ANIMALITÉ
J’ai éprouvé le besoin de répondre à un passage publié le 18 mars par Jean-François Kahn dans son blog, parce qu’il me semble entretenir plus ou moins involontairement une confusion particulièrement grave sur la nature de l’espèce humaine.
Jean-François Kahn écrit en effet ce qui suit :

« Sur l’animal en nous
En lisant certaines réactions suscitées par l’émission télévisée « Le jeu de la mort », je songeais au plaisir que prend le plus adorable des chats à jouer, en la torturant de facto, avec une souris qu’il a attrapée.
Bien sûr qu’il y a de l’animalité en nous tous. Aucune intelligence n’est en mesure – et heureusement d’une certaine façon – d’éradiquer le niveau des émotions et des instincts. Notre propre cerveau est le fruit de la synthèse de toutes ces composantes : à la fois résultat d’une évolution et histoire sans cesse réitérée de cette évolution. Il n’y a pas abolition, mais intégration, à leur propre dépassement, du cerveau reptilien (celui, par exemple, du crocodile) et celui de nos ancêtres primates. Exactement comme il n’y a jamais totale abolition du tribalisme, du féodalisme ou de l’esclavagisme, mais réintégration et recomposition à des stades supérieurs de l’évolution de notre société de ces différents moments de leurs évolutions antérieures.
En d’autres termes, ce qu’on appelle un progrès de civilisation correspond au progressif rééquilibrage correctif du naturel par le culturel, mais évidemment pas à la disparition du naturel.
Pourquoi toute forme d’exaltation collective ou de contrainte (par exemple, l’exaspération des antagonismes ethnico-tribaux dans les Balkans), ou toute emprise autoritaire, qui refoule le culturel au profit du naturel, tend à favoriser une réémergence de l’animalité en nous.
C’est un peu comme lorsqu’une tempête, emportant la couche de limons, fait réapparaître le soubassement granitique d’un sous-sol.
Mais, de même que l’animalité est un « toujours là », l’humanité aussi. Irréductible. Et si chaque être humain est sans doute capable à un moment donné du pire (même le philosophe Althusser a étranglé sa femme), tout être humain reste également toujours capable du meilleur. C’est-à-dire d’altruisme, de générosité, de dévouement, voire même de sacrifices et ça n’est pas contradictoire. »

J’ai posté en réponse le commentaire suivant :
Cher Jean-François Kahn, il a bon dos, l’animal ! L’instinct naît de la confrontation à la réalité concrète, ce qui lui donne des limites que ne rencontre pas la « raison », dont la tendance à l’abstraction ouvre toute grande la porte à la sauvagerie humaine. De celle-ci, les animaux sont par nature exempts, la capacité à abstraire ne venant pas inhiber leur instinct de conservation et libérer leur imagination. Pas de sadisme sans imagination !
Le sadisme étant la spécificité de la seule espèce animale qui puisse croire avoir échappé à son animalité, il n’y a par conséquent aucune commune mesure entre la « sauvagerie » animale et la monstrueuse barbarie humaine. C’est en perdant de vue notre animalité et la présence au monde réel qu’elle implique que nous devenons des monstres : numéroter des êtres humains, voilà la barbarie…
C’est en tant qu’êtres humains « déréalisés » que les juifs ont été massacrés, non par des sauvages livrés à leurs instincts, mais par des bureaucrates obéissants, et obéissant en tout premier lieu à la raison, tout particulièrement à la raison d’état !
Quand nous traitons des humains comme nous traitons les animaux dont nous nous nourrissons, ce n’est pas « l’horrible » instinct animal qui nous meut, c’est la raison « rationnelle » et son si merveilleusement humain souci d’efficacité et de rentabilité.
La financiarisation de l’économie est le dernier exemple, et peut-être le plus significatif et le plus « beau », de la folie d’une certaine raison qui n’appartient qu’à nous.
Nous avons beaucoup à réapprendre des animaux dits sauvages, et plus généralement de la nature, s’il en est encore temps.
C’est en redécouvrant notre statut d’animaux intelligents que nous nous donnerons une chance d’échapper à la dictature fanatique du rationalisme abstracteur en le remettant à la place de serviteur qu’il n’aurait jamais dû quitter.
Loin d’être notre malédiction, l’animalité est notre garde-fou.