TOUT POUR MA POMME ! Et en plus il nous tire la langue…



L‘ÉCLIPSE


Elle n‘a l‘air de rien quand elle pousse la porte de la librairie.
Elle est petite, un peu grise, plutôt mal coiffée, et tourne autour de la cinquantaine.
Elle nous regarde, le libraire et moi, on la regarde.
Rien de plus, rien de moins.
Elle a l‘air normale, elle se ressemble, la femme moyenne quoi. La cible.
Elle demande au libraire :
Vous avez pas des lunettes pour l‘éclipse ?
Non, faudrait voir à la papeterie, mais vous aurez du mal à en trouver, c‘est la razzia.
Parce qu‘il ne faut pas regarder le soleil en face, reprend-elle. Je veux la voir, l‘éclipse.
Je fais un gros effort d‘empathie, et je lui dis : Des lunettes, vous n‘en trouverez sans doute pas, mais vous pouvez vous débrouiller. Vous prenez un carton à chaussures, vous y percez un petit trou, très petit le trou, vous mettez un miroir…
C‘est des lunettes que je veux, coupe-t-elle.
Ça va être difficile, opine le libraire, désolé.
Elle réfléchit un instant, nous regarde, un regard froid et déterminé, et dit d‘une voix que la rage blanchit et saccade :
Si c‘est comme ça, j‘espère qu‘il fera mauvais demain et que personne ne la verra !
Et, tandis qu‘on se regarde, effarés, le libraire et moi, la petite femme qui n‘avait l‘air de rien nous tourne le dos et s‘éclipse.



