Sein de neige © Sagault 2009

ACCORD
Il y a une chose que nos gouvernants font encore plus souvent que de signer à tout bout de champ des accords avec lesquels nul, y compris eux-mêmes, n’est d’accord, et que par voie de conséquence nul ne respectera : ce sont les fautes d’accord.
J’entendais ainsi l’autre jour le sémillant Christian Estrosi, ministre de son état, écorcher allègrement le français (pas les français, nous n’en sommes pas encore là) : « une situation des finances de l’état qui font que… »
Comment pourrions-nous respecter des politiques qui ne respectent aucun accord, pas même celui du verbe avec son sujet ?

ADMIRATION
M’étonne toujours l’étrange admiration de la plupart de mes congénères pour tout ce qui est malsain.

ADMIRATION
Je suis plein d’admiration pour le courage que montrent les êtres humains qui m’entourent. Dans la catastrophe, ils continuent à vivre comme si rien ne se passait, comme si tout était normal. Ils consomment, discutent, parlent gravement de croissance, de laïcité, discourent doctement de la civilisation judéo-chrétienne et des différences doctrinales et psychosociologiques entre ses diverses branches, ou évoquent avec une sorte d’envie l’irrésistible essor de la Chine et notre inéluctable décadence si nous autres français ne nous mettons pas enfin au travail.
Il en faut, du courage, pour parvenir à se voiler si complètement la face et continuer à brasser du vent tout en faisant semblant de croire que rien n’a changé et que tout va continuer à l’infini comme avant…

ADMIRATION
Je ne peux admirer que ceux qui sont capables de faire des choses dont je me sais incapable. Ça fait beaucoup de monde.

ADORATION
Il y a dans le fait d’adorer quelque chose ou quelqu’un une nuance d’inconditionnalité qui m’a toujours mis mal à l’aise. L’adoration me semble incompatible avec l’intelligence, parce qu’en communiant avec son objet elle perd toute distance. Sans recul, pas d’esprit critique, et sans esprit critique, pas de jugement, donc pas de choix possible. L’adoration est un voyage sans retour, d’où la violence des adorateurs déçus.
D’un autre côté, l’adoration, si elle ne perd pas la tête, a l’immense mérite d’impliquer le corps tout entier, de mobiliser tout l’être, et de permettre une forme de fusion qui transcende l’observation en parvenant à la contemplation. Si elle ne se dissout pas dans son objet, l’adoration devient compréhension. Elle reçoit alors autant qu’elle donne.
L’adoration ne peut être à sens unique, la vraie adoration exige l’échange.
C’est en quoi Hugo a tort quand il dit : « J’admire tout comme une brute », donnant par là la mesure de son singulier génie – en creux comme en plein, en ouverture d’esprit comme en opportunisme.

ADULTE
On reconnaît un véritable adulte à ce qu’il a compris qu’il ne sera jamais qu’un enfant. Et agit en conséquence…
Je n’en ai connu que très peu, et n’ai toujours pas l’impression d’en voir un dans mon miroir.

AIMER
On aime comme on peut. Mais on aime. On aime toujours, même quand on croit haïr.
Voir HAINE

AIMER
J’essaye de ne pas tenter de séduire les gens que j’ai envie d’aimer. Pas par jansénisme, par calcul. La séduction est un obstacle à l’amour.

AMBASSADEUR
Bernadette regarde « 66 minutes » sur M6. Je suis pendant cinq minutes le portrait du nouvel ambassadeur de France en Irak, superbe prototype de tête à claques, aussi inculte et vulgaire que son maître, vide et avide à l’image du pauvre type dont il est le clone. Ce qui me terrifie, c’est que ce rachitique amateur de pompes est aussi représentatif de la génération de zombies analphabètes et invertébrés engendrée par nos détestables trente glorieuses que son mentor. Et mérite donc pleinement d’être son ambassadeur…

AMBITION
Une de mes grandes ambitions d’indécrottable romantique : réconcilier le figuratif et l’abstrait. Rien que ça !

