L’illustre Maurin, Jean Aicard, 1908


L’actualité, un éternel recommencement ?



ACTION
Il m’a toujours paru évident que les êtres qui sont constamment dans l’action – mot bien flatteur pour ce qu’il conviendrait souvent de nommer agitation – passent allègrement à côté, sinon de leur vie, du moins de l’essentiel de la vie.

ADAPTATION
C’est fou comme se sentir un peu moins fort qu’avant vous rend plus enclin à l’indulgence. Plus conciliant.

ALTERNATIVE
Le plus frappant exemple d’un beau mot déshonoré par l’usage qu’en font les salauds. Tout politicien assez ignoble et stupide pour éructer : « Il n’y a pas d’alternative » devrait être déclaré sur le champ inéligible à vie.

ART POUR L’ART
Depuis un siècle, l’art s’est égaré dans une recherche de pouvoir typiquement intellectuelle et antihumaniste. Le peintre veut n’être que peintre, grand progrès ! Il cherche un absolu de la peinture. Un art autocentré a vite fait de tourner en rond, même dans les recherches les plus raffinées, voyez Rothko, voyez Soulages. Il est temps de remettre l’art au service de ce qui le dépasse. Une peinture qui ne dit que la peinture se condamne à l’impuissance. Cette recherche de pureté, légitime à une époque où la peinture se mettait sans discernement au service, pour ne pas dire à la remorque, du sujet, s’est peu à peu figée dans l’académisme tout en se rabaissant à un terrorisme intellectuel qui confirme à lui seul son échec.

ATTENTE
Nos parents souvent souhaitent pour nous plus une reconnaissance qu’un accomplissement. C’est qu’ils attendent d’être reconnus à travers nous plus que de nous voir, devenant pleinement nous-mêmes, leur échapper. Ainsi confondent-ils réussite et épanouissement, nous tendant un piège dont toute un vie ne suffit pas toujours à sortir.
Voir PARENTS

AVARICE
Je ne me donne pas aisément, et me reprends plus facilement que je ne me donne. C’est que ma paresse me rend malaisé tout effort autre que passionné.

AVANT (aller de l’)
Il faut aller de l’avant, clament-ils en s’enfonçant toujours plus profondément dans le mur. Votre fuite en avant, je vous la laisse, et ne l’accompagne que quand je ne peux pas faire autrement. Mais ça fait belle lurette que je vais de l’arrière, et ne m’en porte pas plus mal.

AVEUGLEMENT
Quand nous ne sommes pas éblouis par les préjugés, l’esprit de parti, nos petits intérêts et nos grande avidités, nous voyons clairement les choses.
C’est ce qui explique le fait assez stupéfiant que nous vivons à peu près toute notre vie en parfaits aveugles.

BÉQUILLES
Que n’inventerons-nous pas ? Voilà qu’on veut proposer aux handicapés des « aidants » sexuels (le terme est aussi nouveau que la chose, et tout aussi moche), entendez des prostitué(e)s chargés de soulager les handicapés moyennant finance. À moins qu’ils ne soient manchots ou tétraplégiques, il me paraît préférable de laisser lesdits handicapés continuer à se prendre en main, plutôt que de les amener à dire, une fois soulagés : « Merci, vous m’avez beaucoup touché… »
Non, pas d’accord, ce n’est pas moi qui suis de mauvais goût, c’est notre civilisation, qui oscille constamment entre ridicule et barbarie. À force de vouloir tout régler, tout assurer, tout protéger, nous perdons tout courage et toute dignité. Aidons les handicapés, mais ne les forçons pas à rajouter de dangereuses béquilles à celles dont ils ne peuvent se passer.

BIBER
Ce qui est fascinant dans les Sonates du Mystère d’Heinrich Biber, c’est qu’il obtient une incomparable plénitude du son avec un minimum de moyens et d’effets. Comme si chaque son prenait corps et devenait ainsi esprit, comme si chaque son avait une âme. Musique ésotérique, au vrai sens du terme.

BOURGEOIS
Si facile, se moquer du bourgeois. Péché mignon depuis deux cents ans de tous les intellectuels à la page, de tous les artistes à la mode. S’en moquer, mais ne pas oublier de l’épater, car le bourgeois est rentable, c’est sur le bourgeois que vit le putatif élu des dieux, tout en s’offrant le plaisir et le luxe de cracher ostensiblement dans la bonne vieille soupe bourgeoise qui le nourrit.
Ce qu’oublie l’intellectuel à chaire faible, l’artiste à provocations calculées, c’est qu’il est lui-même, volens nolens, un bourgeois, c’est qu’au sein de sa caste, on trouve aussi des prolétaires et des bourgeois, et que les plus bourgeois sont comme le veut l’ordre des choses ceux qui attaquent le plus férocement la bourgeoisie…

BRILLANT
On s’acharne aujourd’hui à trouver brillant ce qui n’est que clinquant. Naïveté d’une époque qui a oublié son passé et ignore sa culture : contrairement au diamant, le strass ne défie pas plus le temps qu’il ne trompe le connaisseur.

CÉSARISME
Notre rapport à la démocratie, aux élections, au pouvoir n’a guère changé si j’en crois ce qu’en écrivait assez savoureusement Jean Aicard en 1908 dans « L’illustre Maurin » et que vous trouverez ci-dessous en pièce jointe (pages 151 et 152 de l’édition Nelson). Et que dire de ceci, qui n’a jamais été aussi actuel : « La France républicaine en est encore à souffrir d’une profonde maladie chronique : le césarisme, tandis que l’essence de la république est de ne reconnaître d’autorité que celle des lois. »
Voir CRÉTINISME

L’illustre Maurin, Jean Aicard, 1908

CHANCE
Utiliser sa chance, non s’y abandonner.
Voir PRÉMATURÉ

CHAR (René)
Il y a décidément du dindon chez René Char – qui n’est pas seul de son espèce, car cette volaille prétentieuse se rencontre beaucoup dans le champ poétique, qu’elle infeste de ses déjections. Tenté de lire Lettera amorosa. Ça tombe des mains. Prose solennelle et empesée qui voudrait sculpter dans le marbre d’incroyables banalités ou des gongorismes d’une ridicule préciosité.
Quelle belle pâtée aurait fait Molière de ce Trissotin qui se donne des allures de Don Quichotte ! Je me demande parfois si tant de poètes ne fuient pas la prose pour la poésie que parce qu’elle n’est pas aussi propice à la pose…

CHÉREAU (Patrice)
Ce que j’ai vu du travail de Patrice Chéreau m’a chaque fois donné à penser qu’il était en dépit de son réel talent le parangon de ce que j’appellerais le « révolté académique ». Le conservateur progressiste, celui qui barbote dans son mal-être en pensant : « Pourvu que rien ne change, c’est si bon d’être malheureux ! »

COMMUNICATION
On ne répètera jamais assez que la publicité et la propagande sont une seule et même chose, que l’on peut à juste titre nommer communication, pourvu qu’on ne veuille pas dire par ce terme qu’il s’agit de communiquer, mais de niquer le commun.

COMPENSATIONS
À mesure que nous vieillissons, le temps semble s’accélérer. C’est que le terme se rapproche…
Cette accélération de notre temps personnel, qui vient sans doute entre autres du ralentissement de notre tempo organique, n’a pas que des inconvénients : si elle raccourcit les instants heureux, les mauvais moments passent plus vite.
C’est ainsi que je suis devenu plus patient lorsqu’il m’arrive, comme à nous tous, d’être condamné à attendre le bon vouloir des choses et des êtres : je sais que le temps me paraît désormais moins long.