En hommage aux victimes des attentats du vendredi 13 novembre 2015

ÉTAT D’URGENCE


C’est l’horreur. Oui. Une fois de plus. Aucun doute là-dessus.
Victimes, familles, impossible de ne pas compatir, de ne pas partager le deuil, de ne pas se révolter.
Pouvons-nous aussi, et le plus tôt possible, nous donner la peine de réfléchir, et j’insiste sur le mot « peine » et sur le verbe d’action « réfléchir » ?
Pouvons-nous nous respecter assez, et les victimes de cet ignoble massacre, pour ne pas céder à la dangereuse facilité de l’émotion rassurante et de la bonne conscience à laquelle nous invitent nos dirigeants quasi unanimes ?
Une chose est d’éprouver des émotions, une toute autre est de s’y abandonner.
Devenir le jouet de ses émotions et de ceux qui les manipulent est le plus sûr moyen de les rejoindre dans l’horreur.
Que réfléchit Daesh ? Que nous renvoie-t-il ? Que signifie-t-il ?
D’abord, est-ce la guerre ? Un reporter de guerre rappelait sobrement ce matin ce qu’est la guerre, la vraie. Il faut être un politicien sans scrupules ou n’avoir pas connu ce qu’est réellement la guerre pour nommer « guerre » des attentats suffisamment horribles en eux-mêmes pour n’avoir pas besoin d’être instrumentalisés façon Bush Junior.
Ensuite, je suis très gêné de nous voir nous draper dans notre vertu, tout simplement parce que nous ne sommes nullement vertueux. Et parce que Daesh, pas plus qu’Al Qaida, n’est né d’une génération spontanée.
Ce terrorisme-là est au moins en partie la conséquence de notre tolérance pour l’horreur quand elle nous rapporte. Je ne nous vois pas beaucoup nous indigner d’être capables, toute honte bue, de jouer les vierges effarouchées devant une violence que notre qualité de troisième marchands d’armes du monde contribue très efficacement non seulement à entretenir, mais à encourager et multiplier…
J’ai bien peur que ce qui dans ces attentats révolte le plus l’esprit « rationnel » occidental, ce soit le fait que les terroristes n’ont au fond rien à y gagner. Qu’ils soient prêts à tuer, pire, à mourir pour rien, quoi de plus affreux aux yeux du monde libéral globalisé ?
Ce qui nous terrifie le plus, c’est peut-être bien que ces actes soient gratuits. On dirait que nous trouvons tout normal qu’un laboratoire continue à vendre un médicament en ayant pleinement conscience qu’il va faire des victimes, ou que Volkswagen triche sur la pollution de ses moteurs, en sachant pertinemment que le diesel tue des hommes, des femmes et des enfants, et par milliers. Les mafias italiennes, les cartels sud-américains tuent bien davantage, et de façon encore plus horrible, nous le savons tous. Mais nous savons aussi qu’ils ont de « bonnes raisons » de le faire. Ces infamies-là ne sont pas des actes gratuits. D’une certaine façon, notre civilisation trouve la guerre économique excusable jusque dans ses pires excès, puisque c’est pour faire de l’argent, et que ça nous rapporte. C’est du business, et le business, c’est sacré…
De même, nous avons de bonnes, d’excellentes raisons de soutenir des états salafistes qui nourrissent idéologiquement et financièrement le terrorisme depuis des décennies.
Alors que ces jeunes français massacreurs, ce sont des fous, puisqu’ils n’ont rien à y gagner.
C’est une folie, aucun doute ; mais tuer pour de l’argent, n’est-ce pas aussi une forme de folie ?
Se foutre totalement des conséquences de ce que l’on fait, est-ce vraiment conforme à « nos valeurs », ces valeurs dont nous nous gargarisons tout en agissant la plupart du temps sans en tenir le moindre compte ?
Au bout du compte, nous comprenons l’horreur si elle est rentable, nous l’acceptons, nos gouvernements l’encouragent et la chérissent, sinon dans les mots, du moins à travers leurs actes.
Ces petits-bourgeois cyniques, irresponsables et lâches que sont devenus nos politiciens n’ont que la guerre à la bouche. Nous sommes en effet en guerre. Contre nous-mêmes.
Le seul discours intelligent et humain (contrairement à ce que pensent des Hollande, des Valls ou des Sarkozy, Machiavels au petit pied, la vraie intelligence, c’est d’être humain) que j’entende depuis des mois vient, j’ai le regret de le dire, du pape François.
Car la vraie guerre actuelle, c’est celle que l’humanité mène contre elle-même, contre la nature et contre sa nature, la guerre que l’humanité mène contre l’humanisme. une guerre qu’elle est en train de gagner…
De cette guerre qui nous détruit, pourrions-nous enfin essayer de ne plus être complices ?
Malheureusement, tout indique qu’une fois encore nous ne voudrons pas comprendre. Pire, nous ne pouvons sans doute pas comprendre : nous avons perdu tout sens de la responsabilité, et sommes constamment en recherche de boucs émissaires, comme le prouve la judiciarisation progressive de notre société, signe non équivoque d’essentielle lâcheté.
À mon minuscule niveau, je tiens à dire que je me sens partiellement responsable de l’horreur du monde, et, même si c’est involontairement et inconsciemment, complice de notre suicide collectif.
Oui, il y a urgence. Urgence à cesser d’entretenir la guerre, urgence à refuser l’état d’urgence, à déclarer la guerre à la guerre ; à toutes les guerres, y compris la pire, la guerre économique.

Le texte que j’ai fini par décider de faire paraître ci-après a été écrit il y a deux mois. Il a été publié à la mi-octobre dans un journal d’artistes auquel j’ai eu longtemps l’honneur de collaborer, Le Brouillon. J’avais prévu de le publier sur ce blog samedi dernier.
Et puis il y a eu ces attentats.




