« Où le cœur n’est point, il n’y a rien, ni dans l’art ni dans l’homme. »
André Suarès, Idées sur Edgar Poë, Sur la vie, 1909.

Saut de ligne d’un centimètre

Les morts aussi donnent vie

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Suarès, c’est la vie en mouvement. Toute la vie et tout le mouvement. Jamais Suarès ne se fige, il ne tient pas en place, mais il est toujours là où il est, nulle part ailleurs, donc jamais là où on l’attend. C’est un kaléidoscope qui tourne autour d’un axe immuable : la quête de la beauté parfaite, l’exaltation de la vie, la recherche inlassable de la perfection.
Suarès ignore la compromission : quoi qu’il arrive et quoi qu’il en coûte, il est toujours lui-même.
D’où qu’il voie si clair, et aie le regard si juste et si perçant.
Non pas donneur de leçons, mais vrai maître à penser, donc maître à vivre.
Le texte qui suit fut refusé par l’éditeur.
Cinq ans plus tard, à l’initiative de l’Allemagne [1], éclatait la Première Guerre Mondiale.

André Suarès, D’une barrière, in Sur la vie, 1909.


André Suarès, L’argent est la matière reine, extrait de Pensées du temps sans dates, in Sur la vie, 1909

SUARÈS EN SON JARDIN

Je reprends ici un court texte de présentation du Condottière, publié il y a deux ans, en résonance avec un texte de l’ami Klépal, dont je ne saurais trop vous recommander les épistoles improbables

André Suarès, scandaleusement méconnu ?
Non, très normalement, très logiquement méconnu.
Il faut lire Suarès. André Suarès est un génie. Comme tel, il lui arrive de dire des bêtises ; il les rend intelligentes. Ses provocations font sursauter, puis réfléchir : elles ne sont jamais gratuites, il reste juste jusque dans ses excès. En bon génie, il est contagieux. Il ne vous convainc pas, il vous convertit. Il arrive à ce volcanique de s’embourber dans des dévotions têtues, de piétiner dans d’extravagants anathèmes, mais il en sort toujours par le haut, à force de passion généreuse et de cette sorte de clairvoyance que confère l’attention quand elle est transcendée par un regard qui n’est plus seulement celui de l’esprit mais celui de l’âme, de l’être entier donc, dans toute la force de sa ferveur amoureuse : la lave dont il déborde brûle et purifie tout.
Suarès ne saurait se contenter d’être lui-même : il lui faut se dépasser, se distiller, devenir l’essence de lui-même. D’où le Condottière, ce personnage d’une surhumaine liberté, puisqu’il ne se loue que pour être sûr de ne jamais se vendre…
Le Condottière, c’est le Suarès idéal, épuré, épouillé de toutes les scories de l’existence quotidienne, comme tel seul digne d’aller à la rencontre de son Italie idéale et de la conquérir, joyau comme elle et comme elle brillant de mille feux ; jusqu’à ses pailles qui nourrissent sa flamme ! Comme à l’émeraude, ses impuretés lui sont jardin.
Suarès jamais n’a peur du ridicule, et c’est ainsi qu’il triomphe, tout feu tout flamme, nu comme braise – incandescent.
Comme toute vraie flamme, il décape et réchauffe à la fois, éliminant comme en un creuset alchimique l’accessoire pour distiller l’essentiel.
Ce qui fait de « Voyage du Condottière » une œuvre sublime, c’est que tout y est faux. Je veux dire que tout y est plus vrai que le vrai, et que vous ne rencontrerez jamais en Italie l’Italie de Suarès, mais qu’au contraire l’Italie vraie vous permettra de découvrir l’Italie rêvée de Suarès, tout comme le Condottière nous révèle l’ultime Suarès, non pas le seul vrai, mais le seul digne d’être vrai.
L’Italie lui est jardin, qu’il ouvre au public tout en en préservant le secret. Sans grande difficulté, car il sait bien qu’aux yeux du paresseux ordinaire les secrets des jardins, même publics, restent définitivement cachés.
« Voyage du Condottiere » est un splendide manuel de révolte positive. Il place l’art à sa juste place, la première, exaltant en une extraordinaire vision mystique la vertu de la beauté.
Cette Italie de Suarès, c’est la quintessence de l’Italie, distillée dans le fabuleux alambic d’une imagination fulgurante, une Italie idéale, plus juste et plus pure, plus fidèle à ce qu’elle devrait être si elle était parfaite, plus conforme donc à la réalité ultime, qui ne naît pas de notre vue, mais de notre vision.
Suarès est un voyant : à travers le prisme chatoyant de son regard, il recrée littéralement l’Italie, à son usage et au nôtre.
On est ici dans le même genre d’alchimie recréatrice qui transfigure et mythifie les pommiers normands chez Proust, qui permet à Pessoa de donner vie à travers ses hétéronymes à toutes les facettes d’une personnalité qui devient ainsi l’homme-orchestre et la caisse de résonance de l’âme lusitanienne.
Ces trois écrivains majeurs ont en commun le génie le plus précieux : leur verbe transcende tout ce qu’il touche pour en mieux révéler l’essence.
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André Suarès, Voyage du Condottière, pages 321-322 et 416-417


