Commençons par un remarquable petit didacticiel qui remet les choses au point en cinq minutes sur ce que c’est que la finance…
Vous pouvez vérifier en cliquant sur le lien ci-dessous que l’argent, ce n’est pas tout à fait ce que nous croyons !


QUI CRÉE L’ARGENT ?

Une place en or © Alain Sagaut 2014
Une place en or © Sagault 2014


LA MAUVAISE GRÈCE



Mes quelques lecteurs réguliers l’auront remarqué. J’interviens de moins en moins sur ce globe. Il est vrai que l’homme moyen est dépassé, et de loin, par le surhomme transhumaniste qui se profile à l’horizon du libéralisme mondialisé avec une insistance digne d’une pub pour déodorant radical ou gomina suractivée.
L’homme moyen n’arrive pas à marcher sur la tête, il a déjà du mal à rester sur ses pieds, et il perçoit de mieux en mieux toute l’insolente incongruité et l’insupportable présomption qu’il y a à tenter de demeurer à peu près normal dans un monde de frappadingues si déboussolés que l’usage du bon sens le plus élémentaire leur paraît désormais digne de la camisole de force et de l’électrochoc.

Parler de l’actualité se résume de plus en plus à comptabiliser les désastres provoqués par notre infernale stupidité. L’effondrement en cours d’une espèce humaine aveuglée par son hubris démentielle s’accélère chaque jour, décourageant d’autant plus le commentaire que d’une part cette implosion tous azimuts était prévisible et que d’autre part elle intervient encore plus vite que prévu tout en prenant des proportions qui nous dépassent désormais si complètement qu’il devient évident que le contrôle de notre destin nous a définitivement échappé.
Nous avons affaire à un déluge de catastrophes, à un irrésistible raz-de-marée de corruption, à un entassement inédit de crimes et d’actes contre nature qu’il ne sert plus à rien de dénoncer, tant ils font désormais partie du paysage de notre quotidien, au point d’en être devenus la norme, et tant leur amoncellement en rend impossible la complète appréhension. Quand, sabordé par son équipage, le bateau fait eau de toutes parts, écoper devient une plaisanterie de mauvais goût. Apprenons plutôt à nager, si tant est que ce soit possible dans ce cloaque…

J’ai donc décidé de ne plus parler que de choses positives et tiens, ça tombe bien, puisqu’il est arrivé quelque chose de formidable, pas plus tard qu’avant-hier. Enfin, proclame la Voix de nos Maîtres, l’Europe a fait quelque chose de beau, de fort, de grand, enfin l’Europe s’est montrée fidèle à sa vocation initiale, généreuse, impeccablement démocratique, et pleinement vouée à la recherche de l’intérêt général.
Grâce à l’Accord Historique si justement sanctifié par notre Président Normalisé, la Raison incarnée par l’infaillible Union Européenne est venue à bout de la folie de l’honteusement faillie nation hellène.

Quoi de plus raisonnable en effet que de s’attaquer à la racine de tous nos problèmes, la racine grecque ?
La globalisation tourne au désastre économico-financier, il est donc urgent de punir les grecs. Le dérèglement climatique prend des proportions inouïes, il est devenu incontrôlable, c’est la faute aux grecs. Le flicage universel généralisé, encore un coup des grecs, comme d’ailleurs le chômage, la pollution, les déchets nucléaires, Fukushima et le taux du Livret de Caisse d’Épargne !
Quantité de problèmes aussi graves qu’urgents exigent des réponses aussi immédiates qu’adaptées.
Ai-je besoin de dire que la première chose à faire, toutes affaires cessantes, est de régler leur compte aux grecs après leur avoir fait rendre des comptes ?
La crise est grecque par définition. D’ailleurs le mot crise vient du grec…

Donc, les Grecs sont des parasites. Détruisons-les, c’est le sort que la Raison, cette exigeante déesse, réserve aux parasites. Ruinons-les, ils ont le tort de l’être déjà, piétinons-les, ils ont le tort d’être à terre. Ne l’oublions pas, les Juifs étaient des parasites, il était donc juste et rationnel, mieux, indispensable et vital, pour le salut de la nation allemande, que dis-je, de la « race » aryenne tout entière, de les détruire rationnellement, comme on éradique les « nuisibles », je veux dire ceux qui nous dérangent.
Ces Grecs, non seulement ils nous coûtent cher, mais ils font, par leur incurie, leur frivolité, leur illogique et incongrue joie de vivre, obstacle au règne de la Raison. Irrationnels, les Grecs sont ipso facto irrécupérables. Comment faire confiance à un peuple que ne gouverne pas la Raison ? Autant faire confiance à la Nature !