10 septembre 2015

DAESH LAVE PLUS PROPRE


Impossible de ne pas rire, jaune, certes, mais à gorge déployée, c’est de circonstance, au spectacle de notre vertueuse indignation face à la barbarie de cet « État islamiste » qui nous doit largement sa venue au monde.
Je nous regarde réagir, et je suis mort de rire – en attendant mieux – devant l’insondable étendue de notre hypocrisie. Ces ignobles barbares ne font jamais qu’apporter leur pierre à l’immense édifice de la barbarie humaine, que la civilisation dont nous sommes si fiers a tant contribué à agrandir et embellir. Enfants et reflets de notre ignominie, les islamistes fignolent leur version personnelle de l’inhumanité sur le thème que nous leur avons obligeamment fourni après en avoir quasiment épuisé les pourtant innombrables variations.
Une version d’ailleurs assez peu originale, à y regarder de près, qui reprend des ornements tout à fait classiques et des procédés assez frustes, voire primitifs, faisant preuve, plutôt que d’imagination créatrice, d’un zèle aussi brouillon que répétitif. Cette ardeur de néophytes respectueux de la tradition ne soutient pas une seconde la comparaison avec les créations infiniment plus réfléchies et sophistiquées, modernes en un mot, dont notre admirable civilisation accidentale, pardon, occidentale, a su décorer ses guerres, pillages, massacres et autres génocides.
Après l’insurpassable apothéose de la Shoah, il fallait du sang neuf. Daesh prétend nous l’apporter en retournant nos armes conte nous, mais la copie n’est pas à la hauteur du modèle. Face à l’entropie croissante de notre globalisation démente et à notre surhumaine capacité de nuisance, l’État prétendu islamique barbote dans un artisanat archaïque, joue lamentablement petit bras : ils saccagent les ruines de Palmyre, nous détruisons la planète…
Les immondes salauds de Daesh pillent, violent, esclavagisent, égorgent, dynamitent le patrimoine de l’humanité. En somme, ils travaillent de concert avec nous à ravager la planète, massacrer notre environnement, exploiter sans pitié les faibles et instaurer définitivement la loi du plus fort et du plus dégueulasse.
Ils sont la cerise sur le gâteau de notre universelle saloperie ; le gros du boulot, c’est nous tous, les cons sommateurs à bonne conscience, les ignobles pharisiens des bons sentiments dégoulinants, qui le faisons quotidiennement, la tête plongée bien à fond dans le sable pour ne pas voir la réalité en face.
Regardons-nous un instant dans le miroir de Daesh, nous y verrons à cru notre sauvagerie, notre avidité, notre stupidité : Daesh existe aussi par nous, Daesh utilise nos armes, Daesh se nourrit de la vente des antiquités que les plus riches d’entre nous respectent si fort qu’ils les rachètent en douce, sans doute dans le but tout altruiste de les conserver à l’humanité…
Ce que nous donne à voir Daesh, et que nous ne voulons surtout pas voir, c’est que cette horreur démente est aussi le fruit de nos admirables efforts pour civiliser les peuples « primitifs », ces sauvages, en leur apportant, moyennant quelques menues contreparties, les bienfaits du « progrès » « scientifique » : lait concentré, armes, engrais, armes, produits « phytosanitaires », armes, mines d’uranium, de diamants, mines de toutes sortes, y compris les mines antipersonnel, aéroports, armes, safaris, armes, pétrole, pollution, armes, litanie sans fin !
Daesh est le fruit pourri d’une mondialisation pourrie dont à différents degrés nous sommes tous responsables, au moins par omission. Il ne s’agit pas de culpabiliser sur ce que nous avons fait ou faisons, mais de nous responsabiliser sur ce que nous pourrions et devrions faire, je ne dis pas à l’avenir, mais tout simplement pour avoir un avenir. Si dans le miroir de Daesh nous pouvions enfin apercevoir et comprendre notre réalité d’autruches sanguinaires et insatiables, l’abomination en cours aurait au moins servi à quelque chose…
Mais je n’y crois pas. Je me demande même si les élites oligarchiques qui nous rançonnent pour notre bien et nous tuent pour nous apprendre à vivre, merci vache folle et Mediator, ne sont pas quelque peu jalouses des succès médiatiques de « l’État » islamique et des admirables libertés qu’il s’autorise vis-à-vis des droits de l’homme. Être ouvertement ignoble et s’en vanter, voilà de quoi faire baver de convoitise nos politiciens, encore trop souvent prisonniers d’une langue de bois qui fleure la bonne éducation et la pudeur virginale, malgré les méritoires efforts des meilleurs d’entre eux pour, en un réjouissant coming-out, jeter le masque de la décence démocratique et afficher le mufle brutal de leur intégral cynisme.
Je ne serais pas étonné que nos dirigeants de tout poil envient l’enthousiasme et l’espèce de fraîcheur juvénile avec lesquels des islamistes analphabètes, contrairement à bon nombre de mauvais citoyens paresseux et riscophobes, sont volontaires pour participer à l’achèvement du boulot dégueulasse entrepris depuis plus de deux cents ans par la partie la plus rationnelle et la plus évoluée de l’humanité : faire de l’homme le centre du monde, le nombril de l’univers, en le coupant de la vie pour le rendre transhumain, c’est à dire définitivement inhumain.
Au bout du compte, n’en déplaise à notre bonne conscience toujours en quête de boucs émissaires pouvant la conforter, Daesh n’est jamais qu’une des formes du suicide universel en cours, fruit de notre irrésistible mégalomanie.