L’attentat particulièrement lâche dans lequel ont été assassinés ce matin de nombreux membres de la rédaction de Charlie Hebdo, abattus au nom d’un fanatisme religieux aussi stupide qu’ignoble, m’impose de mettre cette chronique en ligne plus tôt que prévu.
Il est clair depuis des années qu’en tous domaines l’espèce humaine s’est engagée à la légère sur une mauvaise pente. Nous arrivons à un tournant, cet attentat en est un signe parmi tant d’autres. Notre monde s’effondre, sombre dans un chaos que notre avidité, notre présomption et notre inconscience ont rendu inévitable. En tous domaines, règne désormais la barbarie. Incrustés dans le court terme comme la moule à son rocher, nous sommes désormais cernés par le désastre qui de toute part enfle, et nous condamne à disparaître ou à nous lever enfin pour créer un nouveau monde à partir des valeurs humanistes que par paresse, par goût du confort et par lâcheté nous avons abandonnées. Nous les avons proclamées obsolètes, c’est notre prétendue civilisation qui l’est. Nous avons oublié que vivre en autruches n’est pas vivre, et qu’on n’échappe à un danger en niant sa réalité.
Le temps des braves gens s’achève. À nous de faire en sorte que naisse une humanité qui cesse d’être téméraire pour redécouvrir le courage. Le vrai, celui de Cabu, Charb, Maris et de toute l’équipe de Charlie, le courage d’être à contre-courant, le courage de dire ce qu’on pense et de faire ce qu’on dit. Le courage aussi de savoir rire de tout – et de nous-mêmes…
Devant le tsunami qui monte, si nous ne voulons pas être noyés comme les rats que nous sommes devenus, nous allons devoir réapprendre à nous mouiller.

Les braves gens ne se mouillent pas…
Les braves gens ne se mouillent pas…


Voici donc ce que j’avais initialement prévu de publier :
Parmi d’autres faits, la mort de Rémi Fraisse et la quasi absence de réactions qu’elle a suscitées m’amènent à publier un texte écrit en 2010, « Les braves gens ».
Je le fais précéder de liens vers une lettre ouverte concernant cet acte criminel, vers une intervention d’Étienne Chouard établissant le diagnostic du désastre actuel, et vers une autre où il propose un remède que politiciens de profession et apprentis staliniens ont bien du mal à envisager d’avaler, mais qui me paraît la seule médecine possible au vu de l’état de notre moribonde démocratie.



À tous les « hommes de gauche » de l’actuel gouvernement du peuple par les riches et pour les riches, je dédie ce texte, qui ne leur apprendra rien, puisque c’est en encourageant par tous les moyens les citoyens à devenir toujours davantage de braves gens irresponsables et cocufiables à volonté qu’ils ont accédé au pouvoir et s’y maintiennent.

LES BRAVES GENS


Les braves gens sont de retour.
Quand les braves gens mettent le nez à la fenêtre, il y a de quoi s’inquiéter.
Si, si. D’ailleurs vous les connaissez, vous les fréquentez, il vous arrive même sans doute d’en faire partie, de ces braves gens qui s’abstiennent, qui s’occupent de leurs petites affaires, qui ne se mêlent surtout pas de ce qui ne les regarde pas. Les braves gens vivent leur vie, pas celle des autres.
Ils sont pleins de bonnes intentions, mais se retiennent de passer à l’acte, parce qu’ils savent que l’enfer en est pavé. Ils s’abstiennent de juger pour ne pas être eux-mêmes jugés. Quitte à parler, les braves gens préfèrent parler pour ne rien dire parce qu’ils détestent le stress, et c’est pour la même raison qu’ils veillent à ne pas être bien informés.
On est injuste avec les braves gens : ce n’est pas qu’ils n’aient pas le courage de dire ce qu’ils pensent, c’est tout bêtement que les braves gens s’abstiennent de penser.
Les braves gens ont toujours d’excellentes raisons de ne rien faire, rien dire, rien signer, rien vivre même, si possible. Ils savent faire la part des choses et tenir compte du contexte. Ils savent par expérience qu’il vaut mieux ne rien faire qu’agir inconsidérément. Ils ont, les braves gens, une extraordinaire spécialité culinaire : laisser pourrir les choses jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour faire quoi que ce soit. Quand ça commence à sentir mauvais, ils se bouchent le nez et regardent ailleurs. Si l’horreur leur tombe sous le nez, les braves gens ferment les yeux, et s’ils entendent encore les cris du monde, ils enfoncent un peu plus profondément leurs boules Quies dans leurs oreilles.
Il faut les comprendre : les braves gens ont besoin de se distraire des malheurs des autres.
Il n’y a jamais autant de braves gens que sous les dictatures les plus féroces. Sous ces régimes peu enclins à l’indulgence, un tas de gens découvrent tout à coup leur bravitude, et se proclament braves gens, si bien qu’on ne rencontre plus que de bons citoyens toujours prêts à fermer leur gueule, quitte à l’ouvrir de temps en temps pour dénoncer les brebis galeuses qui persisteraient dans le mauvais esprit.
Les braves gens ont confiance en la justice : ils sont bien placés pour savoir qu’ils n’ont jamais rien fait de mal. Ni de bien. Les braves gens n’ont jamais rien fait. C’est pourquoi il ne leur vient pas à l’idée de protester quand on les mène à l’abattoir. Ils sont sûrs qu’il y a erreur, et ne comprennent qu’après coup que le fait de n’avoir rien fait n’est pas une circonstance atténuante.
Les braves gens sont de vrais démocrates, ils se rallient toujours à la majorité. Ils savent bien que même quand elle a tort la majorité a toujours raison puisqu’elle est la majorité.
Les braves gens savent d’expérience que le meilleur moyen d’être bien dans sa peau consiste à tout faire pour la sauver.
Les braves gens sont modestes, pour survivre ils sont prêts à se contenter de faire semblant de vivre.
Car au bout du compte, les braves gens pensent que si la terre ne tourne pas rond, c’est que c’est comme ça qu’elle tourne rond. Leur devise, c’est : J’y peux rien.
Faut-il le dire ? « Les braves gens », c’est une expression typique des euphémismes où se complaît la langue de bois.
Les braves gens ont un autre nom, le vrai : les braves gens, ce sont les salauds.
Finalement, la seule chose qui manque aux braves gens pour être des gens bien, c’est d’être braves…
À y bien réfléchir, il y a quelque chose d’inhumain chez les braves gens.