AQUARELLE
J’entends toujours dire que l’aquarelle, c’est très difficile.
Ce qui me semble très difficile avec l’aquarelle, c’est de faire de la peinture. La plupart des aquarellistes se contentent de faire de l’aquarelle. Quand on regarde ce qu’ils font, ce qui saute aux yeux, ce n’est pas la peinture, c’est l’aquarelle.
Avec l’aquarelle, Turner faisait de la peinture.
On peut faire le même reproche à beaucoup de peintres à l’huile : quand on regarde leurs tableaux, on nage dans l’huile. Pourtant la peinture à l’huile n’est pas destinée à la friture, ni à faire de la glace ou du pâté, mais à faire de la peinture.
Je veux dire qu’idéalement, quand on regarde un tableau, on ne devrait pas penser en premier lieu à la technique utilisée, mais voir de la peinture. Si on voit de l’eau ou de l’huile, c’est que la mayonnaise n’a pas vraiment pris, c’est que le tableau, davantage que l’œuvre d’un peintre, est celle d’un cuisinier, voire d’un gâte-sauce.

AQUARELLE
Mon choix de l’aquarelle est un choix écologique. Tout comme mon choix d’un sujet unique. Il va dans le sens d’un refus du toujours plus et du toujours nouveau. Je récuse l’idée que la transgression serait la seule démarche de création possible.

ART ?
Chez des amis, certains jouets et artefacts rapportés d’Inde me donnent à penser. L’art ne vient-il pas mieux quand on ne le cherche pas ? L’artisan rencontre l’art presque fortuitement, parce qu’il a créé avec amour, non parce qu’il a cherché à faire de l’art. Ce qui s’ajoute de gratuit à son travail efficace, là est l’art. Cerise sur le gâteau, qui tout à coup en change le goût, opérant la transmutation qui sépare le chef-d’œuvre du travail bien fait.
Est-ce assez dire que le plaisir a rendez-vous avec l’art ? Le plaisir épouse toujours la gratuité, et quoique, comme tout ce qui est gratuit, il coûte cher, il porte en lui-même sa récompense.
Rien n’égale le bonheur de créer. Mais alors, quid des enfants qui tissent des tapis douze heures par jour dans des ateliers sombres et insalubres dont ils sortent à peu près aveugles avant leurs vingt ans, comme c’était le cas au Maroc du temps que j’y vivais ?

ART CONTEMPORAIN
Je trouve étrange et pour tout dire contre nature la réunion des mots « art » et « contemporain ». Elle me semble révélatrice de la confusion permanente si caractéristique de notre époque de créateurs impuissants. Un art digne de ce nom n’est jamais seulement contemporain. L’art véritable d’une façon ou d’une autre touche à l’éternité.
« Art contemporain », voilà bien pour moi le plus vicieux des oxymores ! C’est être trop humble ou trop prétentieux – à côté de la plaque en tout cas. Une recherche de la perfection qui n’est pas, fût-ce inconsciemment, recherche de la transcendance, a toute chance de rester stérile. Si l’art ne divinise pas, il décore. C’est là déroger.
Voir SUPPLÉMENT (d’âme) et TARANTINO

AUTEURS
Ben Hecht haïssait les acteurs. Je hais les auteurs – en connaissance de cause, j’en suis un. Entendu, dans un petit salon du livre joyeusement ringard, deux auteurs partant déjeuner aux frais de la princesse, s’exclamer : « Aujourd’hui on repère, demain on vend ! »
Qui a dit que j’étais violent ? Je me suis contenté de ne pas manger avec eux.
Tout le monde publie désormais. C’est trop. Il n’est pas bon que les écrivants supplantent les écrivains, parce qu’il n’est pas vrai que tout le monde ait quelque chose à dire.

AVANCÉE
Grave confusion que celle qui fait prendre toute nouveauté pour une avancée. Entretenue, cette juteuse confusion, par le marketing, dont c’est un des procédés favoris.
Comment remplacer ce qui n’a pas besoin de l’être, et si possible par quelque chose d’identique, mais plus cher, sinon en matraquant sans cesse : Nouveau ! New ! Neu !
Proust était une avancée, le nouveau roman n’était qu’une nouveauté…

BAISE
Une vieille amie toujours charmante me raconte qu’il y a un quart de siècle, pendant le tournage d’un court métrage dont, excusez du peu, j’étais la star, elle a engrangé un souvenir de moi particulièrement frappant : un soir que nous couchions à quelques-uns dans une chambre commune, j’aurais, hilare et les jambes pendant du châlit, professé avec la foi du charbonnier : « Rien de tel qu’une bonne baise ! »
Je connais pire message à adresser au monde.
Mais je ne me croyais pas tant de bon sens.
Je devais être bourré.