CONFLIT
Refuser le conflit, le meilleur moyen d’inviter la guerre.

CRÉATIF
Un artisan, s’il ne se contente pas d’imiter et de faire ce qu’il sait faire, peut être un créateur. Un créatif, jamais. L’artisan a une main, il ne tient qu’à lui d’avoir des tripes.
Chez le créatif, tout part de la tête, tout est référence. Le créatif copie, détourne, décline. Il répète avec des variantes, il n’invente pas, il manipule. Chez lui tout est intellectuel, et tout reste abstrait. Le créatif ne cherche pas la vraie nouveauté, qui désoriente, mais la reconnaissance, qui oriente. Il a des idées, surtout pas de vision. Il fait signe, non pas sens. Il ne révèle pas, il circonvient. Il ne partage pas, il vend. À commencer par son âme, dont il ne veut pas savoir qu’elle existe – et que de fait il a perdu d’entrée de jeu.
Dignité de l’artisan, infamie, insanité du créatif.
Qui n’a rien à voir avec le créateur : aucune comparaison n’est possible entre Besson et Hitchcock, entre Marcel Prévost et Marcel Proust. Ils ne sont pas du même monde.

CRÉTINISME
On s’étonne parfois de m’entendre traiter de crétins certains hommes politiques supposés brillants. C’est que la plupart des gens présument de l’intelligence par la position atteinte et s’en laissent imposer par des apparences qui ne résistent pas au moindre examen un peu sérieux.
Le fait est qu’à la lumière de ce qu’ils disent, et plus encore de ce qu’ils font, on ne peut reconnaître à un Sarkozy, voire à un DSK, qu’une forme particulièrement grossière et primitive d’intelligence manœuvrière, qui n’est au fond qu’une sorte de perfectionnement pervers du crétinisme intrinsèque lié à la survivance du cerveau reptilien.
Esclaves de leurs pulsions, gouvernés par les passions les plus basses, dévorés d’ambition personnelle, la plupart des hommes de pouvoir, par nature incapables de vision à long terme, sont bien d’authentiques crétins. Leur ambition obsessionnelle leur confère certes une étonnante énergie et une indiscutable habileté à se pousser au premier rang, mais ne sert en dernière analyse qu’à confirmer leur radicale incapacité à exercer dignement et efficacement un pouvoir qui ne les intéresse précisément que pour l’empire qu’il leur donne et la pitoyable satisfaction qu’il procure à leurs ego surdimensionnés – autre incontestable preuve de crétinisme.
Il n’est que trop évident que ni Sarkozy ni DSK, pour ne citer que ces deux « bêtes politiques » (fréquemment reprise, l’expression ne doit rien au hasard…), n’ont leur place dans un gouvernement démocratique digne de ce nom.
Quant à leur crétinisme, nul besoin de le démontrer, ils se chargent eux-mêmes depuis des années d’en faire à tout bout de champ l’étalage…
Pourquoi croyez-vous que la gent politique soit plus déconsidérée qu’elle ne l’a jamais été ? Parler de populisme, c’est se voiler la face.
Voir CÉSARISME

DÉMOCRATIE
Tout compte fait, la démocratie de nos jours se résume la plupart du temps à pouvoir donner son avis quand personne ne vous le demande. C’est mieux que rien, diront les braves gens, qui s’abstiennent toujours prudemment de donner le leur, surtout quand on le leur demande, puisqu’ils savent d’expérience qu’on n’en tiendra pas compte.

DÉMOGRAPHIE
Il me semble que le déficit démographique allemand puise au moins pour partie son origine dans la terrible saignée que ce peuple a subi par sa faute, et dans l’accumulation de culpabilités subconscientes : il n’était littéralement plus digne de vivre.
Dans un premier temps du moins, défaite entraîne dénatalité. Hitler a plus ou moins réussi son second holocauste, celui du peuple allemand, « indigne » de « l’idéal » qu’il lui proposait d’incarner.

DETTE
Nous l’oublions trop souvent : reconnaître ses dettes est le meilleur moyen de s’en débarrasser.

DEVENIR
Un petit garçon de trois ans, examinant ses testicules, demande à sa mère : Maman, c’est mon cerveau ?
Pas encore… répond-elle.

DEUX POIDS, DEUX MESURES
Printemps arabe, aspiration à la liberté des peuples opprimés par des dictatures ; été anglais, gangs cherchant à détruire la société idéale mise en place depuis quarante ans par de vertueux démocrates.
Curieux comme la lecture des événements est à géométrie variable selon qu’ils se passent chez nous les riches ou chez eux les pauvres. Citons Mediapart : « Quand l’on se penche sur les ressorts des émeutes britanniques, pas seulement les causes immédiates qui ont provoqué ce déchaînement de violence, mais aussi le contexte politique et social qui leur sert de décor, il est difficile de ne pas faire le lien entre ce qui s’est déroulé en Grande-Bretagne et ce qui survient, depuis le début de l’année 2011 en Égypte, en Tunisie, en Syrie, en Grèce, en Espagne, au Chili. Les « insurgés » ou la « rébellion des dépossédés » sont des caractérisations hâtives et générales, mais qui sonnent juste. Le creusement des inégalités, l’impunité et l’incompétence manifeste des gouvernants, les obstacles mis à la mobilité sociale, le démantèlement de l’État-providence, tous ces facteurs participent au déclenchement des émeutes britanniques. Et ils ne sont qu’une autre facette des dictatures sclérosées, de la répression, de l’absence de libertés et du clientélisme qui ont provoqué le ras-le-bol de la jeunesse arabe. »

« DISCUSSION »
Empêcher autrui de s’exprimer pour ne pas avoir à prendre en compte ce qu’il a à dire n’est certes pas faire preuve de courage et d’intelligence. C’est pourtant à quoi s’emploient par tous les moyens, sans oublier les plus minables, la plupart des hommes dans ce qu’ils osent appeler leurs discussions ou leurs débats.
Réflexion qui me vient au sortir d’un rêve où, m’étant invité à une table garnie de politiciens dont les propos disaient assez l’inconscience et la mauvaise foi, j’entamais avec eux une discussion sur les causes de ce qu’ils appellent la crise, comme si ce n’était pas la leur.
Pour eux, elle ne devait donner lieu à aucun changement profond, les inégalités n’ayant pas « réellement » augmenté !
J’avais un argument lumineux à leur opposer, une démonstration béton parfaitement formulée, comme il m’en vient en rêve – et qu’au réveil je n’arrive jamais à reconstituer. Ils faisaient tout pour m’empêcher de suivre le fil de mon raisonnement, mais pour une fois, à défaut d’avoir pu le leur exposer intégralement, je m’en suis souvenu.
Si sur mille personnes qui avaient une part de gâteau à peu près équivalente, on en voit dix confisquer une partie de la part des neuf cent quatre-vingt-dix autres, si bien qu’elles finissent à elles dix par avoir autant de gâteau que tous les autres réunis, qui du coup ne peuvent plus manger à leur faim, ce sont les trois principes de notre démocratie qui sont bafoués en même temps : il n’y a plus ni liberté, ni égalité, ni, ça va de soi, fraternité !
Je dois dire que je me fâchais assez sérieusement devant leurs tentatives d’obstruction, et leur donnais les noms d’oiseaux qu’ils méritaient, à leur grande stupeur scandalisée, car les pharisiens disposent toujours d’une conséquente réserve d’indignation à l’égard des petites saloperies par lesquelles les gens honnêtes tentent de réagir à leurs ignominies et à leur invraisemblable mauvaise foi.
Voilà pourquoi je ne discute plus guère qu’en rêve, d’autant plus que dans la réalité je n’échappe pas toujours à cette tare qui m’exaspère autant chez moi que chez les autres.
Mais si nous n’arrivons même plus à discuter en rêve, il y a du souci à se faire…

DROITS DE L’HOMME
Henri Leclerc, avocat des droits de l’Homme ou des droits des Mâles ? En l’écoutant l’autre jour défendre l’indéfendable DSK à coup de mensonges éhontés et d’envolées lyriques aussi ridicules qu’odieuses, je me disais que chez ce militant parfois mieux inspiré la passion, réelle ou jouée, produisait d’étranges confusions : il faudrait qu’il décide ce qu’il entend défendre, les droits de l’homme ou les droits du macho. En l’espèce, il se trompait de droits sinon de droit.
La malhonnêteté intellectuelle est certes trop souvent le pitoyable et révoltant apanage des ténors légers du barreau, mais l’indignation qu’on veut croire feinte de ce trop zélé défenseur n’était pas moins déshonorante pour lui que pour son trop fameux client, qui en matière d’infamie n’a pourtant nul besoin qu’on en rajoute.