Au vu de sa fixation obsessionnelle sur 2% du PIB de la zone euro, il me semble que la très étrange Europe actuelle mérite que l’on se penche sur son cas, et notamment sur sa façon de traiter sa mauvaise Grèce. Férus de mythologie grecque, les gouvernants européens, avec l’à-propos et le sens de l’humour qu’on leur connaît, ont depuis quelques trop longues années repris avec un brio ébouriffant et un enthousiasme communicatif le rôle ô combien jouissif de Cronos, le dieu qui dévore ses enfants. Leur bel appétit ne semble plus connaître de bornes, et comme ils en arrivent au dessert, il peut paraître logique de s’interroger un peu sur le sens de leur boulimie avant que nous ayons fini d’en faire les frais. C’est une mince mais réelle consolation pour l’être humain moyen de savoir avant d’être complètement digéré à quelle sauce nous sommes tous en train d’être mangés par les gastronomes de la cuisine oligarchique.

On sait à quel point nos chers, très chers amis allemands, dont nous sommes plus que jamais les hôtes de mark, ont toujours aimé la Grèce. Avec la subtile bienveillance et le fraternel dévouement dont ils nous ont donné tant d’exemples frappants depuis 150 ans, ils ont plusieurs fois tenté de corriger ce peuple déviant en l’envahissant de différentes façons. Carotte ou bâton, Fallschirmjäger ou touristes, peine perdue : le Grec est incorrigible.

Conclusion imparablement logique : pas de place pour l’irrationnel dans une Europe rationnelle, consciente d’avoir sa juste place dans le monde de l’Argent Roi, des marchés qui se régulent tout seuls dans la joie et la bonne humeur, ce monde des riches dignes de l’être puisqu’ils le sont, et de l’être aux dépens des pauvres qui méritent leur sort puisqu’il ne tient qu’à eux d’en sortir en devenant riches, question de travail comme chacun sait : Arbeit macht frei.
À la religion de la Raison comme à toutes les autres, il faut des sacrifices : non conforme, hors norme, déraisonnable, la Grèce, cette tache sur la carte de l’Europe, doit être effacée, et tant pis si les Grecs meurent avec elle : chacun des dieux de la nouvelle Gross Europa, le Dieu Marché, la Déesse Raison, reconnaîtra les siens.

Il est donc bel et bien historique, cet accord, car il est génial : d’un seul coup de pied dans la fourmilière il parachève près de soixante ans d’histoire de la « construction » européenne en faisant disparaître la ringarde utopie d’une Europe démocratique au profit, c’est bien le mot, d’une Europe soumise à l’oligarchie politico-financière globalisée, à laquelle, qu’on se le dise, cons se le disent, il n’est pas d’alternative. Seuls les bons élèves seront admis au club, les feignants et les pas doués, les « untermenschen » seront remis à leur place, qu’ils n’auraient jamais dû quitter : à la cuisine, au lit, repos et repas du guerrier. L’avenir de la Grèce ? Des ilotes et des îles, un rêve d’Übermensch…

