DÉCALAGE
Je ressens toujours davantage un décalage incroyable entre ce que je vis et pense et ce que disent et font mes contemporains. J’entends sans cesse proclamer qu’il faut faire des efforts pour avancer, qu’on ne peut pas tout résoudre tout de suite, qu’il faut accepter des compromis, qu’il y a tout de même des progrès, etc. Discours convenus de songe-creux, oui !
Cette sage prudence fonctionnait plus ou moins tant que nous n’avions pas acquis le pouvoir qui est actuellement le nôtre. Mais nos progrès incontrôlés nous ont désormais mis dans une situation de non-retour.
Avec la nature on ne négocie pas. Elle obéit à des lois physiques et chimiques incontournables. Elle n’a pas comme nous le choix de respecter la loi, de la détourner, de la violer. La nature respecte des lois que nous avons cessé de respecter dès que le progrès nous a donné la force de les transgresser. Le problème est que nos transgressions entraînent des conséquences liées à ces lois dont nous avons cru nous être affranchis, et qui n’en continuent pas moins de s’appliquer et de régler le fonctionnement de notre écosystème.
Avec les lois physiques et chimiques, pas question de délais, de sursis, d’aménagements, ou de remises gracieuses…
Je reste ahuri devant notre persistante propension à proposer à la nature de négocier, de nous donner un peu de temps, de retarder ses réactions à nos actes. Incroyable décalage entre nos rêves et la réalité ! Nous nous accrochons encore à notre rêve prométhéen d’imposer à la nature de fonctionner selon nos vœux, nos règles et décrets. Folie !
Prenons enfin conscience qu’en tout temps, en tout lieu, nous obéissons aux lois de la nature, que cela nous plaise ou non. Nous pouvons parfois composer avec les éléments, mais à l’intérieur des règles qui les régissent, et tous les progrès que nous avons faits l’ont été grâce à une meilleure compréhension des lois de la nature ; le désastre qui menace, nous l’avons préparé et rendu à peu près inévitable par notre incompréhension têtue de ces mêmes lois et notre refus d’en tenir compte. Notre obsession de pouvoir et de profit nous a masqué le fait que nous ne pouvions utiliser les lois de la nature pour mieux les violer sans tôt ou tard subir le retour du bâton : répétons-le, il n’y a pas d’accommodements avec la nature, elle ne connaît pas le compromis mais seulement les règles intangibles de son propre fonctionnement.
Nous n’avons donc plus vraiment le choix : ou bien nous changeons radicalement et tout de suite, ou nous serons les spectateurs de notre propre anéantissement par les forces que nous avons si imprudemment déchaînées. Ce qui est sûr, c’est qu’aucun atermoiement, aucune ruse astucieuse, aucune habileté diplomatique ne nous permettront d’échapper aux conséquences de nos erreurs, dont la note nous sera présentée avec une parfaite impartialité et une scrupuleuse exactitude.
N’espérons pas rééchelonner notre dette envers la nature, n’espérons pas nous mettre en faillite pour ne pas avoir à régler nos comptes, et ne comptons pas sur la fuite, même en avant, pour nous éviter la confrontation avec l’impitoyable miroir du monde réel où s’ébattent nos fantasmes et s’accumulent nos chèques sans provision.
Nous nous en sommes mis jusque-là. Gare à l’addition !