Presque au hasard, quelques extraits [2] de « Voyage du Condottière », histoire de donner une idée du regard si curieux et si personnel de Suarès, ainsi que de la flamboyance de son style, qui n’exclut jamais une incroyable acuité :

Page 42 : « Une nouvelle espèce d’huissiers porte-chaînes garde les musées, à présent : ils sont pleins de docteurs, qui ne permettent pas aux passants de rêver devant les œuvres : ils ont pris l’habitude de croire qu’elles leur appartiennent. Parce qu’ils n’en sauraient jamais imaginer aucun, ils se donnent l’air de mépriser nos romans et nos poèmes. Mais on rit de la défense. Et je me permets tout ce qui ne leur sera jamais permis.
À chacun son métier. Je ne parcours pas le monde pour leur plaire, ni pour tenir registre de leurs erreurs. Un musée n’est qu’un catalogue pour les maîtres d’école et les critiques. Pour les poètes, c’est une allée des Champs-Elysées où chacun réveille les ombres heureuses de sa dilection, où il s’entretient avec les beautés de son choix. Paix aux érudits dans leurs catacombes : mais qu’ils nous la laissent. Je ne voyage pas pour vérifier leurs dates : je me suis mis en route pour délivrer les Andromèdes captives, pour faire jaillir les sources, et prendre au vol les images. Je veux ouvrir les palais dormants avec ma clef. Je suis oiseleur et chevalier errant. »

Page 47 : « L’œuvre d’art est accomplie, quand, au bonheur que la beauté donne, de prime abord, ne manque pas non plus le rêve qu’elle propose, le poème qu’elle inspire au passant et à l’artiste. »

Page 52 : « Musique, qu’on ne peut trop aimer ! Amour, le premier et le dernier ! Charme du cœur, aile de la chair, sensualité qui se dépouille ; vraie province de l’âme, quand elle s’abandonne à son propre mouvement et cherche la pure volupté. »

Page 60 : « Il faudrait accepter cet art pour ce qu’il est : c’est là comprendre. Mais on ne peut se borner à comprendre : vivre va bien au-delà. Ni philosophe, ni historien, je suis homme. J’aime ou n’aime pas. L’art est une passion ; et l’on vit en art, comme on vit en passion : le goût est le tact délicat de ce qui nous flatte ou de ce qui nous blesse. Peut-être le goût est-il le sens le plus subtil de la vie. On me prend le cœur, si on l’émeut ; et faute de l’émouvoir, on le dégoûte. Qui a goûté de l’émotion, ne se plaît plus à rien, sinon à être ému. En art, l’émotion c’est l’amour. »

