bon à engraisser sa couenne roturière dans les chenils des fast foods.
C’est ainsi que voisinent une de ces usines à faire des obèses où l’on fabrique du Nutella et un trois étoiles Michelin où s’élabore la précieuse alchimie de la cuisine des nouveaux dieux de la Phynance…

Si j’ai pris le temps de tenter de dégonfler cette baudruche, c’est pour évoquer, par contraste, quelques amis piémontais, choisis dans la longue liste des merveilleux petits restaurants dont regorge le pays du Slow Food.
Celui qui n’a pas dégusté les antipasti et les gnocchi di patate de Massimo, le chef de la « Regina delle Alpi » à Pietraporzio, l’agneau et les ravioles de « l’Albergo della Pace » à Sambuco, le fantastique dîner tout champignons du « Fungo Reale » à Valloriate, la cuisine mi-bourgeoise mi-rustique offerte à Verzuolo par les filles de Gianbruno Chiarva dans ces lieux paradisiaques et si chaleureux que sont « Le Camelie » et « Le Bucanevi », celui-là ne sait pas que la cuisine piémontaise est une des meilleures du monde, en bonne partie parce qu’elle est une des plus naturelles. Chez ces hôtes-là, on n’est ni dans l’industrie de la malbouffe ni dans l’art culinaire de marché, mais dans un artisanat si authentique que ses pratiquants, trop modestes pour revendiquer une étiquette, pourraient à bon droit se définir artisans d’art. Ils exercent de plus, grosse cerise sur un gâteau déjà succulent, l’art de l’accueil, l’art piémontais de l’amitié, dont tant de gargotiers français actuels feraient bien de s’inspirer, tant ils ont perdu leur âme en cherchant à faire de l’argent à tout prix…
Chercher à décrire le charme assez magique de leur cuisine serait vain, pour ne pas dire grossier. C’est en la goûtant qu’on comprend que ces cuisiniers-là sont guidés par l’amour et non par l’intérêt, qu’ils sont au service de la cuisine et non l’inverse, et que leur client est beaucoup mieux qu’un roi : un ami potentiel.

Comment conclure sans évoquer à ce propos la mémoire de mon cher ami Alessandro Stanziani, « cuoco » hors pair, issu d’une incroyable lignée familiale de cuisiniers de Villa Santa Maria, bourgade des Abruzzes surnommée « La Patria dei Cuochi ».
Sandro, amateur d’art et grand collectionneur, était un authentique artiste de la cuisine, non par une recherche de l’originalité à tout prix, ni par un goût de l’extravagance ostentatoire, mais par son implacable exigence de justesse et de précision, son refus catégorique de tout compromis et sa capacité à rester fidèle à la tradition en y intégrant ce que la nouveauté pouvait lui apporter sans la dénaturer.
Si un grand cuisinier est celui qui est capable de sublimer les plats les plus simples et de rendre simples les plats les plus complexes, Sandro, mort l’été dernier, était le meilleur chef que j’aie connu.
C’est pourquoi je lui laisserai le dernier mot, que j’emprunte à son petit livre posthume, dont le titre « Open Table » dit tout de lui et de son mythique restaurant, « Al Colombo », Corte del Teatro, un des hauts lieux de Venise :

« Chef, ce ne sono tanti, ma cuochi siamo rimasti in pochi… »

Des chefs, il y en a tant,
mais des cuisiniers, nous ne sommes plus beaucoup… »

P.S. : Sandro a disparu, mais Al Colombo, comme il le souhaitait, lui survit sous la direction de son fils Domenico.

À propos des excès de la cuisine de marché, et de la vulgarité sophistiquée où elle barbote, voici un texte de l’excellent critique gastronomique de Marianne, Périco Légasse, qui me semble aller dans le même sens que le mien :


Les caresses de Gayet, Périco Légasse



ALLELUIA, IL A SAUVÉ LA PLANÈTE !

Il est des êtres dont l’ego est si comiquement et monstrueusement enflé qu’ils perdent tout sens de la réalité, et qu’aussi infâmes soient-ils, à les voir confondre majestueusement leur minuscule nombril avec le centre du monde, on finirait par les prendre en pitié. Ainsi de ce désolant bouffon qu’est DSK, proclamant avec son habituelle modestie au tribunal où son incontinence érotique l’a mené : « Disons que j’ai sauvé la planète d’une crise qui aurait pu être plus grave que celle de 1929 ». Entendre l’un des responsables de la catastrophe actuelle prétendre qu’il a sauvé la planète à lui tout seul avec ses petits bras musclés, lesdits bras m’en tombent…
Bien plus modeste et par là même plus lucide, autrement intelligent aussi, Orwell faisait dire, dès 1934, au héros de son premier roman, "Burmese Days" :
« Où croyez-vous donc que vont mener ces progrès de la civilisation moderne, comme vous dites ? Rien qu’à produire des gramophones et des chapeaux melon. Il m’arrive parfois de penser que dans deux cents ans d’ici, il ne restera plus rien de tout cela. – Du pied, il désigna l’horizon –. Les forêts, les villages, les monastères, les pagodes, tout aura disparu. Il n’y aura plus à leur place que des pavillons roses à cinquante mètres de distance l’un de l’autre. Tout le long de ces collines, à perte de vue, des pavillons et des pavillons, avec, partout, des gramophones en train de jouer le même air. Et toutes les forêts auront été rasées, transformées en pâte à papier pour les News of the World ou en aggloméré pour mallettes de gramophones. Mais les arbres se vengent, comme dit l’autre dans Le Canard sauvage. Vous avez lu Ibsen, bien sûr ? »

Pour en finir avec ce triste sire et ses comparses, voici d’abord un succulent texte d’André Suarès :


André Suarès, Machiavel à un sou, Vues sur Cervantès et Don Quichotte


Le lecteur pourra ensuite utilement confronter le témoignage public si digne et si courageux de Roberto Scarpinato à la prétention grotesque du pachyderme pornographico-financier et à son insondable lâcheté :