Juste avant l'orage

Juste avant l’orage © Sagault 2014


« Nous sommes entrés dans l’âge des conséquences », remarquait Winston Churchill.
Qui disait par ailleurs d’un capitaine de cavalerie qu’il était si bête que même ses camarades s’en étaient aperçus…

Des capitaines de cavalerie, le monde politique actuel en regorge, à commencer par l’actuel président, digne aboutissement d’une lignée de politiciens tarés qui suffit à elle seule à déconsidérer le désastreux régime présidentiel de la Ve République : un régime incomparable, qui réussit le prodige de ne donner aux citoyens que le pouvoir de choisir tous les cinq ans, entre des démagogues aussi malhonnêtes qu’incompétents, celui qui les cocufiera le plus abondamment et le plus insolemment.
Considérant les mérites tout particuliers dont ont fait preuve dans cet exercice scabreux les deux derniers occupants de ce trône méphitique, il semble qu’il ne serait que trop légitime de promouvoir l’un et l’autre de ces deux zozos au rang combien enviable de chef d’escadrons…
Quant aux conséquences de nos errements, qui ne se limitent hélas ni à l’hexagone franchouillard, ni à son ineffable système de gouvernance (j’emploie en toute connaissance de cause ce vocable, rendu ignoble par l’usage qu’en font les oligarques au pouvoir, car il correspond parfaitement au régime infantilisant conçu par un général de brigade cacochyme pour les veaux qu’il menait à l’abattoir nucléaire), nous commençons à les prendre en pleine figure.
Pestilentielle, oui, cette élection qui permet, que dis-je, qui récompense tous les mensonges, toutes les manipulations, toutes les tricheries, et qui dégrade la démocratie représentative en la réduisant à l’approbation obligatoire d’un président élu qui n’a de comptes à rendre que tous les cinq ans.
La Cinquième République pue depuis toujours, et à sa puanteur originelle de pouvoir quasi absolu et de corruption induite, elle ajoute depuis trente ans le remugle écœurant d’un cadavre en décomposition toujours plus avancée.
En témoigne l’invraisemblable actualité qui rassemble dans le même déshonneur et la même illégitimité l’actuel président et celui auquel il succède, l’un se prêtant à toutes les tricheries pour gagner une campagne, l’autre mentant comme un arracheur de dents pour se faire élire avant de renier sans aucune pudeur tous ses engagements en pratiquant une politique diamétralement contraire au programme soumis aux électeurs.
J’entendais l’autre jour l’actuel Sinistre de l’Intérieur, Bernard Cazenave, exiger le respect, allant jusqu’à proférer cette incroyable et perverse ânerie : « Je suis le Ministre du Respect ». Ce qu’oublie le premier flic de France, c’est qu’on n’obtient jamais que le respect qu’on mérite. « Exiger » le respect, c’est s’en avouer indigne. Le discours méprisant de ce grand argentier promu argousin en chef, loin de forcer le respect, était aussi méprisable que le comportement d’un président qui se dispense de respecter ses promesses de candidat.
Il serait temps que les politiciens apprennent enfin ce que les mots veulent dire, et que le premier pas vers une authentique démocratie consiste à dire ce qu’on fait et à faire ce qu’on dit, en bref à mettre en accord ses paroles et ses actes.
Impossible de respecter celui dont les actes contredisent les paroles ; les menteurs et les escrocs n’ont aucun droit à réclamer des citoyens un respect dont ils ne font pas preuve envers eux.