DUPE
Ne pas vouloir être dupe, quoi de plus naturel ? Vouloir ne l’être jamais, quoi de plus stupide ? Ce n’est pas sa femme qui cocufie le jaloux, c’est sa jalousie.

EFFICACITÉ
Rien de plus inefficace que la recherche de l’efficacité. Quand je veux vraiment être efficace, je ne cherche surtout pas à l’être. L’efficacité dépendant bien moins de la volonté que du plaisir, toute tentative pour, comme disent les imbéciles, « l’optimiser » aboutit très rapidement à l’annihiler. Même aimer être efficace ne suffit pas. On est efficace quand on aime.

ÉLITES
Pluriel générique tout aussi flou que « les marchés », le terme « élites » a dans nos sociétés contemporaines complètement perdu son sens originel. Les élites actuelles sont moins que jamais le fruit d’une juste sélection des meilleurs, elles sont le résultat de la cooptation réciproque opérée par ceux qui sont prêts à tout pour en être, d’où leur nullité et leur dangerosité. Les élites actuelles sont formées d’héritiers et d’arrivistes, et déterminées non par le mérite mais par l’avidité et l’ambition. C’est l’une des raisons et non la moindre des catastrophes en cours – qui sont aussi des catastrophes en cour.

ÉPOQUE (être de son)
On me dit parfois : « Tu es d’une autre époque ». C’est en partie vrai, en partie seulement, car on n’échappe pas à son époque. Je ne suis pas d’une autre époque, je suis de toutes les époques. Comme nous tous. La différence, et elle n’est pas mince, c’est que j’en ai conscience. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui dans l’homme dure, en profondeur. Les vaguelettes à la surface, laissons-les aux imbéciles, qui croient surfer quand ils barbotent.

ÉVOLUTION
À en croire de nombreux experts l’espèce humaine deviendrait de plus en plus forte, ses performances augmenteraient de façon continue. Je reste assez sceptique devant cette croyance d’autant plus répandue qu’elle est abondamment entretenue par ceux qui y trouvent leur intérêt. Les beaux bébés actuels sont peut-être supérieurs à leurs ancêtres plus rabougris, mais j’ai bien peur que ce soit à la manière dont une pomme golden trafiquée est supérieure à une bonne vieille reinette brute de décoffrage. Ça présente mieux, c’est plus grand et plus gros, ça a de belles couleurs, mais c’est moins ferme, moins goûteux, moins nourrissant et moins solide.
Au bout du compte, ce progrès largement artificiel, et souvent multiplié – « optimisé » – à l’aide de béquilles technologiques et diététiques, voire chimiques, et je ne pense pas qu’au dopage, me paraît bien suspect et passablement fragile.
Je pourrais multiplier les exemples, et me contenterai donc des deux qui me viennent aussitôt à l’esprit. Entre le Tour de France des débuts et l’actuelle pantalonnade, il y a un monde. Le Tour de France est devenu une promenade de santé comparé à ce qu’il était. Trajet réduit de moitié, routes aplanies, vélos incomparablement plus légers et plus performants, etc. Je ne donnerais pas cher des actuels coureurs s’ils devaient affronter dans ces conditions les coureurs d’autrefois.
J’ai bien connu tout au long de mon enfance un paysan petit et rond, même pas massif, les épaules tombantes. Je l’ai vu construire sa maison des fondations au grenier, casser des blockhaus à la masse pour récupérer les ferrailles, déblayer à deux avec son fils une immense usine souterraine allemande dont les bombardements alliés avaient fait une taupinière, en maniant des blocs de béton presque comme s’ils avaient été en polystyrène.
Ce gars-là savait tout faire, et il était sans aucune ostentation d’une force herculéenne. Le voir fendre du bois ou abattre de grands arbres était un spectacle impressionnant de puissance et d’adresse. J’aurais bien aimé voir nos athlètes survitaminés et bodybuildés l’affronter au corps à corps. C’aurait été un massacre, car la force n’est pas une question de muscles, mais d’énergie vitale.
Au fait, si on s’en tient au compte des spermatozoïdes, nos avantageux athlètes surgonflés font pâle figure face aux mâles plus frustes mais plus féconds qui les ont engendrés…

FONCTIONS DE L’ART
La fonction de l’art est-elle seulement de « questionner », « interroger », remettre en cause ? La recherche artistique se confond-elle avec la quête frénétique d’une hypothétique « originalité » ? L’art a au moins autant pour objet la découverte de la beauté et de sa permanence.
La conception actuelle de l’art, fondamentalement intellectuelle, est conforme à la schizophrénie qui nous dresse contre la nature comme si nous n’en faisions pas partie. Pour l’artiste authentique, il ne s’agit pas seulement d’inquiéter ou de provoquer, mais de réjouir et réconforter. Nous ne sommes pas, et heureusement, de purs esprits, mais des êtres composites. L’art consiste-t-il davantage à déstabiliser qu’à combler, à évaluer qu’à contempler, à analyser qu’à communier ? Poser la question, c’est y répondre…
Pour moi, l’art consiste à parier sur cette intelligence supérieure à l’intelligence qu’est ce que nous appelons l’amour, en vue d’approcher au plus près la perfection que nous entrevoyons sans jamais l’atteindre.
C’est pourquoi l’art est bonheur, non plaisir. Chercher à créer du bonheur jusque dans le malheur, de tout faire miel, donner tout son sens à notre vie, c’est cela à mes yeux la vocation de cette étrange démarche que nous appelons art, dont l’accomplissement est le fruit de l’harmonie réussie entre les recherches de notre curiosité et l’incarnation de nos idéaux et de nos valeurs.

HUMAIN
J’aime avant tout ces auteurs que j’appellerais humains : une galerie apparemment hétéroclite de créateurs de toutes les époques que réunit leur amour de la vie, leur humour, et leur refus de se payer de mots. D’Aristophane à Shakespeare en passant par Molière et La Fontaine, de Labiche à Musset, d’Orwell à Koestler, de Proust à Pessoa, de Suarès à Gary, de Guareschi à Fante, de Marivaux à Tchékhov, de Laclos à Dumas, de Rabelais à Montaigne et Pascal, ils sont plus hommes encore qu’écrivains, si bons écrivains soient-ils.
D’où l’impression profonde qu’ils m’ont fait et que chaque relecture amplifie. En eux je me retrouve, et découvre mes semblables. Ils me sont fraternels parce qu’envers et contre tout, face à la dureté de l’existence, sans qu’ils sombrent jamais dans la lâcheté de l’optimisme, une essentielle jubilation les habite et les meut.