Je voudrais voir la tête des pères fondateurs devant le spectacle des gouvernants des « démocraties » européennes réunis pour fonder par le sacrifice d’un commode bouc émissaire l’illégitime avénement de ce que je me suis efforcé de définir dans un article publié le 4 septembre 2013 sur ce blog et intitulé « Ce que libéral-nazisme veut dire… selon moi ! ».
Grâce à ce triomphe de la Raison, nos maîtres peuvent ôter le faux-nez de l’Union européenne, sous lequel ils s’avançaient, tant qu’il n’était pas nécessaire d’employer la manière forte. Nous pouvons enfin nommer leur véritable idéologie, ce « libéral-nazisme », produit pervers d’une « rationalité » dévoyée, devenue folle à force de s’auto-célébrer.
Au fond, ce que veut l’actuelle Union européenne, c’est durer. Il lui faut, comme à d’autres, un « Reich de mille ans ». D’où doivent donc être exclus les indignes, les pêcheurs impénitents qui en ruineraient la cohérence et le souilleraient par la gangrène d’une mixité répugnante : on est tout de même mieux entre élus, experts et « sachants », entre gens raisonnables.

Tiens, justement, essayons d’être raisonnables. Bien sûr que les grecs ne sont pas parfaits, bien sûr qu’ils ont commis des erreurs, des fautes. Mais à ce compte, si nous punissons les grecs pour leur légèreté, qu’aurions-nous dû faire en 1945 aux allemands, qui avaient tout de même eu la main un peu plus lourde ?
Aux pharisiens bouffis de bonne conscience de l’Europe nouvelle, un certain Jésus aurait sans doute dit :
« Que celui d’entre vous qui n’a jamais pêché leur jette la première pierre… »


EMMANUEL TODD SUR LA CRISE DE L’EUROPE


Ce qui rend si intéressant Emmanuel Todd, c’est qu’il propose un éclairage à contre-courant, si j’ose dire, autrement dit qu’il prend un malin plaisir à bousculer idées reçues, consensus mous et unanimités factices. Il n’a pas forcément toujours raison, mais il nous force à nous interroger, et ses analyses mettent très souvent le doigt là où ça fera mal, si bien que si on l’avait écouté un peu davantage par le passé, certaines erreurs gravissime auraient pu être évitées…
Je présente donc ici sa dernière intervention rapportée par William Bourton, du journal belge Le Soir, 10/07/2015.

Pour Emmanuel Todd, l’Europe est en train de se scissionner par le milieu : nord contre sud


Si son intransigeance insupporte une partie des opinions publiques européennes, Alexis Tsipras s’est gagné en retour la sympathie de nombreux supporters par-delà ses frontières nationales. Par empathie pour le petit peuple grec, qui ploie sous des mesures d’austérité jugées scélérates ? Sans doute. Mais n’incarnerait-il pas, aux yeux de ceux qui l’admirent, quelque chose de plus vaste, qui ressemblerait au combat d’un David, fort de son histoire et de sa culture, face au géant froid de Bruxelles, convaincu que la Raison est la faculté de l’unité ?

Nous avons questionné l’historien, démographe et anthropologue français Emmanuel Todd, auteur, notamment, de L’Invention de l’Europe (Seuil) : essai dont il espérait « qu’il permettra à certains européistes de sonder l’épaisseur anthropologique des nations ».

« Comment analysez-vous le psychodrame grec ?

Ce qui me frappe, c’est que l’Europe à laquelle on a affaire n’est plus celle d’avant : c’est une Europe contrôlée par l’Allemagne et par ses satellites baltes, polonais, etc. L’Europe est devenue un système hiérarchique, autoritaire, « austéritaire », sous direction allemande. Tsipras est probablement en train de polariser cette Europe du nord contre l’Europe du sud. L’affrontement, il est entre Tsipras et Schäuble (le ministre allemand des Finances, NDLR). L’Europe est en train de se scissionner par le milieu. Au-delà de ce que disent les gouvernements, je suis prêt à parier que les Italiens, les Espagnols, les Portugais… mais aussi les Anglais ont une immense sympathie pour Tsipras.

Un clivage nord-sud plutôt que gauche-droite ?

