J’aurais voulu vous parler d’une de mes dernières trouvailles, un délicieux petit conte, « Les Epreuves d’Amour dans les quatre Elémens, histoire nouvelle », publié en 1741 dans Les Etrennes de la Saint-Jean. Supérieurement écrite par Anne-Claude-Philippe de Tubières de Grimoard de Pestels de Lévis, comte de Caylus, marquis d’Esternay, baron de Branzac (dans l’intérêt de l’état-civil, il commençait à être temps de faire la Révolution !), né à Paris le 31 octobre 1692 et mort le 5 septembre 1765, « archéologue », antiquaire, homme de lettres et graveur français, cette nouvelle est un vrai chef-d’œuvre d’impertinente gaieté et d’esprit pétillant, dans la meilleure veine de cette époque.
Je tenterai dès que possible d’en faire profiter mes lecteurs, à moins qu’ils n’en trouvent le texte sur internet…
Mais juste après ce coup de cœur venu du passé, m’a pris un coup de sang tombé tout droit d’un présent qui n’a jamais été aussi riche en occasions de prendre le mors aux dents (l’expression est certes quelque peu obsolète, mais le passé vit encore, voyez Chantilly et son maire…).

Le moment est donc venu de paraphraser Henri Rochefort, commençant en 1868 le premier numéro de La Lanterne par cet ironique constat : « La France compte 36 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. »
En 140 ans les choses ont changé, si, si. D’abord, nous sommes désormais près de 65 millions. Ensuite, devant l’invraisemblable quantité de scandales que fait remonter à la surface du marigot sarkozien la décomposition nauséabonde d’un système radicalement corrompu, ce n’est plus de mécontentement qu’il s’agit, mais d’indignation.
La France compte aujourd’hui 63 millions de sujets, sans compter les sujets d’indignation.
Si j’éprouve le besoin de commencer ainsi mon intervention de ce jour, c’est qu’en vérité on ne sait plus où donner de la tête !
Je ne vais pas reprendre l’interminable liste des scandales en cours, qui n’est d’ailleurs que la cerise sur le gâteau de la kyrielle de feuilletons scandaleux dont l’actuel président a été, dès avant son élection, le scénariste, le metteur en scène, l’acteur et le réalisateur. S’il est un domaine où ce personnage par ailleurs aussi falot qu’incompétent sort de l’ordinaire, c’est bien celui-là.
Mais il me semble souhaitable que tout citoyen conséquent se penche quelques instants sur ce qui est peut-être le plus grave de tous ces scandales à mes yeux : je veux parler de l’incroyable intervention commise dans Le Monde par le luxueux attelage de deux des membres les plus anciens de cette nomenklatura politique que le monde entier nous envie, Michel Rocard et Simone Weil.
À la République des pharisiens il manquait un grand-prêtre, seul capable de porter l’hypocrisie à son comble. Hosanna, nous en avons deux pour le prix d’un, précieuse économie en période de crise !
Le pensum pondu à cul bien serré par ces hautes autorités, et dont le titre, « Halte au feu ! », révèle aussi inconsciemment que maladroitement la véritable raison d’être, est un texte ahurissant par sa totale inadéquation avec la réalité des faits.
Comme remède aux scandales rendus publics, nos deux Gribouilles n’ont rien trouvé de mieux que d’exiger qu’on les balaye sous le tapis ! Il ne s’agit pas d’être propre, mais de faire propre.
