Envie, ce jour, de nous tendre un miroir, à la lumière des événements de tout ordre qui composent notre époque, où tout est inédit sans pour autant que rien ne change…
Mais d’abord vous mettre en joie par cet extrait du sagace éloge du miroir, instrument vital de la conscience (ou de l’inconscience) de soi, tiré du délicieux « Voyage dans le boudoir de Pauline » de L.F.M.B.L., alias Louis François Marie Bellin de la Libordière, paru au moment où, après la longue agonie de la Révolution de 1789, tout commençait à rentrer dans « l’ordre ».
Nous ne sortons pas d’une révolution, nous y entrons. Vous trouverez donc bon que le reflet du miroir que je nous propose ici soit un tantinet moins badin que la prose assez succulente du ci-devant L.F.M.B.L.…

Le Miroir
Voyage dans le boudoir de Pauline, Louis François Marie Belllin de la Llibordière, Paris, An IX - 1800

Nous sommes très sensibles, nous les hommes.
Nous n’avons jamais été aussi sensibles.
Nous sommes infiniment sensibles au respect par la nature de nos droits imprescriptibles. Nous ne pouvons accepter que d’autres créatures vivantes aient le droit de vivre autrement qu’à notre service, à notre dévotion, prêtes à tout instant à se sacrifier pour satisfaire nos moindres besoins, nos plus infimes désirs.
Les platanes doivent s’écarter devant les motos qui sortent de la route, sous peine d’être tronçonnés sans pitié.
Les requins doivent laisser la priorité aux surfeurs, dont le plaisir est infiniment plus important que la survie d’une espèce qui a eu tout le temps de profiter de la vie, compte tenu de son ancienneté.
Qui sait s’il y aura encore des surfeurs dans deux cents millions d’années ? Laissons-les vivre, et s’éclater !
Quant aux rhinocéros, leur devoir le plus sacré est de nous apporter le secours de leurs cornes pour servir de béquilles à nos membres défaillants et nous éviter d’être nous-mêmes cornus, tout en assurant la continuité de l’espèce pour laquelle nous sommes prêts à tous les sacrifices, même humains…
L’homme-roi sait de source sûre que le monde a été créé pour l’homme et non l’inverse. Il lui arrive même, particulièrement quand il vient de déféquer de façon satisfaisante, de penser que le monde a été créé par l’homme et non l’inverse, en vertu du fait, reconnu de la création toute entière, que Dieu a créé le monde.
L’homme-roi ayant créé Dieu à son image, il en découle naturellement que l’homme est en dernier ressort le seul et unique Créateur de l’Univers.
L’homme-roi en déduit à juste titre qu’il n’a, envers un monde qui lui doit tout, que des droits. Le seul devoir de l’homme-roi consiste donc à faire en sorte de rester roi à tout prix, quitte à se montrer inhumain.
Tout ce qui dérange le confort et les plaisirs de l’homme-roi est par définition nuisible et doit être éradiqué sans aucune pitié.
Nous respecterons la nature quand elle nous respectera, et ce n’est pas demain la veille. En attendant, tuons-la pour lui apprendre à vivre.
Car tel est notre bon plaisir.

P.S. : Au fait, la dernière phrase de notre auteur est tronquée ; je vous en livre donc la fin, aussi drôle que lucide, et quelque peu désenchantée :
« Tous nos yeux sont fixés ensemble sur le miroir de Pauline, et, à coup sûr, chacun de nous n’y regarde que lui-même. »