Observez l’attitude des sociodémocrates allemands : ils sont particulièrement durs envers les Grecs. Tout le discours des socialistes français, jusqu’à très récemment, consistait à dire : « On va faire une autre Europe, une Europe de gauche. Et grâce à nos excellents rapports avec la social-démocratie allemande, il va se passer autre chose »… Je leur répondais : « Non, ça va être pire avec eux ! » Les sociodémocrates sont implantés dans les zones protestantes en Allemagne. Ils sont encore plus au nord, encore plus opposés aux « cathos rigolards » du sud… Ce qui ressort, ce n’est donc pas du tout une opposition gauche-droite, c’est une opposition culturelle aussi ancienne que l’Europe. Je suis sûr que si le fantôme de Fernand Braudel (grand historien français : 1902-1985) ressortait de la tombe, il dirait que nous voyons de nouveau apparaître les limites de l’Empire romain. Les pays vraiment influencés par l’universalisme romain sont instinctivement du côté d’une Europe raisonnable, c’est-à-dire d’une Europe dont la sensibilité n’est pas autoritaire et masochiste, qui a compris que les plans d’austérité sont autodestructeurs, suicidaires. Et puis en face, il y a une Europe plutôt centrée sur le monde luthérien – commun aux deux tiers de l’Allemagne, à deux pays baltes sur trois, aux pays scandinaves – en y rajoutant le satellite polonais – la Pologne est catholique mais n’a jamais appartenu à l’empire romain. C’est donc quelque chose d’extraordinairement profond qui ressort.

On n’entend guère la France dans ce débat nord-sud…

C’est la vraie question : est-ce que la France va bouger ? La France est double. Il y a la vieille France maurrassienne reconvertie en France socialiste, décentralisatrice, européiste et germanophile, qui bloque le système. Mais il est clair que les deux tiers de la France profonde sont du côté de l’Europe du sud. Quelque part, le système politique français – qui n’en finit pas de produire ces présidents ridicules, où l’asthénique succède à l’hystérique – ne joue pas son rôle. Le système est bloqué. Jusqu’à présent, la France jouait le rôle du bon flic quand l’Allemagne faisait le mauvais… Pour Hollande, c’est la minute de vérité. S’il laisse tomber les Grecs, il part dans l’Histoire du côté des socialistes qui ont voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Si les Grecs sont massacrés d’une façon ou d’une autre avec la complicité et la collaboration de la France, alors on saura que c’est la France de Pétain qui est au pouvoir.

Un Grexit précipiterait-il la fin de l’euro, que vous prophétisez depuis longtemps ?

A terme, la sortie de la Grèce amènerait de manière quasi certaine la dissolution de l’ensemble. Il est vraisemblable que l’Allemagne constituera une zone monétaire avec ses satellites autrichiens, scandinave, baltes, avec l’appui de la Pologne – qui n’est pas dans la zone euro. De l’autre côté, on pourrait assister à un retour d’un partenariat franco-britannique pour équilibrer le système.

Ce qu’on a vu depuis 2011, c’est l’incroyable obstination des élites européennes – et notamment des élites françaises néovichystes (laissez « néovichystes » !) : mélange de catholiques zombies, de banquiers et de hauts fonctionnaires méprisants – à faire durer ce système qui ne marche pas. L’euro est le trou noir de l’économie mondiale. L’Europe s’est obstinée dans une attitude d’échec économique incroyable qui évoque en fait un élément de folie. On est dans l’irrationnel et la folie : une sorte d’excès de rationalité qui produit un irrationnel collectif. D’un côté, ça peut encore durer très longtemps. Mais d’un autre côté, ce que j’ai senti, et pas seulement chez les Allemands et chez les Grecs, c’est le début d’un vertige, d’une attirance par la crise. Personne n’ose dire que ça ne marche pas, personne n’ose prendre la responsabilité d’un échec – car c’est un échec ahurissant, l’histoire de l’euro ! – mais on sent aussi chez les acteurs une sorte de besoin d’en finir. Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin. Dans ce cas, la Grèce serait le détonateur. Les gens sont au bord d’une prise de conscience du tragique réel de la situation. Le tragique réel de la situation, c’est que l’Europe est un continent qui, au XXe siècle, de façon cyclique, se suicide sous direction allemande. Il y a d’abord eu la guerre de 14, puis la deuxième guerre mondiale. Là, le continent est beaucoup plus riche, beaucoup plus paisible, démilitarisé, âgé, arthritique. Dans ce contexte ralenti, comme au ralenti, on est en train sans doute d’assister à la troisième autodestruction de l’Europe, et de nouveau sous direction allemande.