Quand les « élites » au pouvoir prennent peur, elles ressortent avec une régularité mécanique le vieil épouvantail du populisme : ce n’est pas la corruption des gouvernants qui détruit le pays, c’est le fait de leur demander des comptes. Saine logique dans le droit fil de l’adage néo-libéral : « Face, je gagne, pile, tu perds… »
On fera à nos deux sermonnaires le douteux crédit de croire que leur copie, proprement immonde au regard du contexte dans lequel elle apparaît et qu’elle affecte d’ignorer superbement, n’est pas le fruit de l’insupportable hypocrisie de deux éminents membres d’un establishment paniqué de voir apparaître au grand jour sa totale illégitimité, mais le désolant résultat d’un gâtisme quasi alzheimerien.
Car enfin Rocard et Weil n’ont jamais dit : Halte ! aux innombrables déviances du libéralisme mondialisé, n’ont jamais réagi contre les abus sans cesse plus effarants des fous de pouvoir, de profit et de paraître.
On peut presque pardonner aux escrocs avérés leurs magouilles et leurs mensonges : c’est dans leur nature. Mais je trouve particulièrement scandaleux de voir de prétendues autorités morales voler au secours des milliardaires fraudeurs du CAC 40 et des ministres trésoriers arrosés par eux et qui leur servent la soupe, pour nous ordonner de casser le thermomètre afin de ne pas pouvoir diagnostiquer la maladie et tenter de la guérir.
Que nos deux moralistes à sens unique lisent ou relisent Molière, ils y trouveront leur portrait tout craché :
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées
Et cela fait venir de coupables pensées. »
Aux pudeurs faussement effarouchées de Tartuffe, il est permis de préférer la franchise « populiste » de Dorine…
On reste abasourdi devant la stupéfiante inconscience de ces deux "consciences" prenant toutes affaires cessantes la défense d’une caste de parasites en condamnant à leur place les responsables des informations qui les mettent en cause !
Si comme ces deux hiérarques incorruptibles je me targuais de donner des leçons de morale, voici les questions que je ne pourrais manquer de me poser :
Dans cette république irréprochable que notre président — en vain, semble-t-il — appelle de ses vœux depuis trois ans, est-ce seulement Woerth qui doit démissionner ? Ne serait-ce pas plutôt le gouvernement tout entier ? Que dis-je, le gouvernement ? Le président, au nom de qui et pour qui tout se fait depuis son accession au pouvoir suprême, ne devrait-il pas partir ? Passé un certain niveau d’incompétence et d’indignité, ne conviendrait-il pas de faire le ménage ?
Il est tristement significatif de voir que la corruption mentale de nos élites politiques est désormais si enracinée, si absolue, que des personnalités dont on attendrait un minimum d’honnêteté intellectuelle, de sens politique et de respect de la morale la plus élémentaire, en viennent à tenir des discours aussi indigents que déshonorants.
Rendons cette justice au peuple français, cette bafouille révoltante semble avoir définitivement discrédité ses deux auteurs en l’occurrence aussi imprudents qu’impudents.
C’est bien le moins.