« Mon amie, c’est la finance, ma maîtresse, c’est la finance », voici ce qu’aurait dit le futur locataire de l’Élysée si sa langue n’avait pas malencontreusement fourché.
Car ses amis, ou plutôt ses maîtres, ceux dont il est l’esclave soumis et consentant, ce sont les financiers.
Qu’il rejoint dans la nullité. On ne lit pas L’Équipe tous les matins impunément…
Et ce n’est pas d’hier qu’on sait ce que valent les financiers.
« La dynamique de l’argent est étrangère aux financiers » écrivait André Suarès en 1905. Et il poursuivait :

Le très éclairant texte qui suit pourra sembler aller contre le verdict de Suarès, puisqu’il vise à mettre en lumière l’intelligence des classes dominantes.
Mais de quelle intelligence s’agit-il ? Toute tendue vers la conservation et l’augmentation, toute bornée à un égoïsme de caste sans vision, l’intelligence des riches n’est que de court terme, et en s’opposant à toute évolution, puis en systématisant une involution littéralement mafieuse, elle finit tôt ou tard par provoquer la révolution qu’elle tente de tuer dans l’œuf et se suicide avec ceux qu’elle détruit.
Un riche intelligent, ce serait un riche qui saurait partager…

Rencontre avec Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon,
auteurs de La violence des riches
L’OLIGARCHIE DES RICHES, DES MÉDIAS ET DES POLITIQUES

Le conflit des intermittents est révélateur de la soumission de l’État à la violence des riches : un rapport de la Cour des comptes a construit un déficit exorbitant, monté de toutes pièces afin d’attaquer la protection sociale de la précarité. Le commissaire à la Cour des comptes en charge de ce rapport sur les intermittents est Michel de Virville, dirigeant du Medef, mis en examen dans une escroquerie de plusieurs dizaines de millions d’euros…

Dans La violence des riches Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon identifient cette violence et les conflits d’intérêt entre Hollande et les milieux d’affaire. Rencontre.

Zibeline : L’État français devient selon vous « une société de service pour les dominants ». Comment se fait-il que l’opinion en soit inconsciente, et que persiste l’idée qu’on s’en prend aux riches ?

Michel Pinçon : Le discours dominant est très fort, d’une intense duperie idéologique. Pour la réforme des retraites par exemple, la réalité a été étouffée. Les gens se sont dit : on vit plus longtemps, il est donc normal que l’on travaille plus. Alors que le coût de l’espérance de vie supplémentaire est largement compensé par les gains de productivité. Le calcul sur la retraite n’inclut pas la croissance des richesses produites ! Cette croissance se fait toujours au profit du capital, jamais du travail, volontiers considéré comme un coût, une charge.

Monique Pinçon-Charlot : En ce moment, après les échecs électoraux du Parti socialiste, tous les gens que j’ai interviewés depuis 15 jours disent la même chose : le mille-feuille administratif ça coûte trop cher, il faut simplifier. Alors que la réalité de la réforme territoriale, c’est la libéralisation des territoires : il s’agit d’inoculer la notion de compétitivité, qui est une notion issue de l’entreprise, à tous les échelons de la vie économique et sociale, y compris géographique. Mais les gens n’en ont pas conscience, ils ont intégré l’argument libéral.

Jamais la barbarie financière et économique n’a été aussi forte, jamais aussi elle n’a été si bien mise à jour aussi ; comment se fait-il que les contre-vérités du discours dominant soient pourtant admises ?

M.P.-C. : C’est quelque chose qui nous tétanise tous. Cette situation est le résultat de multiples processus qu’on décrit dans La violence des riches. La violence économique, d’abord : on casse les emplois, on casse le système productif français ; puis les 5 millions de chômeurs deviennent une arme de chantage pour le Medef.

Et puis on trafique nos pensées, notre langage. Tous les patrons du CAC 40 sont propriétaires des médias, ils achètent même des maisons d’édition : Denis Kessler vient de s’offrir les Presses Universitaires de France !

Cette violence si forte devrait conduire à un soulèvement, à un rejet !

M.P.-C. : C’est une violence perverse qui avance sous le masque de la démocratie, de la liberté, des droits de l’homme. Ils sont parvenus à se servir de la défense de la liberté pour dominer ! Nous, intellectuels de mai 68, en sommes, bien malgré nous, responsables. Mai 68 a permis d’instaurer le néolibéralisme dans nos pays, en confondant liberté et liberté d’échange…

Comment parviennent-ils à mystifier nos esprits ? Vous décrivez dans votre livre une rencontre avec Antoine Seillière, qui vous avait en quelque sorte cloué le bec !