Page 89, de Stendhal : « Dupe de rien, il veut l’être de la passion.
Il a donc le sens profond de l’art : il sait que l’art est, d’abord, une ivresse de la vie. Il sait que, dans la douleur même, l’art cherche une volupté ; et que l’artiste est le héros de la jouissance. Ce monde-ci veut qu’on en jouisse à l’infini. »
« Il fait des bons mots pour qu’on le laisse en paix à ses grands sentiments. »
« Ambitieux, il est au-dessus de toute ambition : voilà la bonne manière, et non pas de dédaigner l’ambition, sans en connaître l’appétit mordant. »

Page 92 : « Vivre de toutes ses forces, il n’est pas d’autre volonté pour l’homme bien né ; et c’est le seul moyen d’être heureux. L’homme n’a point d’autre bonheur que de posséder la vie, point d’autre devoir que de lui faire rendre tout ce qui est en elle, point d’autre vertu que de s’y faire héroïque. Beaucoup qui ne le seraient en rien sont des héros en aimant.
Avant tout, la force du caractère. Le caractère, c’est à dire la passion d’être soi, à tout prix. »

Et pour mes amis de la Vallée de l’Ubaye, voici ce qu’il écrit, page 96, des gavots, en parlant des bergamasques :
« En Provence, on donne le nom de « gavots » aux gens du haut pays. Ils ont une sorte de verdeur un peu brusque, une verve franche, une naïveté rude ; beaucoup d’action et de ruse paysanne, l’amour du gain et plus encore de l’épargne. C’est un peuple à longs calculs et à petites dépenses, patient, têtu et qui ne plaint pas sa peine. Bergame et Brescia m’ont paru deux sœurs gavottes, comme Digne et Gap, si ces deux bonnes vieilles provençales, dans leur belle jeunesse, avaient fait un brillant mariage. »

Pages 97-98, éreintement soigné, assez mérité à mon goût, de Donizetti, s’achevant sur cette parfaite rosserie : « Il a donc sa statue, qui eût été bien plus curieuse si on l’avait osé faire justement parlante. Il est assis sur une chaise percée ; mais il est vêtu et sans verve. La Muse qui l’inspire n’est pas non plus placée comme il faut. Tous les deux s’ennuient. Le misérable ne compose plus sa musique : il l’entend. »

Page 105, Vérone sous la neige : « La rue est profondément déserte, ce soir. Sinistre et blême, elle n’est même pas éclairée. Elle a cette lumière crépusculaire qui sort de terre, quand le sol est couvert de neige, et qui est la clarté glaciale des ténèbres. »

Page 110 : « Les docteurs ne vont jamais sans la farce : c’est leur toge naturelle. »

Page 172 : « La perfection s’achève dans le silence. »

Page 256 : « Il (Donatello) n’a pas la grandeur de Giotto, n’ayant pas cette foi religieuse qui préserve l’artiste d’oublier le monde supérieur : il n’en a portant pas perdu le contact et le souvenir. »

Page 263, à propos de Fra Angelico : « La couleur, sang plastique et douce ivresse de la forme, est la fille charnelle du rêve et de la volupté ; le plus souvent, elle enveloppe la pensée de tous les prestiges du plaisir, de tous les charmes de l’appétit ; et l’âme même s’y fait corporelle. Dans les poèmes de Fra Beato, c’est la chair qui devient esprit : la couleur transpose les corps dans les tons éthérés de l’âme. La fresque n’a jamais été plus immatérielle. Les feux de l’amour prennent une fraîcheur d’oasis. La douleur et tous les supplices s’épurent dans une tendresse qui est le sourire de l’innocence accomplie. Ce moine béni n’est pas un enfant. Il sait le mal ; il sait les passions ; mais son imagination en est le purgatoire, et il dissipe tous les orages dans son arc-en-ciel. Il sauve la souffrance, notre damnation ; il donne aux misères de l’homme ou à quelques-uns de ses abîmes l’adorable repos du cœur innocent. Une paix incomparable règne dans ces images : les plus violentes ont le calme de la pureté parfaite. Une eau lumineuse lave tous ces visages : l’aurore, rosée du matin, efface les songes du mal, et la fièvre du péché n’est plus qu’un souvenir, un nuage qui se dissout en pleurs riants. Voici les cœurs sanglants sur la tige des heures fatales : ce sont des roses. Une paix, un repos, une douceur sans pareille, dans un arc-en-ciel des tons les plus purs et les plus vifs, mais aussi les plus tendres, c’est la couleur de cette âme, qui serait une fée si elle n’était pas sainte. »

