ASSISTANCE PSYCHOLOGIQUE

– J’étais doué pour la méchanceté.
– Asseyez-vous…
– Merci, Docteur.
– Qu’est-ce qui vous amène ?
– La frustration !
– Je vous écoute.
– Docteur, je suis frustré. J’aurais pu devenir un de ces salauds pur porc qui dirigent le monde. Un de ces fumiers que rien n’arrête et qui tueraient père et mère pour arriver. Oh oui, Docteur, j’aurais voulu être un de ces merveilleux enfoirés qui larguent sans scrupule les femmes les plus adorables, un de ces parfaits dégueulasses qui osent marcher sur les autres et que ça fait jouir !
J’aurais pu opprimer, exploiter, torturer, en toute bonne conscience, me vautrer cyniquement dans le pouvoir et le profit, filer un gros pourliche à un larbin dans un restau de luxe, faire expulser des familles nombreuses, ruiner des petits commerçants, vendre des armes à des enfants et des enfants à des maquereaux !
J’aurais pu mentir comme je respire, voler comme au coin d’un bois, me bâfrer de stock-options et de golden parchutes, être PDG des Finances ou Sinistre de l’Intérieur, peut-être même Président de la République ou inspecteur général…
Oui, j’aurais pu être un salaud. J’aurais dû.
Au lieu de ça, je suis gentil. Brave…
Je donne des ateliers d’écriture, je cultive mon jardin, je collabore à de petites revues propres sur elles, bref, je fais de la poésie.
Ce n’est pas entièrement de ma faute. J’ai des circonstances atténuantes. J’ai été bridé dans mon élan, brimé dans ma nature, châtré quoi !
J’aurais pu être moi-même. Malheureusement, j’ai été mal élevé.
On a tout fait, mes parents, mes proches, certains de mes profs même, pour me culpabiliser.
On m’a seriné que les méchants étaient toujours punis et les bons récompensés, sinon ici du moins dans une autre vie.
Et moi, bon couillon, je l’ai cru, contre toute évidence.
J’ai eu peur du gendarme, comme si le gendarme n’était pas au service des méchants, à la botte des salauds !
On m’a coupé les ailes, on m’a volé ma vocation.
Je ne suis qu’un requin apprivoisé, on m’a limé les dents, je peux aboyer mais pas mordre.
J’ai honte : je suis trop lâche pour être un salaud.
Je voudrais qu’on me donne une seconde chance ; je suis sûr que je peux y arriver.
J’ai déjà l’essentiel : j’ai la haine.
– Ça m’ennuie de vous décevoir, mais je crois que vous vous faites des illusions. Vous avez un profil de velléitaire, et les méchants ne sont jamais velléitaires. Je crois que vous devriez faire votre deuil, oui, faire votre deuil de la méchanceté. C’est douloureux, mais croyez-moi, c’est nécessaire.
Vous comprenez, l’habitude est prise. Vous n’êtes pas un prédateur, en tout cas vous ne l’êtes plus.
Et puis vous savez, il y a de grandes joies à être proie, à se laisser aller, il y a quelque chose de beau, de grandiose même dans le renoncement…
De toute façon, tôt ou tard il faut accepter le monde tel qu’il est, vous devez collaborer ! Collaborer au grand dessein qui nous dépasse tous, à cette grande mécanique de l’univers.
Pour qu’il puisse y avoir des bourreaux, ces bourreaux que vous admirez tant et dont vous auriez voulu faire partie, il faut qu’il y ait des victimes ; c’est un rôle magnifique, victime, et ainsi vous vous intégrez à cette superbe pièce, à cette sublime aventure humaine !
Et puis vous avez sûrement une femme, des enfants, vous pourrez toujours être méchant à la maison de temps en temps, ça fait du bien.
– Mais Docteur, mon idéal ?
– C’est vrai qu’il faut pouvoir incarner son idéal, vivre ses valeurs, que notre angoisse doit devenir une vocation, mais vous savez, vous tapez haut : la méchanceté, ça n’est pas donné à tout le monde…
C’est le privilège des élites ; et aujourd’hui, avec la mondialisation, la concurrence est féroce, particulièrement en matière de méchanceté, le marché est saturé !
On ne peut pas dire que vous ayez véritablement échoué, simplement, vous n’avez pas été tout à fait à la hauteur, et le mieux dans ces cas-là, c’est de prendre un peu de recul, de laisser courir, de s’en remettre à l’ordre du monde, même si ça fait désordre, mon cher monsieur… Monsieur ? C’est quoi, votre nom, déjà ?
– Je m’appelle Cahaut, Docteur…
– Cahaut, vraiment ? C’est intéressant… L’ordre du monde, vous voyez ce que je veux dire ?
– Très bien, Docteur.

Le patient se lève, prend sur le bureau Louis XVI la pendule Napoléon III en bronze et l’écrase sur la gueule du psy. Il met dans la main inerte du praticien le prix assez coquet de la consultation, et tout en piétinant sans trop de précautions débris de cervelle et morceaux de crâne dit avec une jubilation non feinte :
– Merci Docteur, vous m’avez guéri. Tout compte fait, je préfère faire votre deuil que le mien.

© Sagault 2005