M.P. : On a expérimenté le pouvoir symbolique de ces milieux dirigeants lors de nos entretiens. On était dans des situations où nous étions dominés, malgré nos études : les habitants des beaux quartiers ont une assurance personnelle fantastique, ils sont sûrs de la justesse de leur combat, qui est de s’enrichir, et de faire que ça dure : c’est légitime, puisqu’ils sont les meilleurs ! La reproduction de génération en génération de leur conscience d’appartenir à une élite, et d’avoir droit à plus que le commun, leur donne une force inouïe.

M.P.-C. : C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’y a guère d’autres sociologues qui travaillent sur ce milieu : cette violence symbolique est difficile à vivre. Les riches en imposent par leur courtoisie, ils ont de « la classe », à savoir que leur seule apparence physique indique leur appartenance à l’aristocratie de l’argent. Et ils ne sont pas simplement riches parce qu’ils ont beaucoup d’argent. Ils sont riches aussi par leur capital culturel et leur capital social, c’est-à-dire leurs relations, leurs réseaux, qui se situent toujours au sommet de la société.

M.P. : Oui, ce sont des gens qui cumulent toutes les formes de richesse.

M.P.-C. : Les intellectuels négligent d’analyser les dominants ; ils s’intéressent aux dominés, et à leurs très nombreux problèmes. Pourtant il faut comprendre la cause de ces problèmes. Quant aux journalistes, nombreux sont ceux qui ont intérêt à adopter les codes et à se soumettre à cette classe bourgeoise qu’ils interrogent.

M.P. : Il y a des financements pour aller voir la misère sociale, pas pour aller voir chez les bourgeois comment ça se passe.

On vous a reproché votre proximité avec les riches que vous étudiiez…

M.P.-C. : Oui, on revendique l’empathie avec les gens avec lesquels on travaille. Mais on ne s’est jamais cachés, on a toujours écrit dans L’Humanité et ceux que nous interrogions le savaient très bien.

M.P. : Le capital de séduction des riches leur permet de tout présenter comme naturel.

M.P.-C. : Oui, le système néolibéral est naturel, comme le soleil. Les déficits publics, le « trou » de la sécurité sociale, les inégalités, les paradis fiscaux et l’État sont admis comme allant de soi. Or ce sont des constructions sociales de la classe dominante. Parvenir à casser la machine idéologique qui est derrière est très difficile.

Naturalisation des inégalités sociales et discours dominant ou idéologique : tout ceci n’est pas neuf…

M.P. : Mais avant il y avait un patron dans l’usine et des ouvriers, ce qui rendait les rapports de classe visibles ; aujourd’hui ce sont des fonds de pension qui dépècent les usines. Alors les entreprises sont devenues des biens sur lesquelles on spécule.

M.P.-C. : La financiarisation de l’économie, qui s’appuie sur une révolution technologique avec l’informatique qui a permis la mondialisation, repose sur un système théorique mis au point dès les années 40, par Friedman et Hayek. Ce système néolibéral qui a été mis en œuvre par Pinochet, Reagan puis Thatcher.

C’est une révolution incroyable, que nous n’avons pas l’impression de vivre. Le changement s’est fait par la capacité de la classe des riches à intégrer le marxisme, c’est-à-dire à intégrer la lutte des classes pour la renverser en sa faveur. De sorte que les riches apparaissent comme des créateurs de richesses, des bienfaiteurs, et non pas comme des délinquants en col blanc.

M.P. : Et de sorte que les ouvriers apparaissent comme des coûts et des charges. Avec ce processus, la classe ouvrière a été coupée de son histoire, le travail, précaire et parcellisé, n’est plus perçu comme source de fierté : « surtout mon fils ne sois pas ouvrier ».

Le massacre social n’est pas de la seule responsabilité anglo-saxonne. Dans votre livre vous montrez bien la participation active des dirigeants français à cette financiarisation néolibérale.