Page 263, encore : « Immortelle capitale de l’esprit italien, Fiorenza était une petite ville. Et même aujourd’hui, elle n’est pas grande. Voilà pour éclairer les serfs de la masse et de la quantité, si on pouvait jamais les instruire. En son temps le plus prospère, Florence n’a pas compté plus de cent vingt à deux cent mille habitants ; mais alors Dante et Giotto, Boccace et les Villani étaient florentins ; ou Donatello, Léonard, Fra Beato, Botticelli, dix autres grands artistes, dix poètes, vingt hommes du premier rang. Reste à savoir si une ville de dix millions d’automates sans génie est plus digne d’être appelée capitale qu’une cité cent fois moins peuplée et dix fois moins étendue, où tout est qualité spirituelle, art et génie. »

Page 365 : « L’État est imbécile qui se permet de régler les mœurs ; les hommes sont des lâches qui l’acceptent. Non plus des citoyens, mais les têtes d’un troupeau. »
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Un voyage vers la vie (Verzuolo, Piemonte)

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Jean Klépal m’envoie le commentaire qui suit, parce qu’il n’a pas réussi à le faire passer directement sur mon blog. Si vous avez le même problème, ne manquez pas de m’en faire part !


« Oui, nous avons atteint un point où accepter de continuer à jouer ce jeu de dupes que sont les élections devient impossible. Ces élections européennes sont particulièrement illustratives de la situation. Enjeux particulièrement flous, candidats recyclés, absence de campagne, dissimulation des travaux de la Commission, inutilité du pseudo Parlement, incohérence politique totale et soumission proclamée aux impératifs des marchés, etc. La démocratie, pour autant qu’elle soit envisageable, est bien autre chose qu’une réduction à un simulacre épisodique. Alors, me dit-on parfois, ne pas voter c’est faire le jeu de l’extrême droite, soit, j’aimerais bien que l’on puisse me démontrer que voter c’est le contraire. Quelle différence existe-t-il désormais entre droite (extrême ou non) et gauche ? Une légère distinction de style, quoi d’autre ?
Voter c’est entériner un système complètement pourri. On me parle d’un certain moindre mal, en oubliant à chaque fois que "mal" est en facteur commun. Ne pas voter, refuser la pantalonnade, n’est pas s’abstenir, c’est clairement boycotter une insupportable farce. Certes, il y aura des élus, leur peu de représentativité sera évidemment à prendre en compte. Ce boycott est une première marche indispensable. C’est aussi une marque de confiance en une Europe à venir, absolument nécessaire, radicalement différente de la chimère actuelle. Il faut un formidable coup de semonce ! »
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Si vous voulez découvrir André Suarès, vous trouverez Voyage du Condottière au Livre de Poche, et, dans l’excellente collection Bouquins des éditions Robert Laffont, en deux forts volumes, un large choix de ses écrits, remarquablement présentés par Robert Parienté.

[1Fischer a été l’un des premiers historiens allemands à développer une version négative du Sonderweg et à voir dans l’avènement du régime nazi l’aboutissement de la voie prise politiquement par l’Allemagne depuis le XIXe siècle. Il est notamment connu pour ses thèses sur les causes de la Première Guerre mondiale, dont il attribue la responsabilité à l’Empire allemand, et son ouvrage Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale (1961) a été l’objet de l’une des plus importantes controverses historiques de l’Allemagne d’après-guerre.

[2La pagination est celle de l’édition du Livre de Poche Biblio, n° 3259.