LANGUE (mauvaise)
Le français (c’est de notre langue que je parle, non de ceux qui la parlent, ou plutôt trop souvent l’écorchent), la langue française donc, est bien malade. Pierre Nora émettait ce judicieux diagnostic sur France-Inter ce matin, remarquant que plus personne, même parmi les intellectuels de haute volée qui comme chacun sait peuplent nos assemblées et nos médias, ne semble capable de respecter les règles d’accord les plus élémentaires. Quant à l’accord du participe passé, il n’y faut plus songer, la plupart de ceux que les pédants appellent des locuteurs le remplaçant en cas de doute (et doute il y a désormais dans presque tous les cas !) par un infinitif commodément invariable.
Il est certain, me disais-je in petto en l’écoutant, que le français présente tous les symptômes de la maladie d’Alzheimer. Notre langue a perdu conscience, elle s’oublie à tout instant comme une vieille incontinente – à moins que ce ne soit nous…
Non seulement j’approuve cette courageuse sortie de Pierre Nora, mais j’avoue mon admiration presque envieuse pour l’abnégation dont il a fait preuve en illustrant aussitôt par l’exemple cette décadence frôlant le gâtisme, enchaînant en ces termes : « (…) cet espèce de délitement profond de la langue, à laquelle participent même nos élites (…) »
Je cite de mémoire, mais pas de doute, il s’agit bien d’un superbe échantillon de faute d’accord impardonnable, suffisamment atroce pour faire reculer d’horreur jusqu’au plus déterminé des massacreurs de notre syntaxe, prenant soudain conscience du caractère iconoclaste de sa désinvolture langagière.
Il y a un vrai mérite, pour un fervent amoureux du français le mieux châtié, à commettre volontairement une faute si grossière, dont les esprits superficiels risquent de croire que loin d’être voulue, elle témoigne de ce que le juge lui-même tombe dans les errements qu’il condamne par ailleurs avec une si contagieuse fureur sacrée…
Ce disant, un frisson court mon échine : se pourrait-il que cette faute à faire dresser les cheveux sur la tête, l’éminent Nora ne l’ait pas commise exprès ?
Un français aussi exemplaire devenu incapable de parler un français exemplaire ?
Maladie auto-immune ? Notre langue s’autodévore, semble en voie d’implosion. Un tel délitement, affaissement, n’est ni anodin ni innocent. Il accompagne et accélère la destruction et l’effacement d’une culture, c’est toute une histoire devenue muette, et que ses héritiers littéralement n’entendent plus.
Que les langues évoluent, c’est inévitable et parfois souhaitable. Qu’elles se suicident, c’est une catastrophe.
Notre langue est décidément bien malade, si même ses grands-prêtres en lui rendant hommage la conchient.