Et quid de la Grèce ?

Est-ce que ça prendra 5 ans ? est-ce que ça prendra 10 ans ? – mais la Grèce va commencer à se sentir mieux à l’extérieur de la zone euro. Les Grecs sont des gens remarquablement intelligents et adaptables, et qui auront de plus le soutien du patriotisme comme facteur de redressement. Et c’est à ce moment-là que la situation deviendra insupportable sur l’euro. Laisser sortir la Grèce, c’est prendre le risque d’administrer la preuve qu’on est mieux à l’extérieur de la zone que dedans.

Quand on est dans l’Europe folle, on a l’impression que les forces anti-grecques sont majoritaires de façon écrasante. Mais quand on lit la presse internationale, on se rend compte que les Grecs ont tout le monde avec eux ! Lisez simplement la presse américaine : elle considère que les gens de Bruxelles, de Strasbourg et de Berlin sont complètement fous ! Il y a énormément de gens qui auront intérêt à retaper la Grèce, à commencer par les Américains, qui ne peuvent pas permettre que ce pays parte en lambeaux, compte tenu de sa position stratégique. Plein de gens vont aider la Grèce, c’est ça le problème… »


Une place en or © Alain Sagaut 2014
Une place en or © Sagault 2014




De nos technocrates pantouflards faire des esclaves, pourquoi pas ? Esclaves, ils le sont déjà : du fric, du pouvoir, des idées préconçues, de leur conscience totalement manipulée par leur subconscient…

« LA DÉMOCRATIE CONTRE LES EXPERTS »
Paulin Ismard



« Imaginons un instant que le dirigeant de la Banque centrale européenne, le directeur des CRS comme celui des Archives nationales, les inspecteurs du Trésor public tout comme les greffiers des tribunaux soient des esclaves… Transportons nous, en somme, au sein d’une République dans laquelle certains des plus grands “ serviteurs ” de l’Etat seraient des esclaves. » C’est par cette hypothèse assez déroutante que Paul Ismard conclut le livre éblouissant qu’il vient de consacrer aux esclaves publics (appelés dêmosioi) dans la Grèce ancienne. Le fait de s’entourer d’esclaves ou d’individus de rang subalterne pour gérer les affaires de l’Etat n’est pas un trait particulier aux cités grecques. Dans l’empire ottoman, les Mamelouks, qui ont fini par constituer une aristocratie militaire (par exemple en Egypte), étaient, à l’origine, des esclaves convertis à l’islam dont les sultans avaient fait leur garde rapprochée. C’est un trait classique des régimes despotiques de confier du pouvoir à des étrangers ou à des individus sans légitimité qui doivent tout au souverain pour écarter les parents ou les nationaux qui pourraient devenir des rivaux.

Dans le cas des cités grecques antiques, il ne s’agit pas de tenir loin du pouvoir ceux qui auraient le droit de l’exercer mais au contraire de leur réserver la plénitude de la souveraineté politique. La démocratie est une invention des Grecs. Mais la conception qu’ils en avaient est très différente de la nôtre. Ils refusent le système représentatif. Tous les citoyens peuvent venir débattre à l’Assemblée, voter les lois et les grandes décisions politiques. Tous peuvent être tirés au sort pour exercer une magistrature, toujours de courte durée. Mais nul ne peut parler ou décider pour un autre qui lui aurait délégué son pouvoir. L’attachement à la démocratie directe, que manifestent en particulier les institutions athéniennes, était critiqué dès le Ve siècle avant J.-C. par le courant aristocratique, surreprésenté chez les auteurs de l’époque dont les œuvres nous sont parvenues. C’est pourquoi nos historiens, surtout quand ils avaient le cœur à droite, se sont empressés de juger le système inapplicable et condamné à mort dès l’époque de Périclès. Ce qui est faux. La démocratie fonctionnait encore normalement dans les cités grecques du IVe siècle. Paulin Ismard ne prétend pas nous expliquer ici pourquoi un régime qui paraîtrait aujourd’hui impraticable a pu se maintenir durant plusieurs siècles. Il veut mettre en lumière sa logique profonde. Cette logique explique peut-être sa longévité.

