BERNADETTE 3 : LE CERISIER DE VERZUOLO
ou
Les miracles ordinaires
La descente de croix

Samedi 9 avril
Je suis retourné à Saluzzo. J’ai repris le petit chemin creux qui du Morsetto descend le flanc de la colline jusqu’à la partie la plus haute et la plus ancienne du vieux village de Verzuolo, que ses habitants appellent depuis toujours la Villa. J’ai regardé de plus près la petite chapelle ronde un peu décrépite qu’il caresse au passage, et dont l’intérieur laisse entrevoir les restes écaillés d’une fresque naïve. J’ai remonté sur quelques mètres le lit d’un ruisseau à sec, avant de battre en retraite devant moustiques et toiles d’araignées. Un peu plus loin, j’ai pour la première fois entrevu à travers les frondaisons un imposant château moyenâgeux puissamment planté sur le piton escarpé qui surplombe le village.
Intrigué, j’ai poussé plus loin que la dernière fois. Passé le petit pont sur le torrent, j’ai découvert une vieille maison presque aussi délabrée qu’attirante, qui a déclenché l’habituelle sécrétion salivaire associée au charme mystérieux des demeures d’autrefois, ce passé qui survit au présent et nous relie à nous-mêmes autant qu’à ceux qui nous ont précédés.
Autre chose m’attendait, que j’avais pressenti, que j’attendais depuis toujours.
À droite de la route étroite s’élève le plus ancien campanile du Piémont, une tour carrée du XIIe au toit pointu recouvert à la bourguignonne de tuiles vernissées. L’église San Filippo e Giacomo, flanquée d’une ravissante chapelle renaissante, est superbe de simplicité et de justesse. Devant sa façade décorée de très belles fresques gothiques en partie effacées – une magnifique Descente de croix, un Saint Christophe géant d’une étonnante modernité –, une placette herbeuse s’achève sur un mur de soutènement retenant la colline. L’endroit est bucolique à souhait, comme une Arcadie décalquée d’une gravure 18e qui aurait soudain pris couleur et vie.
Au-dessus du mur, s’élève un cerisier dont les branches gorgées de fleurs se détachent sur le bleu ardent du ciel matinal, pur comme presque jamais en Piémont.
Éblouissement de ce cerisier en fleur, qui me frappe d’autant plus que ma vue semble se brouiller, de petites étincelles blanches font vibrer l’air. Je m’assieds sur les marches de la chapelle pour contempler cette scène où je ne me sens plus seulement spectateur, mais acteur de la beauté de la vie en cours. Un vent léger caresse les branches du cerisier, et fait tomber en volutes capricieuses la neige fantasque des pétales blancs, la vue tremble et pétille sous ce doux feu d’artifice de lucioles impalpables, et de ce jeu paisible de la vie et de la mort enlacés émane une miraculeuse sérénité, l’équilibre parfait d’une harmonie fugitive pleinement acceptée.
Je vis ce moment comme un de ces instants rares et fugitifs où c’est la vie tout entière qui semble trembler de joie, et célébrer au dehors comme au dedans, à l’unisson, la création.
Apparaît alors dans toute son horreur le mensonge sacrilège de la créativité, l’horreur du recours à la mode, l’insondable stupidité de l’originalité voulue.
Comment partager ces éclairs, qui naissent d’une communion aussi fortuite qu’essentielle et inévitable entre un individu et le monde, entre son microcosme personnel et le macrocosme où il baigne, dont il est issu et que soudain il redécouvre, retrouvant pour un instant qui semble éternel la source de vie qui si souvent s’égare en terre ? Comment partager cette résurgence ?

Dimanche 10 avril
Le vieil ébéniste n’était pas là. Je suis retourné voir à l’improviste le cerisier et son antique église paroissiale. Le charme a d’abord paru évanoui. Je n’étais même pas déçu, tant c’est dans l’ordre des choses. Mais je suis resté, n’attendant rien, juste histoire d’être là.
Et sous une autre forme le charme est soudain réapparu. Sur le bleu assoupi du ciel de midi, il se détachait, et sa ramure constellée de vert frais et de blanc mousseux m’était à nouveau un résumé de l’univers, un concentré de beauté en vie, amplifié par la mélodie multiple des oiseaux et la basse discontinue des abeilles.
Tout à coup le cerisier de Verzuolo donnait de nouveau sens à ma vie, pour un instant lui conférait la perfection qui nous désespère et peut seule nous combler, et la descente capricieuse des pétales de neige continuait de répandre dans sa chute joyeuse les promesses d’une renaissance fructueuse, d’une sorte inattendue de résurrection.
Ainsi prenait sens le cadavre déjà pourrissant de Bernadette, car le cerisier, symbole de l’univers en cours, me rappelait avec un tact dont la nature n’est pas toujours prodigue combien il est juste et nécessaire qu’après nous être nourris du monde nous lui soyons pâture à notre tour.
La paix intense de ce lieu comme béni par ma ferveur un peu naïve n’a pas été troublée par le bruit miraculeux, délicieusement inattendu, d’une lourde clef tournant dans une vieille serrure, et d’une porte s’ouvrant en grinçant sur ses gonds.
Une jeune femme est apparue sous le cerisier, en qui j’ai discerné aussitôt une sorte de sainte, peut-être même vierge, prête à intercéder en ma faveur pour me permettre d’entrer dans cette vieille église dont un panneau à l’entrée de la cour annonçait triomphalement les trésors cachés, objets de ma mystique convoitise…
Je l’ai hélée, lui ai demandé si on pouvait voir l’église.
No ! a-t-elle répondu, et c’était la plus claire et la plus déterminée des fins de non-recevoir.
J’ai dit : Peccato ! et je devais, pour une fois, avoir l’air aussi navré que je l’étais, car elle a repris : Solo cinque minute, sono in fretta.
Nous avons passé un petit quart d’heure, cette restauratrice et moi, à parcourir l’église et à deviser des fresques gothiques superbes qu’elle abrite, d’une simplicité raffinée, avec à chaque scène un ou deux de ces visages gothiques dont le marquisat de Saluces à son apogée s’était comme fait une spécialité, des visages si purs et si délicats que je me dis toujours en les voyant que ce sont les plus belles images de femmes possibles, et que Botticelli a dû les connaître et s’en inspirer.
C’était le même esprit courtois, dans une version plus simple et plus naïve, qu’exalte le splendide cycle chevaleresque de la grande salle du Castello della Manta tout proche.
On y trouve aussi de raffinées fresques grotesques, comme dans le grand salon dudit château, et de très beaux autels Renaissance dont l’exubérance décorative, loin de choquer, semble incarner symboliquement le somptueux jaillissement végétal si frappant dans les admirables collines d’alentour.
Cette ouverture inopinée était une sorte de miracle, mais si naturel, si spontané qu’il n’avait rien d’étonnant, comblant à la perfection, au juste moment, al momento giusto aurait dit mon ami Renzulli, un vide qui devait l’être.
À mon départ, le cerisier, les oiseaux et les abeilles parlaient encore de la vie, de la mort, de Bernadette et de cette sorte d’éternité qu’est la continuité de l’univers.
Nous l’oublions trop souvent : de peur et de joie indissolublement mêlées, la vraie vie tremble.

Six semaines après, je suis revenu faire des photos, non pour recréer le miracle, mais pour témoigner qu’il avait eu lieu, et ne demandait qu’à renaître le jour venu.