C’ÉTAIT UNE ERREUR


Il m’est arrivé quelque chose de très étrange l’autre soir.
Comme j’allais m’endormir, j’ai pris conscience de la réalité.
Ça a été très brutal, très soudain.
J’étais en train de penser paresseusement à un tas de choses importantes me concernant.
Des choses toutes bêtes, essentielles, ma vie quoi. Et je regardais distraitement ce que je vois le soir quand je ferme les yeux, des merveilles insaisissables sans cesse renouvelées et qui passent aussitôt, qui ne font que passer.
Tout à coup, ça m’est tombé dessus : j’ai vu la planète. Je l’ai sentie rouler, perdue dans l’univers. J’ai vu l’espace et les étoiles, j’ai reconnu la danse des mondes à l’infini.
Et j’ai vu le soleil s’éteindre, la Terre geler jusqu’à craquer de l’intérieur, j’ai vu le soleil exploser et la planète fondre de chaleur comme une motte de beurre dans un four.
J’ai vu passer le temps à sa vraie vitesse, et mon Dieu, ça allait vraiment trop vite pour nous, et d’un coup je me suis senti libéré, tout nu, et tout seul.
Je n’avais même plus le temps de penser aux choses importantes, qui d’ailleurs ne me concernaient plus. Je savais que j’avais écrit pour rien, que j’avais peint pour rien, même gravé pour rien, qu’à l’instant même où je croyais laisser ma trace, le vent avait déjà tout effacé, le vent du temps.
Je ne faisais que passer, et encore. Même le cul était retombé à sa place. Je me suis demandé où étaient passés les autres et dans l’éblouissement d’une nova et tout au fond d’un trou noir je me suis rendu compte qu’ils n’existaient pas plus que moi, et ça, ça m’a foutu un coup, parce que les autres, quand même, je les avais croisés en passant, et si je les avais inventés, alors eux aussi avaient dû me rêver.
Les autres, même quand je les connaissais bien, depuis toujours ils me manquaient. Si en plus ils n’existaient pas plus que moi…
Les yeux grands ouverts dans le noir, je contemplais la réalité : de nous tous il ne restait rien, pas même la mémoire.
Ça ne m’a pas empêché de dormir. J’ai dû rêver, parce qu’au matin, quand je me suis réveillé, ma réalité avait repris son allure normale. J’avais même l’impression d’être là.
Pour plus de sûreté, j’ai pris une tartine grillée supplémentaire au petit déjeuner et j’ai mis dessus un peu plus de beurre et de confiture d’abricots, celle que je fais moi-même.
Quand le téléphone a sonné, j’ai sauté dessus.
C’était une erreur. Je lui ai dit : Merci. Merci beaucoup.
Elle a raccroché.
C’est fou ce qu’il y a comme inconscients.