La démocratie grecque manifeste une conception exigeante de la souveraineté populaire. La politique, affirme Paul Valéry, est l’art d’empêcher les gens de s’occuper de ce qui les regarde. Elle peut consister aussi à les obliger à s’occuper de ce qui ne les regarde pas. Pour éviter ce double détournement de la démocratie, les Grecs exigeaient que le citoyen prenne part directement aux débats et aux décisions qui engageaient la volonté politique de la cité, sans possibilité de déléguer sa voix. Ils séparaient nettement ce qui concernait le vote des lois et les décisions politiques sur lesquels chaque citoyen devait pouvoir se prononcer personnellement des questions relevant de l’administration des affaires publiques qu’ils confiaient à des fonctionnaires de la cité. Pour que les tâches de gestion ne puissent absorber les tâches de décision et que les fonctionnaires ne finissent par décider eux-mêmes ce qu’ils allaient devoir gérer, les Grecs les choisissaient parmi ceux qui ne participaient pas aux décisions de la cité ; c’est-à-dire parmi les esclaves.

Pour être capables de surveiller la frappe de la monnaie, de faire rentrer l’impôt, d’organiser les séances des tribunaux ou de conserver les archives de la cité, on ne prenait pas le premier esclave venu, acheté à Délos ou ailleurs. On sélectionnait les plus capables et on les formait à leur mission. Comme il s’agissait de responsabilités importantes, exigeant une formation de haut niveau, ces esclaves étaient rétribués en conséquence par un train de vie enviable. Mais ils restaient des esclaves que l’on pouvait démettre en cas de faute, battre ou même exécuter. Ils ne pouvaient donc, en aucun cas, décider la politique de la cité.

Rétablir l’esclavage chez les énarques ne serait certainement pas la meilleure solution pour restaurer une véritable démocratie en France. Mais on pourrait, au moins, les affecter à nouveau à leur tâche initiale : la haute fonction publique pour laquelle l’ENA avait été créée, à la Libération, par Maurice Thorez, ministre du général de Gaulle. Ce ne serait en rien rabaisser leur rôle ni leur infliger une punition. La reconstruction du pays et la mise sur les rails des Trente glorieuses, dans les années 1950, ont été l’œuvre, pour une bonne part, de “ grands commis de l’Etat ”, sortis de l’ENA, qui ont agi en administrateurs visionnaires du bien public. Il est vrai que les gouvernements de la IVe République étaient souvent renversés avant d’avoir pu entreprendre quoi que ce soit. Le pouvoir appartenait au Parlement qui faisait tomber les présidents du conseil pour un oui ou pour un non et surtout aux grandes directions des ministères qui assuraient la continuité de l’action politique.

Tout change avec la Ve République. Elle donne des pouvoirs considérables à l’exécutif et singulièrement au président de la République qui devient, à partir du moment où il est élu au suffrage universel, un monarque absolu pour sept ans. Le Parlement, marginalisé, se voit réduit à son pouvoir de censure. Les ministres, devenus plus durables, s’entourent d’une escouade de technocrates qui supplante les grandes directions des ministères. Suivant le pouvoir à la trace, les énarques sont passés des ministères aux cabinets. Recrutés comme experts, ils se politisent au contact d’une majorité installée pour durer. Ils deviennent députés et parfois ministres. Ainsi s’est opérée la confiscation du pouvoir politique par les hauts fonctionnaires en herbe. L’énarchisation de la vie politique, contre laquelle l’opinion murmure de plus en plus, confirme-t-elle les craintes des démocrates antiques de voir le peuple dépossédé de son pouvoir souverain ? A première vue non. Car si les énarques, ex membres des cabinets ministériels, se font élire à la députation, ils deviennent des élus du peuple comme les autres.