M.P.-C. : C’est plus qu’une participation ! Les politiques, y compris de la gauche socialiste, les journalistes, sont happés voire intégrés à l’oligarchie dominante ; c’est une oligarchie qui est politique, financière, économique et médiatique. Et c’est ce qui a changé dans cette révolution : les médias sont au cœur de l’oligarchie ; ce qui n’était pas encore le cas en 1986 quand on a commencé à travailler sur les riches.

La vraie question est celle-là : ces dirigeants socialistes pouvaient-il faire une politique de gauche ? Avaient-ils le choix ?

M.P.-C. : Oui

Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ?

M.P.-C. : Les élites du Parti socialiste sortent de l’ENA, de polytechnique ou de HEC ; c’est-à-dire de machines qui sont faites pour réaliser la mayonnaise oligarchique entre les différents pôles de la classe dominante : la noblesse, la bourgeoisie et le pôle libertaire. Bourdieu l’a très bien décrit dans La noblesse d’État ; et Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme. Ces grands bourgeois ont eu l’intelligence d’intégrer les critiques hédonistes de Mai 68, à un moment où le capital avait besoin de toujours plus de libre-échange. Ce qui s’est traduit par la liberté du capital, la suppression des frontières et à terme des nations ; ainsi les multinationales dictent leur loi.

M.P. : Quand on lit La gauche bouge de François Hollande coécrit en 1983 avec de futurs oligarques de ses amis, on voit qu’il y adhère pleinement au néolibéralisme.

Tout choix alternatif au néolibéralisme est aujourd’hui taxé de populisme.

M.P.-C. : Ces choix ont toujours été violemment attaqués. Nous aussi nous vivons personnellement cette opération de décrédibilisation ; quand je suis invitée sur un plateau de télévision on me renvoie l’image de la sociologue engagée, militante, alors qu’en face de moi j’ai trois militants, mais à fond, du néolibéralisme ! Mais pour eux c’est naturel, ce n’est pas du militantisme.

S’agit-il, comme le décrit Foucault lorsqu’il parle de la reproduction de la délinquance, d’une stratégie sans stratège ?

M.P.-C. : Notre travail décortique la bourgeoisie en tant que classe sociale au sens marxiste du terme, une classe en soi, avec des positions dans la société relativement proches, et une classe pour soi, consciente d’elle-même. C’est-à-dire consciente de ses intérêts.

Sa mobilisation est intense sur le front économique, mais aussi culturel et social.

Terminons sur le score du Front national aux dernières élections européennes…

M.P. : Le Front national tient un discours au plus près des aspirations du peuple mais dans un mensonge terrible…

M.P.-C. : Une véritable imposture ! Le Front national est mis en place par la classe dominante pour éliminer la gauche radicale. Regardez le temps de parole entre le Front de Gauche et le Front national dans les médias : c’est un rapport de un à vingt ! Les statistiques du CSA sont accablantes.

Comment en est-il arrivé là ?

M.P.-C. : Le Front national est largement une création des socialistes, notamment depuis Mitterrand ; et la politique au service du Medef de François Hollande n’a rien arrangé. L’intérêt des socialistes consiste à faire monter le Front national pour ensuite le diaboliser dans une stratégie de front républicain. Leur ennemi n’est pas le Front national, qui compte beaucoup de bourgeois comme eux ; on en a même parmi nos interviewés. Leur ennemi c’est la gauche radicale.

Situation désespérante alors !

M.P.-C. : Il y a des solutions, comme celle de rendre le vote obligatoire avec comptabilisation des votes blancs. De nombreux électeurs ne votent plus parce qu’ils ne se sentent pas représentés, qu’ils ne veulent plus voter PS ou UMP. Le vote obligatoire avec comptabilisation des votes blancs est une réformette facile à mettre en place. Pourquoi les socialistes ne le font pas ? Parce que c’est une mesure démocratique, mais qui détruirait leur système de domination politique aujourd’hui illégitime.

Entretien réalisé par RÉGIS VLACHOS
Juin 2014