IMMACULÉE CONCEPTION
La conception serait donc naturellement maculée, intrinsèquement mauvaise et fautive ?
Étrange peur de la naissance, de l’incarnation. Peur de la mort en vérité, car qui naît meurt. Le fantasme de la virginité n’est que la plus minable des astuces élaborées par notre permanente terreur de la mort. Puisqu’elle doit mourir, la chair serait d’entrée corrompue. L’Immaculée Conception, cet odieux blasphème contre la nature et la vie, est un des concepts les plus rétrogrades imaginés par des esprits malades dans leur quête désespérée d’une prise de pouvoir sur la vie qui leur permettrait d’échapper à l’incarnation et à la mort qu’elle implique.
Les dogmes ont la vie dure, ils arrivent souvent à tuer la vie. De là à avoir la peau de la mort…

IMPÔT
Si l’impôt sur le revenu était suffisamment lourd, il n’y aurait quasiment pas besoin de l’impôt sur les successions qui, assez logiquement, est toujours très mal accepté. Retenir à la source est toujours plus juste et moins pénible que priver à la sortie.

INCULTURE
Jamais nous n’avons été plus incultes, et jamais nous n’avons été aussi nombreux à nous prendre pour des écrivains ou des artistes. Rien de paradoxal, au contraire : c’est notre inculture même qui nous donne l’audace de croire qu’on peut être un peintre ou un écrivain digne de ce nom sans autre bagage que l’envie de le devenir.
L’infernal culot des analphabètes ouvre parfois la voie à des génies instinctifs ; il a trop souvent pour fruit le désolant étalage d’une infinie médiocrité.
C’est notre inculture qui nous rend assez présomptueux pour croire que rien n’est plus facile que créer sans avoir appris. La création n’est pas un goût, c’est une vocation et un métier, l’une n’allant pas sans l’autre.
D’où ce paradoxe aisément compréhensible : plus il y a d’écrivants, moins il y a d’écrivains, plus de barbouilleurs, moins de peintres, plus de plasticiens, moins d’artistes.

INDÉPENDANCE
On a d’autant plus besoin d’indépendance qu’on en manque.

INTELLECTUALISME
Dans le travail de la plupart des artistes actuellement « reconnus », je ne trouve ni âme ni tripes. Leurs œuvrettes monumentales sont les fruits secs d’esprits qui jouent à créer, qui font semblant. Jamais ils ne se mettent en danger. C’est que jamais ils ne se perdent de vue.

INTELLECTUALISME
L’idéologie de la consommation ne s’arrête pas aux biens matériels. Elle est au cœur même de ce que j’appelle l’intellectualisme. La consommation mène à l’abstraction, en ce qu’elle chosifie puis détruit les matériaux qu’elle utilise ; l’intellectualisme ne perçoit de la réalité que ce qu’il peut en abstraire, une sorte d’extrait sec lyophilisé qui constitue le carburant que consomme son mouvement perpétuel.
Si les intellectuels contemporains sont si peu capables de critique, si peu engagés, si prompts à se rallier à toutes les formes du pouvoir ubiquiste globalisé, c’est parce qu’ils ne sont plus que des consommateurs d’idées. Producteurs consommateurs de concepts, ils cherchent la dernière nouveauté à acheter et revendre avec profit, s’efforcent constamment de gagner des parts de marché. Il ne s’agit plus pour eux de partager une réflexion, mais de fourguer une pensée unique – celle qui vend et se vend.
Une vraie réflexion est toujours en prise sur la réalité, alors que l’intellectualisme n’est jamais que fantasmatique.
Plus généralement, le narcissisme de la société de consommation se marie voluptueusement avec celui des intellectuels, dont c’est le péché mignon. Ainsi encouragé, dopé par l’enfermement abstrait dans la « réflexion » sur l’art fonctionnant en miroir, on arrive à la vacuité égotique proprement démente qui fait des artistes intellectuels de marché des parangons du consommateur aliéné, tout en leur donnant le rôle peu glorieux de renforcer la démarche aliénante par l’exaspération du marketing et de la spéculation.
Le narcissisme, à force de tourner sur lui-même en boucle selon un schéma réflexe pavlovien, débouche automatiquement sur la surenchère.
Et comme de juste, cette explosion s’achève en implosion, le bouquet d’artifice ne laisse que des cendres.
S’agissant de la chair, je ne crois pas au « Triste post coitum ». Mais l’orgasme intellectuel est triste avant même la détumescence…

INTEMPOREL
Dans une chronique récente, Frédéric Schiffter, grand amateur de Cioran, écrit ceci, qui rejoint ma préférence pour l’intemporel et ma haine de la mode : « Aux doctrinaires engagés « qui se moulent sur les formes de leur temps », Cioran préférait les penseurs, chez lesquels, écrivait-il, « on sent qu’apparus n’importe quand ils eussent été pareils à eux-mêmes, insoucieux de leur époque, puisant leurs pensées dans leur fonds propre, dans l’éternité spécifique de leurs tares ». Et d’invoquer Pascal, Kierkegaard, Nietzsche, mais aussi La Rochefoucauld, Chamfort, Mme du Deffand et d’autres enfants de Saturne, poètes et dramaturges. Or, on ne fréquente pas une telle famille d’âmes à la « sensibilité ulcérée » sans hériter d’elle sa « néfaste clairvoyance » qui sécrète un style de la cruauté. »

JOB(S)
Jobs a fait le job, point barre. Aucune raison de déifier ce personnage, as du marketing, brillant et désespérément superficiel, à l’image de tous les jeunes loups de tous les temps. Jobs nous a rendu service pour le meilleur et pour le pire. Ni monstre ni bienfaiteur de l’humanité, il a vécu sa mégalomanie jusqu’au bout, ce qui ne suffit pas à en faire un exemple.
Si mes concitoyens ont besoin de Steve Jobs pour être heureux, pas étonnant qu’ils aient voté Sarkozy : c’est que le marketing et la communication, ces attrape-nigauds, leur tiennent lieu de vie. Il n’est pas rare que les esclaves aiment leur esclavage, pourvu que la chaîne soit plaquée or.

JOLY (Eva)
Pas de doute, Eva Joly gêne. Comment tolérer dans le marigot puant des politiques actuels un être humain honnête avec lui-même et avec ses convictions, animé par un idéal, et qui tente de parler et d’agir en conformité avec lui ?

LANG LANG
Je l’ai écouté par hasard sur France-Musique, qui consacrait une série d’émissions à ce « phénomène ». Si j’en juge par ce que j’ai entendu ce jour-là, phénomène de foire. Pur produit marketing. Pianiste en toc, marketé jusqu’à l’idiotie. Sa façon pleine d’afféterie, désarticulée, de jouer la seconde Rhapsodie hongroise de Liszt m’a révulsé. Vite, me nettoyer les oreilles en écoutant pour la centième fois Cziffra première version, et sa virtuosité humble servante de l’âme. Une lamentable mouture de l’Appassionata, coquette et dégingandée, sans la moindre intériorité, pire, sans la moindre nécessité. Vite, réécouter la version Gulda et son autorité passionnée.
Dans ces deux « interprétations », Lang Lang fait son show. Aucune urgence réelle, juste la drague d’un public de consommateurs ébloui par les paillettes sonores de ce virtuose réduit à une belle mécanique sans âme ni réflexion. Une sorte de sous-Paganini du piano. La musique semble n’être pour lui qu’un support, un tremplin pour faire voler son dragon. Lang Lang produit du son plus qu’il ne fait de la musique. Le même jour, contraste terrible pour la star, entendu un très beau Rigoletto donné à Orange.