Les Grecs anciens auraient eu plusieurs objections à faire à cette version de la démocratie, fallacieuse à leurs yeux. D’abord parce que la fusion du pouvoir d’administrer et du pouvoir de décision, qu’ils redoutaient plus que tout, dépossède les citoyens de leur souveraineté au profit d’un groupe étroit d’experts. La confusion de la compétence technique et de la capacité politique finit par créer une indifférenciation des opinions et des projets politiques que renforce l‘endogamie du milieu. Le basculement politique qui a fini par arriver, pour la première fois, sous la Ve République, au bout de 23 ans, a créé un trouble passager. Mais une nouvelle écurie était déjà prête, chez les énarques, à rallier la gauche. L’alternance, devenue plus fréquente depuis l’arrivée de la gauche, n’oblige plus à de tels chambardements. La technocratie politique n’a plus de patrie. Les experts passent aisément d’un camp à l’autre.

Et plus que les hommes eux-mêmes, c’est l’uniformité de leurs projets, de leur discours, tous issus du même moule qui donne à l’opinion une impression d’immobilité désespérante. François Hollande avait eu pendant la campagne présidentielle quelques moments de vibration, donnant l’impression qu’il était capable d’échapper à la pensée unique. Mais il n’a pas fallu plus d’un an de négociations avec le Medef où son gouvernement, plus truffé d’énarques que jamais, retrouvait des dirigeants patronaux parlant le même dialecte, pour que le Président ne s’enferme à nouveau dans l’idéologie libérale dominante avec son pacte de compétivité et d’autres renoncements du même type. La trop grande fermeture de nos élites politiques et économiques, toutes issues du système très français des grandes écoles, est depuis longtemps, mais de plus en plus aujourd’hui, un obstacle à la démocratie. Maintenant que la majorité de nos élus, ministres ou conseillers sortent de l’ENA, ne serait-il pas plus simple de supprimer l’élection et de les recruter par concours. Ce serait reconnaître que la politique est une profession, non un mandat. J’avais posé la question à un notable du PS dont l’honnêteté et le passé trotskiste m’inspirent une réelle sympathie. Il m’avait répondu qu’il pensait que la politique ne pouvait être, hélas, qu’un métier.

Après tout, je ne demande pas à mon dentiste ni à mon plombier d’avoir été bien élu, mais d’avoir les compétences requises. Si les élections restent pourtant une procédure incontournable dans nos démocraties modernes où la politique tend, de plus en plus à se professionnaliser, c’est parce qu’il y a, dans le pouvoir électoral, l’usage d’un droit ouvert à tous les citoyens que ne remplacerait aucun jury de concours. Des hommes sont encore prêts aujourd’hui à donner leur vie, dans certains coins du globe, pour obtenir ce droit qu’on leur refuse. Les Grecs anciens étaient pourtant loin de sacraliser la démocratie électorale. Elire quelqu’un qui légiférera ou gouvernera en votre nom, c’était, pour eux, aliéner sa souveraineté de citoyen. C’est pourquoi ils réservaient cet exercice à des collèges, eux-mêmes tirés au sort, chargés de choisir les hommes appelés aux charges suprêmes. Le tirage au sort, utilisé en France depuis longtemps pour les jurys d’assises, fait son retour aujourd’hui comme procédure démocratique dans la pensée des politistes, mais aussi dans la pratique municipale. Elle permet de surmonter l‘antinomie entre démocratie et compétence au nom de laquelle on veut nous convaincre que la politique doit être un métier.

Les grecs anciens ne croyaient ni que l’intelligence soit la chose du monde la mieux répandue, ni qu’en additionnant plusieurs imbéciles on finirait par obtenir un esprit juste. Mais le bon sens politique, l’appréciation juste des enjeux pouvaient surgir, à leurs yeux, de la confrontation des points de vue plus sûrement que du soliloque d’un esprit supérieur. C’est cette confiance dans l’effet multiplicateur de la mise en débat sur l’intelligence des problèmes politiques qui donne à leur conception de la démocratie une actualité indémodable. Il faut remercier Paulin Ismard, excellent historien d’un passé pourtant lointain, de nous l’avoir rappelé.