LE COUP DE PIED DE L’ÂNE
Il manquait une grande voix pour achever (servir, dit-on en termes de chasse à courre) Guillon et Porte, et porter le coup de pied de l’âne à nos deux bouffons préférés.
Nul n’était plus digne de jouer ce rôle de spadassin poignardant ses camarades dans le dos que cet autre Tartuffe à la prose filandreuse, l’imbuvable Levaï, Aliboron de l’information, spécialiste de la culture académique à l’usage des nuls, celle qui lave plus propre les cerveaux disponibles, prototype inoxydable du dévot sentencieux consensuel préposé à la désinformation papelarde.
Marre de ces pharisiens drapés dans leurs vertus hypocrites, jamais avares de génuflexions devant les puissants, prompts à s’autocensurer, sans cesse prosternés devant la sanglante idole de la bien-pensance.
D’un incroyable laxisme envers elle-même, toujours prête à s’exonérer de toute responsabilité (et ne parlons pas de culpabilité !), cette génération de cagots, prompte à cogner à bras raccourcis sur quiconque ne partage pas sa vertueuse indulgence pour les riches et les puissants, est décidément à vomir.

Quittons cette atmosphère méphitique pour écouter quelques instants ce qu’avait à nous dire José Saramago. Je vous livre ci-après une partie de l’entretien accordé au Monde des Livres le 23 novembre 2006, ainsi que le lien vers le texte intégral :

JOSE SARAMAGO : NOUS NE VIVONS PAS EN DÉMOCRATIE

Nous vivons à une époque où l’on peut tout discuter mais, étrangement, il y a un sujet qui ne se discute pas, c’est la démocratie. C’est quand même extraordinaire que l’on ne s’arrête pas pour s’interroger sur ce qu’est la démocratie, à quoi elle sert, à qui elle sert ? C’est comme la Sainte Vierge, on n’ose pas y toucher. On a le sentiment que c’est une donnée acquise. Or, il faudrait organiser un débat de fond à l’échelle internationale sur ce sujet et là, certainement, nous en arriverions à la conclusion que nous ne vivons pas dans une démocratie, qu’elle n’est qu’une façade.

Pour quelles raisons ?
Bien sûr on pourra me rétorquer que, en tant que citoyen et grâce au vote, on peut changer un gouvernement ou un président, mais ça s’arrête là. Nous ne pouvons rien faire de plus, car le vrai pouvoir aujourd’hui, c’est le pouvoir économique et financier, à travers des institutions et des organismes comme le FMI (Fonds monétaire international) ou l’OMC (Organisation mondiale du commerce) qui ne sont pas démocratiques.
Nous vivons dans une ploutocratie. La vieille phrase, "la démocratie, c’est le gouvernement du peuple par et pour le peuple", est devenue "le gouvernement des riches par les riches et pour les riches".
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_ Dans L’Histoire du siège de Lisbonne, l’un de vos personnages dit : "Bénis soient ceux qui disent non, car le royaume de la terre devrait leur appartenir. (...) Le royaume de la terre appartient à ceux qui ont le talent de mettre le "non" au service du "oui"." C’est ce que vous illustrez ici ?
"Non" est pour moi le mot le plus important. D’ailleurs, chaque révolution est un "non". Mais, le problème de la nature humaine c’est que petit à petit ce "non" devient un "oui". Il arrive toujours un moment où l’esprit de la révolution, la pureté qu’elle porte, est dénaturé et où après vingt ou trente ans, la réalité devient tout autre. Et, malgré tout, on continue à parler d’une révolution qui n’existe plus. C’est comme la liberté : que de crimes ont été commis en son nom...
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_ L’eurosceptique que vous êtes a dû être satisfait du non que la France a opposé au projet de Constitution européenne ?
Je ne sais pas quelle France a voté cela, mais j’ai beaucoup aimé ce sursaut. D’un point de vue culturel, la France est pour moi d’une importance fondamentale, même si je pense qu’elle a laissé tomber son rôle de phare. Si vous réussissez à le récupérer, ce serait formidable pour l’Europe et le monde.


Vous dénoncez dans La Lucidité, l’instrumentalisation par certains Etats du terrorisme et de la peur...
Cette instrumentalisation existe depuis toujours. Le 11 Septembre l’a simplement rendue plus visible. Dans une légitime défense contre le terrorisme islamique et les méthodes qu’on utilise, il y a aussi du terrorisme d’Etat. Les Etats-Unis le savent, tout comme nous. Le problème, c’est que cela paraît normal. Il n’y a pas de surprise : chaque fois qu’un gouvernement utilise des mesures d’exception au nom du terrorisme, il répond avec une autre forme de terrorisme.

Avec ce roman, on voit que vous êtes fidèle à votre devise : "Plus on est vieux, plus on est libre, plus on est libre, plus on est radical"...
La vieillesse n’est pas une condition à la liberté, tout au contraire. Néanmoins, dans mon cas, après réflexion, j’en suis arrivé à la conclusion qu’elle m’a accordé effectivement plus de libertés.
Ce qui m’a conduit à devenir plus radical comme l’illustre ce livre où j’ai mis d’ailleurs en épigraphe : "Hurlons, dit le chien." Ce chien, c’est vous, c’est moi, c’est nous tous. Jusqu’alors nous avons parlé, nous nous sommes exprimés sur de multiples sujets sans nous faire véritablement entendre. C’est pourquoi, il faut à présent hausser le ton.
Oui, je crois que le temps du hurlement est venu.