« LEADERS D’OPINION »
Titre d’une « étude » d’un certain Delouvrier : « Les leaders d’opinion et leur opinion de l’administration ». Difficile de dire davantage en si peu de mots ! Quand virerons-nous tous les technocrates et autres « leaders d’opinion » de mes fesses ?

LIBÉRATION
Libérons le sexe, libérons les arts, libérons la finance, criaient-ils. Il est des libertés qui tuent.

LIMITES
Je suis très conscient de mes limites. Et de ma capacité à les dépasser, si je m’abandonne à tout ce qui me dépasse, en moi et hors de moi.

LOGIQUE
« Que tu puisses penser ce que tu penses suffit à m’ôter toute envie de te convaincre de penser autrement. » Ce n’est pas illogique ni injuste. Ou tu es incapable de penser mieux, ou, pensant mieux, tu serais encore plus dangereux.

LOGORRHÉE
Le problème, ce n’est pas que nous n’ayons plus rien à dire, c’est que nous continuons à le dire…

MADEMOISELLE
Le machisme n’est pas mort, DSK entre autres nous en a fourni la peu reluisante preuve. Le féminisme dans sa version hard est quant à lui moribond. L’attaque ridicule contre cette pauvre (je n’ose dire ce pauvre !) « Mademoiselle » qu’il faudrait éradiquer de la langue française donne une idée désespérante du niveau intellectuel et humain des militantes les plus obtuses d’une cause dont elles sont autant que les beaufs les meilleures ennemies.
Rappelons à ces oies blanches qu’au temps des bordels, la sous-maîtresse convoquait ses brebis non d’un méprisant et dégradant : « Mesdemoiselles, au salon ! », mais d’un respectueux et idéalement neutre : « Mesdames, au salon ! »

MAÎTRISE
L’artiste médiocre cherche à avoir la maîtrise de sa non-maîtrise. L’artiste authentique aspire à la non-maîtrise de sa maîtrise.
Voir MATISSE

MARY MAC CARTHY
Dans son petit livre, « En observant Venise », cette brillante critique américaine du siècle dernier, grande amie d’Hannah Arendt, se livre à un charmant bavardage de bonne compagnie, en grande dame amusée, à qui sa culture permet une indulgente sévérité envers Venise et les vénitiens. Attitude typique des Wasps (white anglo-saxons protestants), bien qu’elle ait été pour autant que je sache catholique. Pleine de finesse d’esprit, elle tourne comme un papillon faussement folâtre autour du cœur de Venise sans jamais parvenir à y pénétrer. Moins positivistes et plus empathiques, Régnier et Suarès ont bien mieux compris la magie vénitienne.
Cette grande américaine intelligente et sagace a l’imagination aussi plate que les pieds. C’est qu’il lui faut tout voir du dehors, avec un recul ironique et quelque peu protecteur, et comprendre davantage que contempler, ce qui est le plus sûr moyen de passer à côté de l’essentiel.

MATISSE
Dans ses écrits, Matisse est parfois terriblement agaçant de froideur, de distance et aussi de pédantisme. Mais c’est peut-être justement sa tendance à la mégalomanie qui lui permet de lâcher si souvent des formules admirables et fondamentales, comme celle-ci, que j’aimerais reprendre à mon usage : « J’espère perdre pied et alors je ne pourrai m’en tirer que par l’inconnu. »
Comment définir mieux l’état de recherche qui peut seul mener à la découverte ? C’est beaucoup plus beau, beaucoup plus juste et finalement bien moins prétentieux que la douteuse proclamation d’un Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve ». Voir MAÎTRISE

METTEURS EN SCÈNE
Si je ne vais plus voir les grands spectacles de théâtre présentés par de « prestigieux » metteurs en scène, c’est pour deux raisons : soit les textes qu’ils défendent sont tout simplement nuls ou carrément chiants, soit ils s’attaquent – c’est le mot ! – à de grands textes qu’ils prennent comme prétexte à faire voler leur dragon, oubliant que, surtout en regard des chefs-d’œuvre qu’ils tentent d’utiliser à leur profit, leur dragon n’est qu’un dérisoire moucheron, dont les complaisantes évolutions, si elles peuvent épater les gogos, consternent les amateurs, je veux dire ceux qui aiment, et non ceux qui s’aiment.
Les grands auteurs sèment à tout vent et le travail du metteur en scène est de faire germer et lever toutes les potentialités encloses dans leurs textes. Cela suppose de les comprendre à fond. Que si mon lecteur ne veut pas comprendre de quoi je parle, il aille voir et revoir les films shakespeariens d’Orson Welles et d’Akira Kurosawa. Ces deux génies savaient que le meilleur moyen de se servir d’un autre génie, c’est de commencer par le servir.
Pour trahir à bon escient, il faut avoir beaucoup aimé.
À la très notable exception d’Ariane Mnouchkine, lles metteurs en scène contemporains dont j’ai pu voir le travail, révoltés académiques, ne sèment pas, ils s’aiment.
C’est une de nos fatalités : depuis toujours le narcissisme est enfant de l’impuissance.

MODE
Le problème des italiens, qui est aussi une de leurs chances et une des clefs de leurs succès, c’est leur goût immodéré pour la mode. Confondre beauté et clinquant, c’est la marque des âmes vulgaires. À la Renaissance, ils aimaient la nouveauté, puis ils se sont mis à idolâtrer la mode ; c’est ce qu’on appelle la décadence. Il y a loin de Léonard de Vinci à Benetton.

MONDE MACHINAL
Nous avons interposé la machine entre la nature et nous. Gains énormes en temps, en efforts, en profits. Perte sèche en force de vie. Il y a un monde entre la distance méfiante du tracteur systématique et de ses oripeaux « phytosanitaires » et la rude vérité des semailles, du fauchage, de la récolte.

MONET
Ce qui me passionne chez Monet, c’est sa façon de chercher la difficulté. Et de la surmonter. Jamais il ne cherche à esquiver, il va droit au fait et tourne le problème dans tous les sens jusqu’à trouver, non pas la solution, pas même sa solution, mais quelques-unes de ses solutions. Qui posent de nouveaux problèmes auxquels il s’attelle aussitôt.

MORTALITÉ
Si les hommes devenaient immortels comme ils ont la stupidité de l’espérer, ce serait beau d’être le dernier à mourir.

MORTS
Aussi loin que je me souvienne, mes morts me semblent presque aussi vivants que les vivants. Je leur parle, et sans qu’on puisse dire pour autant qu’ils me parlent, je converse avec eux. Je ne suis pas sûr qu’ils soient présents, mais ils m’accompagnent. Les morts sont de commodes partenaires de vie ; vous ne pouvez plus leur faire de mal, et ils ne peuvent pas grand-chose contre vous. Même quand ils se rappellent un peu trop à votre souvenir, c’est d’un commun accord entre eux et votre inconscient…
Cette familiarité presque revendiquée avec les morts ne m’est pas venue par hasard, elle doit sans doute beaucoup à ma douleur d’enfant, quand, entre ma cinquième et ma douzième année, j’ai vu, au fil de maladies qui m’ont paru interminables, mourir l’un après l’autre à la maison les trois grands-parents que j’adorais. Sans doute avais-je pour continuer à vivre besoin qu’ils se survivent.
Ma paresse naturelle y est aussi pour quelque chose : je commande ma relation avec mes morts, ils ne font jamais longtemps obstacle à ma volonté, voire à mes caprices. Ils vivent d’une vie que je nourris moi-même, tout comme ils nourrissent la mienne, ils me doivent autant que je leur dois, je les prolonge autant qu’ils me rassurent.