Paulin Ismard, La démocratie contre les experts. Le Seuil, 270 p. 20 euros


INUTILES, LES GRANDS PROJETS, OU L’ÉTAT ?
Hélène Bras, 24 mars 2015



Le naufrage en cours des projets de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, du barrage de Sivens et du Center Parc de Roybon ne révèlent pas uniquement la vétusté de nos procédures d’enquête publique et l’isolement d’élus locaux une fois leur élection acquise ; il révèle aussi en creux, et c’est presque plus inquiétant, les manquements de l’Etat dans l’exercice de ses missions de contrôle.

Les raisons pour lesquelles ces projets, et d’autres encore, mettent des années à se faire (ou à ne pas se faire) ont en commun le fait que les contrôles juridiques et techniques, normalement exercés par les services de l’Etat, le sont de moins en moins. Comment expliquer autrement que l’Etat n’ait pas détecté, dès l’origine, les insuffisances de l’étude d’impact et les atteintes aux zones humides résultant du projet de barrage de Sivens que les services de l’Union européenne ont récemment inventoriées ? Et comment expliquer que l’Etat ait pu autoriser un village de vacances à Roybon sans avis de la Commission nationale du débat public alors que son coût prévisionnel exigeait automatiquement cette saisine, ce que le tribunal administratif de Grenoble a relevé sans détours ?

De tels errements, loin d’être des exceptions, révèlent un Etat qui peu à peu s’efface, s’excusant presque d’exercer ses missions de contrôle et y renonçant de plus en plus souvent dès lors que lui sont fournis des prétextes acceptables (emplois, recettes fiscales, etc.) lui permettant de fermer les yeux sur le contrôle de la légalité des décisions qui lui sont soumises, le tout agrémenté parfois de petits arrangements notabiliaires.

En l’absence d’un tel contrôle, pourtant consubstantiel à l’Etat de Droit, les citoyens perdent peu à peu la confiance légitime en un Etat qui renonce à exercer ses prérogatives. A cette carence s’ajoute le fait plus insidieux que, depuis 2012, les pouvoirs publics mettent tout en œuvre pour restreindre le droit d’agir en justice des citoyens qui voudraient contester les autorisations d’urbanisme ou d’aménagements commerciaux que l’administration ne contrôle plus que de manière lointaine.

Dès lors, si l’Etat veut regagner la confiance dans ses institutions et restaurer sa prééminence, il lui appartient d’utiliser à nouveau ses pouvoirs de contrôle et ses qualités d’expertise pour éviter de nouveaux fiascos et d’autres enlisements. A défaut, il sera bientôt inaudible et inutile, s’il ne l’est pas déjà.

Commentaire du 24/03/2015, 12:10 | PAR ZARGOS

" il révèle aussi en creux, et c’est presque plus inquiétant, les manquements de l’Etat dans l’exercice de ses missions de contrôle."

Et si l’état n’était qu’un leurre de démocratie au service de l’oligarchie libérale ou tous les dés sont pipés , nous pensons avoir le choix de voter pour qui nous voulons alors que tous les candidats sont prédéterminés .........

« Si l’état d’apathie, de dépolitisation, de privatisation actuel se perpétuait, nous assisterions certainement à des crises majeures. Referaient alors surface avec une acuité insoupçonnable aujourd’hui le problème de l’environnement, pour lequel rien n’est fait ; le problème de ce qu’on appelle le tiers monde, en fait les trois quarts de l’humanité ; le problème de la décomposition des sociétés riches elles-mêmes. Car le retrait des peuples de la sphère politique, la disparition du conflit politique et social permet à l’oligarchie économique, politique et médiatique d’échapper à tout contrôle. Et cela produit d’ores et déjà des régimes d’irrationalité poussée à l’extrême et de corruption structurelle. »
Une société à la dérive, Cornelius Castoriadis

Qui élire ? Tract Commune de Paris 1871




Je vous propose en pièces jointes, pour faire bonne mesure, quelques bons articles permettant d’illustrer, très modestement tant ils sont nombreux, la variété et la complexité des problèmes que nous avons réussi à nous poser à nous-mêmes en e début de XXIe siècle…
Je vous recommande particulièrement L’INVENTION DE L’EUROPE, d’Emmanuel Tood et NÉO-CLÉRICALISME d’Alain Accardo.