Marseille, la Vieille Charité, novembre 2009.
J’accompagne des amis à une étrange soirée psychanalytico-poétique, manifestement réservée à une élite d’intellectuels tourmentés – notamment par le démon de midi. Ambiance solennelle. Quelques ecclésiastiques freudo-lacaniens de haut rang se sont réunis pour procéder à la canonisation d’un pauvre vieux poète anonyme qui manifestement n’en demande pas tant, et dont la modestie va jusqu’à bredouiller d’une voix inaudible quelques-uns de ses poèmes dont on perçoit seulement que selon la langue rituelle en vigueur ils interpellent le quotidien et convoquent la transcendance au secours de la vie la plus humble, dans un dénuement sensuel de haute volée.
Bref, on s’emmerde ferme. Les éloges pleuvent sur le pauvre héros de la fête comme les roses sur un cercueil qu’on descend dans sa fosse. Les grands prêtres, tout de noir vêtus, sans doute pour porter le deuil de leur poésie mort-née, font dans la révérence, le public, assez nombreux, observe un silence religieux, et fait assez vite des efforts inouïs pour ne pas bâiller ouvertement. C’est qu’une douce torpeur salue le ronron des dithyrambes successifs, aussi convenus que narcissiques, à l’exception du dernier, dont la relative simplicité et la réelle gentillesse font passer l’honorable banalité.
J’avais prévu le coup et me suis muni du meilleur des antidotes, le « Discours de la servitude volontaire » du camarade La Boétie, dont j’aurai le temps de lire une bonne moitié pendant cette soporifique grand-messe, sous les regards mi-courroucés mi-envieux d’un des organisateurs.
Et je me demande non sans effroi : Comment peut-on se prendre autant au sérieux ? Car on tutoie ce soir l’infini du pédantisme, le comble de l’ânerie élitiste, un himalaya d’ennui pseudo-poétique, Molière se tordrait de rire devant cette admirable invention de la poésie contemporaine : la préciosité dans l’austérité.
Ce qui achève de me terrifier, c’est quand à la fin de cette pesante cérémonie je lis l’affichette qui orne l’entrée de ce haut lieu de la culture marseillaise et qui est censée présenter l’exposition, d’ailleurs intéressante, consacrée à Pierre-Albert Biraud : Car il sût n’être jamais futuriste, dadaïste ou surréaliste, bien qu’il croisa tous ces mouvements (…) ».
Cerise sur le gâteau, jouissive perle d’inculture orthographique dans cette lamentable soirée, qui me confirme une fois de plus dans mon choix de quitter les grandes villes pour une campagne où on trouve encore, et pas seulement chez les intellectuels, des gens qui parlent français.
En contraste, la porte à peine franchie, la Vieille Charité découpe sous une nuit ennuagée de rose la fière élégance de son architecture aussi souple que savante, et qui m’évoque le temps d’un éblouissement crépusculaire la cour intérieure du Fontego dei Tedeschi à Venise. Beauté intemporelle de cette cour et de cette église-temple qui, tant elle paraît taillée pour l’éternité, semble consacrée à tous les dieux de tous les temps, ou mieux encore à ce rêve de perfection qui nous les a fait créer.
Non, la poésie n’est pas morte. Suffit de fermer les oreilles au vacarme de ces indécrottables béotiens que sont toujours les snobs et d’ouvrir les yeux sur l’infini, toujours à portée de main.
En une seconde l’horizon borné des salonnards alambiqués a fait place nette, balayé par le souffle du large, et j’embarque pour les étoiles sous la coupole arrondie comme un sein du beau vaisseau de pierre qui, fendant la houle des nuages, m’emmène voguer dans l’harmonie de l’univers où il taille sa route.
Et je me rends compte une fois de plus que ma vue un peu faible, pareille à la lumière des bougies, en tamisant les contours et adoucissant les contrastes, respecte le mystère des choses. Comme pour m’arracher à l’envoûtement, je chausse mes lunettes, et sous leur trop grande netteté, une partie du charme fascinant de l’endroit s’évanouit. Les lignes s’accusent, les ombres durcissent, la lumière tout à coup gelée fait exploser en mille arêtes aigues l’image vaporeuse que ma presbytie caressait.
Il n’est pas toujours bon d’y voir trop clair.