MYSTÈRE
Parcourant l’exposition organisée au Castello de Saluzzo sous l’égide de la Biennale de Venise, je ne peux m’empêcher de dire de bon nombre des candidats artistes qui y figurent : « Ils cherchent désespérément dans une feinte originalité un mystère qu’ils n’ont pas en eux ».

OLA
La ola, un concentré de connerie de masse. Le fascisme ludique dans toute sa puérile horreur. Je ne peux pas voir une ola sans éprouver une envie féroce de tirer la chaîne et d’évacuer par le trou des chiottes cette gelée unicellulaire agitée d’une houle malsaine.

ORIGINALITÉ
Dans le concert des esbroufeurs et des moutons brouteurs de modes, on est déjà assuré d’être original si on ne cherche pas à l’être.

ORIGINALITÉ
Il n’y a que les petits cons à la Sarkozy pour croire qu’on peut être original sans avoir une solide culture. Créer, ça commence par apprendre. Voyez, parmi tant d’autres, Rabelais, Montaigne, Shakespeare, les classiques français et les grands romantiques. Tous, sans la moindre exception, ont dans le passé des racines profondes qui les nourrissent et donnent à leur sève la force nécessaire à la croissance d’une œuvre personnelle digne de ce nom.
Les créateurs les plus originaux sont toujours les plus cultivés, ne serait-ce que parce qu’ils s’inspirent du passé au lieu de le dupliquer sans le savoir.
C’est leur inculture qui fait de tant de journalistes minables voulant jouer dans la cour des grands des plagiaires de trente-sixième zone.
Imiter n’est pas copier, imiter c’est découvrir sa propre originalité à travers celle d’autrui. Si tu sais faire ce qu’on a fait avant toi, tu as une chance de faire ce qu’on n’avait encore jamais fait.
Combien mortifère, cette société de consommation et de communication qui cherche sans cesse à faire prendre des vessies pour des lanternes, et des copistes pour des créateurs !

OULIPO
Quand on me dit Oulipo, j’entends Oulipipeau. Jamais pu trouver le moindre intérêt à ces petits jeux sans enjeu de dames patronnesses des lettres. Je trouve Perec ennuyeux à mourir, et même dans ses meilleurs moments Queneau ne vaut guère mieux ; quant à leurs épigones, ce sont des ectoplasmes. Littérature pour intellectuels, mots croisés littéraires entre initiés bidon. Tranchons le mot, des écritures d’impuissants qui pour être sûrs de s’amuser sans se faire mal ont mis une capote à leur plume. Il ne reste déjà plus rien de ces afféteries chichiteuses. Parlez-moi de Vian, lui n’a pas pris une ride. Mais c’était un vivant…

OXYMORES
Comme l’a bien montré Bertrand Méheust dans « La politique de l’oxymore », notre époque accumule les alliances de mots les plus incongrues, tordant en tous sens la réalité : « village global » en est un bel exemple.

PAIX
Nous vivons presque toute notre vie en eunuques du présent, coupés de nous-mêmes comme du monde, en guerre avec la vie.
La seule vraie paix est celle qui naît en nous les rares fois où nous acceptons de ne vivre qu’à l’instant, ce qui nous ouvre une éternité passagère durant laquelle, parce que nous oublions souvenirs, craintes et projets, nous sommes enfin entiers, tout pleins de notre passé et gros de notre avenir.

PARADOXE
On n’apprécie vraiment sa chance qu’après l’avoir laissée passer.

PARENTS
Parents et enfants se connaissent presque toujours trop pour se reconnaître.
Voir ATTENTE

PEINTURE
Je crois de moins en moins en l’image et j’ai toujours davantage foi en la peinture. L’image donne à voir, la peinture à contempler.

PEINTURE « PURE »
Croire que la peinture se suffit à elle-même relève d’un singulier manque de sensibilité. Pour atteindre à l’art, la peinture doit avoir d’une manière ou d’une autre valeur symbolique. Faute de quoi, elle se limite au décoratif ou s’avilit dans le n’importe quoi.
Une peinture peut ne pas avoir de sens apparent, mais elle n’est peinture que si elle fait sens.

POSTÉRITÉ
Si l’on juge un arbre à ses fruits, la postérité de ce pauvre Sartre donne la mesure de l’indigence de son œuvre. Accoucher de BHL, quel aveu d’impuissance…

POUVOIR
Quand j’entre dans un rapport de pouvoir avec quelqu’un, que ce soit en tant que dominant ou dominé, j’ai honte pour lui, et pour moi. Nous me faisons honte. Ne pas arriver à être de plain pied (et non de plein pied, note au passage l’ex prof de français, on ne se refait pas !) avec l’autre me met très mal à l’aise, et m’amène presque toujours au clash ou à la fuite, voire aux deux.

PRÉMATURÉ
En peinture, comme en toute matière, se méfier des réussites prématurées. Elles nous entraînent sur de magnifiques fausses pistes, nous ouvrent toutes grandes de superbes voies de garage. Et suivant notre degré d’intelligence et d’honnêteté, nous mènent à la routine ou au découragement. Une réussite qu’on n’a pas eu le temps de mériter fait plus de dégâts qu’un échec qu’on a pris le temps de méditer. Voir CHANCE

QUANTITÉ
Aucune quantité ne remplacera jamais la qualité. C’est pour avoir oublié cette règle naturelle vitale que notre civilisation est en train de s’effondrer et met en danger la vie sur notre planète.

« RÉALISME »
Nous sommes tous de grands rêveurs, mais les plus rêveurs d’entre nous sont ceux qui se croient réalistes. Il faut une imagination délirante pour penser que la réalité se limite à la perception infiniment myope et étriquée que nous en avons. Agir de façon réaliste, c’est s’avouer handicapé et chérir son handicap comme s’il était un accomplissement.

RÉCIPROCITÉ
Le monde ne peut jamais nous apporter que ce que nous sommes prêts à lui donner.

RELATIONS HUMAINES
Ne pas vouloir se gêner, négation de toute relation humaine. Refuser toute soumission, même à soi, condition première de toute relation humaine.

REMBOURSEMENT ANTICIPÉ
J’attends avec impatience que les gouvernements européens et la grosse Commission du même nom, dans leur infinie sollicitude envers les banques, me réclament par avance les intérêts des dettes que nous aurons l’obligation morale de contracter auprès d’elles durant les cent prochaines années, en vue de rassurer les marchés en leur donnant la certitude qu’ils pourront continuer à bafouer la démocratie, multiplier les chômeurs, affamer les peuples, détruire la planète et accumuler les profits inutiles en toute impunité, in sæcula sæculorum, amen.
Car il importe de ne pas se contenter de penser le court terme, la sécurité des spéculateurs doit également être assurée sur le long terme, c’est la moindre des choses étant donné les risques qu’ils prennent avec tant de courage, de civisme, de sens des responsabilités.
Il est donc de notre devoir de nous montrer solidaires de ces héros des temps modernes en leur ouvrant tout grands nos porte-monnaie riscophobes pour que ces intrépides riscophiles puissent en toute tranquillité s’enrichir à nos dépens.

RÉMUNÉRATIONS
Combien de fois ai-je entendu des jobards soutenir contre toute évidence que les très gros salaires n’avaient qu’une influence marginale sur l’économie ! Or non seulement leur énormité par rapport au salaire moyen est un scandale particulièrement inadmissible, mais, comme le rappelait Martin Hirsch l’autre jour, ces dernières années les hautes rémunérations de toute sorte, mises à la mode notamment par le « socialiste » DSK, ont confisqué les trois quarts des richesses créées en France. Un gigantesque racket organisé par patrons et politiciens irresponsables et que ne saurait en aucun cas justifier l’argument ridicule de leur charge de travail prétendument écrasante et de leurs non moins écrasantes « responsabilités » prétendues. On a eu assez d’occasions de voir à l’œuvre leur sens des responsabilités et leur honnêteté civique pour refuser d’accorder le moindre crédit à leurs protestations d’innocence.