BESOINS
Nos besoins essentiels sont finalement très peu nombreux et relativement faciles à satisfaire. Je suis toujours surpris quand j’entends des gens « raisonnables » s’écrier : « Je ne pourrais pas me passer d’Internet ! »
Ou de la télévision, ou d’une voiture, ou de l’électricité, ou de toute autre invention « indispensable ». Pour vivre, il nous faut de l’air, de l’eau, du feu, et un coin de terre. Tout le reste est divertissement, aurait ajouté Pascal. À juste titre.
Pour vivre nous n’avons besoin que de nous-même, et de quelques autres.

BON SENS
Le bon sens consiste d’abord à admettre que nous sommes bien là. En ce sens, il n’est pas interdit de préférer Churchill à Cioran.

BOURDON
J’aime toujours autant la vie, mais j’ai bien peur qu’elle ne m’aime plus. C’est peut-être tout bêtement le drame de ceux qui vieillissent : ils en veulent encore, de la vie, mais la vie ne veut plus d’eux…

BUKOWSKI
Je n’ai lu que les contes et nouveaux contes de la folie ordinaire. J’ignore tout de sa poésie, et il se peut bien qu’elle soit géniale. Mais pour sa prose, je suis tombé de haut. On m’en avait dit tant de bien, j’allais voir ce que j’allais voir. J’ai surtout vu un vieux con. D’accord, Bukowski fait beaucoup de vent. Mais au bout du compte, ce n’est jamais que du vent. Et les vents de Bukowski ne pètent pas bien haut.
Un côté sous-Fante, un Fante qui n’aurait pas su se dépasser, faute de vrai travail. Dans désespérance il y a rance, et c’est un peu l’effet que me fait Bukowski. Ça vient à peine de sortir, et c’est déjà vieilli. Cette sordidité joyeuse est parfois amusante, parfois presque bouleversante, mais souvent, mais surtout, creuse, plate, vide.
Bukowski, dans ses contes en tout cas, manque d’imagination. Je ne suis pas très intéressé par les écrivains qui vous font vivre une tranche de réalité dont les imbéciles, toujours à l’affût d’une occasion d’étaler en plein jour leur congénitale stupidité, vous disent, épatés, « c’est la réalité », comme s’il y avait une réalité.
Bukowski a du bon sens, il voit assez clair, mais il voit court. Voir le monde à travers le cul des bouteilles, c’est courir le risque d’une philosophie de brèves de comptoir.
Il est bon que certains fassent les poubelles, mais les poubelles ne sont pas la vie. Qui croit que les poubelles sont toute la vie ne connaît tout simplement rien à la vie – refuse de la vivre comme elle est. Fait comme si son regard était le monde – ce que jamais n’est un regard, si perspicace soit-il.
Bukowski ne parle en fait que de lui, parce qu’il refuse toute relation réelle avec autrui. Fante parle de lui et de ceux qui l’entourent, parce qu’entrer en relation est à la fois son souhait le plus cher et ce qui lui est le plus difficile. Fante décrit le raté qu’il aurait pu être, Bukowski met en scène celui qu’il est. Il se regarde écrire, alors que Fante se regarde vivre et vit en même temps – et ça, c’est très fort. Fante, quand il écrit, est à la fois dehors et dedans. Bukowski reste presque toujours dehors, parce que c’est plus facile et que Bukowski est avant tout un paresseux.
Bukowski n’est pas un alchimiste, l’alchimie demande trop de travail : avec de la merde, il fait de la merde. Fante, avec de la merde fait de l’or, et en prime montre que la merde peut devenir de l’or. C’est que Fante a du génie, quand Buk n’a que du talent.
Pour croire au génie de Bukowski, il faut des précieux ridicules comme Sollers, à l’affût de toutes les modes pour tenter d’y faire voler leur dragon poussif, et qui comme Bukowski manquent terriblement d’humour, parce qu’ils se prennent au fond très au sérieux, et d’autant plus qu’ils affectent la légèreté. Sur ces êtres-là, l’humour corrosif de Fante agit comme un décapant.
C’est pour toutes ces raisons et d’autres que je n’aime pas Céline. Chez lui comme chez Bukowski, je retrouve cette coquetterie du dégueulasse qui est la marque de fabrique de l’adolescent qui n’a jamais voulu grandir. Que d’afféterie dans la vulgarité ! Ça amuse cinq minutes, et puis ça lasse.