RÉUSSITE
J’ai toujours considéré que le mot réussite sert la plupart du temps à masquer d’un voile exagérément flatteur notre lâche soumission aux désirs d’autrui et la castration qui en résulte. « Réussir », c’est presque toujours renoncer à être réellement soi-même, tourner le dos à notre nécessité intérieure pour satisfaire notre ego et celui de nos congénères. Faire ce qui me plaît quitte à « échouer » est en fin de compte plus gratifiant et plus honnête que faire ce qu’il faut pour être « reconnu ».

RÉUSSITE
À l’inverse de ce que croient la plupart d’entre nous, ce qui peut arriver de pire à un être humain, c’est que son succès dépasse son talent. Rien n’est plus destructeur que d’obtenir ce qu’on n’a pas mérité. J’espère ne pas parler d’expérience…

RÉVOLUTIONNAIRE
Je n’ai jamais été révolutionnaire. Ce que je veux, c’est être un évolutionnaire. Face aux involutionnaires, qui par leur stupide avidité engendrent les révolutionnaires et sont donc les premiers coupables des catastrophes qui s’ensuivent, même s’ils n’en sont hélas pas toujours victimes, il faut sans cesse rappeler que l’évolution est le seul moyen d’éviter la révolution.
Le riche intelligent est celui qui est prêt à partager ce qu’il faut de ses avoirs pour ne pas mettre sa richesse en péril.

RICHESSE
Je n’ai jamais pu prendre au sérieux la ridicule Elizabeth Badinter, philosophe de salon et présidente du conseil de surveillance de Publicis, la firme créée par son père, et dont à ma connaissance elle reste la seconde actionnaire.
Que cette héritière agréablement écartelée entre ses envolées intellectuelles et ses intérêts matériels n’éprouve d’instinct maternel qu’envers la montagne de fric sur laquelle elle est confortablement assise et qu’elle couve avec une rare sollicitude, c’est somme toute assez naturel, mais cela ne suffit pas à faire de son cas particulier un cas général, Dieu merci.
Il est facile aux riches de donner des leçons de morale sur des problèmes qu’ils n’ont jamais eu à se poser. On peut se permettre de n’avoir pas l’instinct maternel quand on a de quoi faire élever ses enfants par d’autres, on peut ne pas vouloir allaiter quand on peut se payer une nourrice, on peut vouloir faire adopter sa vision du monde quand on n’a pas à s’occuper d’y survivre.
Même si de nombreux aspects de ses combats me sont plus sympathiques, les leçons de morale données par Robert Badinter ne m’ont jamais pleinement convaincu non plus. On y sent le grand bourgeois sûr de son droit et de son fait, l’idéaliste qui n’a jamais eu à mettre les mains dans le cambouis, le privilégié qui choisit les révoltes qui l’arrangent. Même quand il conteste le Grand Turc ou le Nain Malfaisant, Badinter ne s’éloigne jamais du sérail, et prend bien soin de rester dans son monde, celui de ceux qui sont au-dessus du commun – en tout supérieurs à la plèbe à qui ils font l’honneur d’accorder une part de leurs lumières.
J’ai beau faire, les milliardaires n’ont à mes yeux aucune crédibilité quand ils se mêlent de réformer la condition humaine. Qu’ils commencent par cesser de contribuer à l’aggraver ! La charité de Bill Gates, c’est celle de l’escroc qui se donne bonne conscience en reversant au pot commun la moitié de ce qu’il a volé. Désolé, mais le compte n’y est pas. Les vrais riches sont trop désincarnés, trop coupés de la vie réelle, trop maîtres de leur corps et de leur situation pour m’inspirer autre chose qu’un dérangeant mélange d’agacement et de pitié.
Le « mix » (pour parler comme eux) d’assurance arrogante et de culpabilité inconsciente qui guide leurs élans calculés leur ôte l’essentiel de leur efficacité.

ROMANTIQUES
Les romantiques : leur exaltation est à la mesure de leur désespoir. On ne comprend rien au romantisme français si l’on oublie que leur pathos un peu ridicule, que leurs élans grandiloquents témoignent au plus juste de leur fondamentale déréliction.
Les romantiques sont littéralement déracinés et si leurs cheveux longs ébouriffés saluent le rejet victorieux des perruques poudrées, ils sont aussi la vivante métaphore de leurs racines renversées, mises à nu et désespérément tendues vers un ciel d’orage d’où ne tombe aucune pluie bienfaitrice, aucune manne providentielle.
Il serait grand temps de les relire, nous vivons le même drame. En pire.

SAUVEUR
Un Sauveur qui te donne le choix entre l’enfer et le paradis, faut le faire. Si tu viens me sauver, à supposer que j’aie besoin de l’être, tu ne me demandes pas si j’ai envie ou non d’être sauvé. Tu me sauves, point barre.

SCEPTIQUES
Les gens qui ne sont pas assez mystiques m’énervent encore plus que ceux qui le sont trop. Il leur manque une dimension. Cavanna en est un bon exemple.

SENS (bon)
Écoutant un vieil ami de plus en plus vieux radoter pour la centième fois les mêmes sempiternelles âneries rationnelles-conservatrices, je me dis que c’est bien d’avoir du bon sens. Ce qui est terrible, c’est de n’avoir que du bon sens.

SENS (de la vie)
Bien sûr que la vie a un sens ! Qui ne nous suffit pas – ne satisfait pas notre volonté de puissance…
Le sens de la vie, c’est le fait de vivre.
Et comme la mort est au cœur de la vie, le sens de la vie, c’est aussi le fait de mourir tôt ou tard. Inacceptable !
Ce n’est donc pas la vie qui n’a pas de sens, c’est nous qui sommes insensés.
La vie a un sens parce que la vie est un sens, un sens unique. Le seul moyen de lui donner sens, le seul moyen de la vivre, c’est de la prendre dans le bon sens.

SENTENCE
À une très large majorité, par cupidité, c’est à dire par bêtise, l’humanité a voté, et vote encore chaque jour, sa propre mort. Ce qui tendrait à prouver que la majorité a toujours raison, c’est que la sentence est aussi juste qu’adaptée.

SERVICES PUBLICS
La politique actuelle en matière de services publics consiste à se simplifier la vie en compliquant celle des usagers et à comprimer les coûts tout en augmentant les prix. Devenir « rentable », quelle meilleure préparation à la privatisation qui permettra au secteur privé de se livrer à la seule concurrence qui l’intéresse, la compétition à qui fera payer le plus cher le plus mauvais service, règle intangible du jeu de cons des gens d’affaires, cette lie de l’humanité ?

SINCÉRITÉ
Si les artistes contemporains en vue ne m’apprennent pas grand-chose, c’est que la plupart du temps je ne les trouve pas sincères. Qu’entendez-vous par là ? vous entends-je questionner.
Pas naturels, pas justes. Ils ne sont pas croyants, n’ont pas foi en ce qu’ils font, ne croient pas en l’art. Même quand ils se croient sincères, leur intellect hypertrophié les déséquilibre et les prive de cette pierre de touche essentielle, la justesse. La plupart du temps, je ne peux tout simplement pas croire en eux. Ils ne me convainquent pas parce qu’ils ne sont pas convaincus. Si bien qu’ils alignent des produits au lieu de créer des œuvres.
L’esprit de système n’est qu’un piteux ersatz de l’esprit de perfection.
L’insincérité en art est devenue si naturelle, si consubstantielle à la démarche des artistes de marché que plus personne n’en a conscience. C’est que l’insincérité a fait tache d’huile dans nos esprits au point d’y anesthésier la sensibilité et l’esprit critique.
L’insincérité recherche l’adhésion jusqu’à devenir terroriste, parce qu’elle sait bien qu’un vrai regard critique met aussitôt à nu son imposture.

SOTTISE
Bernard Guetta sur France-Inter, c’est Monsieur de Norpois à la radio. Même ton compassé passionnel, mêmes âneries solennelles, mêmes lieux communs éculés, même malhonnêteté intellectuelle involontaire, confite dans la bêtise de ceux qui savent avant d’avoir réfléchi, parce qu’ils sont dans le secret des dieux. Les « analyses » de Bernard Guetta eussent sans doute paru quelque peu pertinentes du temps de la Triple Alliance et de l’Entente Cordiale, elles sont aujourd’hui d’une indigence et d’une paresse intellectuelle qui les rend aussi ridicules que ses perpétuelles liaisons mal-t’à propos. Proust eût adoré ce Joseph Prudhomme de la diplomatie pour les nuls…

SOLITUDE
Chacun de nous a sa solitude. Il la vivra quoi qu’il fasse : cette sœur siamoise lui est attachée de naissance et le constitue en conscience individuelle. Il lui revient de l’accepter et au besoin de la revendiquer contre tous ceux qui ne supportant pas la leur voudraient lui faire perdre la sienne.

SOURIRE
Le sourire, le vrai, n’est pas une tentative de séduction, mais l’expression toute simple d’une essentielle bonne volonté vis-à-vis du monde.

STATISTIQUES
Du danger de l’approche quantitative engendrée par les statistiques, et de la fausseté du calcul des probabilités. L’idiotie mathématique, c’est de faire triompher l’abstraction sur la réalité sous prétexte qu’elle est parfaite, contrairement à cette dernière. L’abstraction n’a aucun mérite à être parfaite : elle n’existe pas. D’où vient qu’elle détruit tout sur son passage dès qu’on tente de la concrétiser.

TERRAIN
La réalité du terrain est myope. S’en méfier : elle voit le présent, jamais l’avenir.

TYPOGRAPHIE
Nous sous-estimons la plupart du temps l’importance et la signification des caractères d’imprimerie, qui sont pourtant des condensés de culture et contribuent à former tant notre œil que notre esprit. Créer un caractère n’est pas une mince affaire, et rien n’est plus révélateur d’une vision du monde.
Je suis frappé de voir à quel point vieillissent vite de nombreuses créations typographiques modernes, comme le Geneva, l’Helvetica ou sa mauvais copie par Microsoft, l’Arial, pour ne pas parler de l’affreux Courier, comparés aux grands classiques. Commodes et lisibles, efficaces pour l’affichage et la publicité grâce à une géométrie qui à force de se vouloir simple tombe dans le simplisme, les polices « carrées » du vingtième siècle manquent de charme et d’élégance, sont plates et machinales, et à de rares exceptions près (les caractères artisanaux de Raymond Duncan) n’atteignent pas l’harmonie. Elles n’offrent aucun rendez-vous avec le plaisir charnel de la lecture, qui est l’une des raisons d’être, et non la moindre, de l’art typographique.
Et quand en réaction contre la sécheresse de ces créations utilitaires ou dogmatiques on a cherché, à l’aide des facilités offertes par l’informatique, la fantaisie ou la virtuosité, on est tombé dans l’affectation et le mauvais goût. Ainsi la brillante carrière du trop mignon, trop « joli » et trop léché Chancery de Zapf traduit-elle notre capacité à être ébloui par ce qui en fait trop, et à choisir sans hésiter ce qui brille, même si ce n’est que du plaqué. Paradoxalement, le même Zapf a pleinement réussi son Optima, formidable synthèse de ce qui s’est fait de mieux de la Renaissance à l’époque romantique. Un caractère harmonieux et original à la fois, sobre sans excès et beau sans ostentation.
La publication assistée par ordinateur, en offrant une liberté inédite à notre créativité, a depuis permis une progression géométrique du meilleur et du pire, avec une fâcheuse mais nullement nouvelle tendance à utiliser le meilleur au service du pire…
Et l’on a vu fleurir toutes sortes de caractères abracadabrants et de mises en page délirantes. Fonds colorés, images et caractères superposés, artifices alambiqués n’en finissent plus de décliner la prétentieuse « créativité » d’analphabètes plus occupés de vendre au monde la vacuité de leurs trouvailles égotiques que de proposer aux lecteurs des textes tout simplement lisibles.
Ainsi s’étale un peu partout l’ingénieuse incompétence des tripoteurs en tout genre ; mais de ce cloaque immonde émergent aussi de vraies créations, dont la puissance et l’originalité perdureront après que la vague des inévitables scories sera retombée.
La même remarque vaut pour la bande dessinée contemporaine, dont la vogue a produit la même proportion de daubes infâmes et de superbes réussites.
La floraison échevelée et presque démoniaque des productions contemporaines montre plus que jamais que les tentatives liées à une excessive liberté sont condamnées à un rapide avortement, pour laisser la place à des créations moins sophistiquées mais plus fortes, tout comme un bébé qui commence par ramper sur un coude et un genou abandonne cette démarche initiale pour se déplacer à quatre pattes et finir par marcher.
Rien n’est pire qu’une liberté qui se voudrait improvisation et n’est que bidouillage, faute d’une assimilation des principes fondamentaux.
Ce qui nous ramène au problème de beaucoup de créateurs actuels, qui illustrent, inversé, le proverbe : « Qui peut le plus peut le moins ». Ayant choisi le moins, ils ne pourront jamais parvenir au plus. L’absence de formation ne mène qu’au chaos. C’est seulement quand on a été suffisamment formé qu’on peut se révolter contre l’existant et tenter de créer une nouvelle harmonie, un ordre moderne intégrant l’ancien pour mieux le dépasser ou, plus exactement, pour trouver sa propre voie.

URGENCES
La plupart des urgences dont nous nous faisons les esclaves n’existent que dans la vision infiniment étriquée que nous avons de notre existence.

VULGARISATION
Paul Veyne est sans doute un grand historien. Je ne sais pas ce que vaut son dernier livre intitulé « Mon musée imaginaire ». Je sais en revanche pour avoir tenté à de nombreuses reprises de l’écouter sur France-Inter l’été dernier qu’il ne comprend rien à la peinture et manque désespérément d’imagination. Je me faisais une fête de retrouver la peinture italienne chaque matin. Je suis resté atterré devant la pauvreté de son approche et la platitude de sa vision, émaillée de lieux communs sentencieusement proférés dans une langue d’une imprécision et d’une mollesse stupéfiantes, langue qui rend scrupuleusement compte, il faut le reconnaître, du caractère superficiel de ce que je ne peux me résoudre à appeler sa réflexion. On me dira qu’il souhaite se mettre à la portée de son audience, à quoi je répondrai qu’en ce cas il la sous-estime gravement, et qu’il y a quelque chose de criminel à confondre vulgarisation et vulgarité. Entre autres perles, son petit baratin sur l’Assomption du Titien aux Frari était un authentique chef-d’œuvre de stupidité satisfaite.
Preuve supplémentaire de cette évidence qu’en matière artistique les universitaires n’ont pas grand-chose à dire et passent le plus souvent à côté de l’essentiel par manque de pratique et intellectualisme.

L’illustre Maurin, Jean Aicard, 1908
L’illustre Maurin, Jean Aicard, 1908