Sambuco, neve e nebbia, 26-3-2013
Sambuco, neve, nebbia e notte, 26-3-2013
Si le lecteur veut y voir plus clair, il lui suffit de cliquer sur les photos…

« (...)j’appartiens » à une nation, qui, aujourd’hui, ne s’intéresse plus à aucune des nobles manifestations de l’intelligence, dont le veau d’or est l’unique dieu. (…) L’industrialisme de l’art, suivi de tous les bas instincts qu’il flatte et caresse, marche à la tête de son ridicule cortège, promenant sur ses ennemis vaincus un regard niaisement superbe et rempli d’un stupide dédain… »
Hector Berlioz, Mémoires

« Si on ne peut pas échapper aux salauds, au moins que ce ne soient pas toujours les mêmes. »
« Les majorités, ça devrait être interdit par la démocratie. (…) Avec la majorité, il y a plus de démocratie possible, il y a plus que la majorité. »
Romain Gary, Adieu Gary Cooper

Que notre époque marche sur la tête, qu’elle ait perdu à la fois le nord et la boussole, bref qu’elle barbote entre nuit et brouillard, deux histoires entre mille autres nous le prouveraient si nous en doutions encore : la triste histoire d’un ministre du Budget qui fraudait le fisc, et l’histoire tragicomique de ce rat, kamikaze ou badaud, qui court-circuite une centrale nucléaire et manque de peu la faire exploser une seconde fois…
C’est du Shakespeare.
Lequel n’a jamais été plus actuel que dans ce chaos mondialisé plein de bruit et de fureur, où l’on ne sait pas qui sont les plus idiots, de ceux qui en ânonnent le pitoyable storytelling ou de ceux qui l’écoutent encore. D’où l’urgence de courir voir « Roméo et Juliette » à la Tour vagabonde, très beau théâtre élisabéthain itinérant, actuellement installé à Paris, au bord de la Seine, à hauteur du Pont Marie. C’est un spectacle revigorant, plein d’une belle énergie juvénile, fastueux sans ostentation, remuant sans agitation, érudit sans cuistrerie, et qui, en nous faisant vivre au naturel cette écriture shakespearienne palpitante où les personnages philosophent tout en agissant et commentent leur histoire sans pour autant oublier de la vivre, nous rappelle que la communication n’est que la mascarade de l’impuissance et de la démission.
En ces temps de lucre triomphant et de chosification galopante, ce serait une belle idée de monter, à l’usage des financiers de tout poil, « Le marchand de Venise »…

Toujours hors Remarques, deux autres événements qui me semblent positifs, un grand, un petit, aussi importants à mes yeux l’un que l’autre au bout du compte…
L’image de l’univers juste après sa naissance (ou presque…), prouesse inouïe qui me laisse rêveur et me pose toute une série de questions auxquelles je suis bien incapable de répondre, mais qui m’enrichissent de toute l’ignorance qu’elles me donnent envie de combler.
Dans ces moments-là, trop rares, cette époque me fascine, m’épate, m’étonne au sens ancien du terme. Comme chaque fois que je me sens dépassé, ça me donne envie de me surpasser !
Agréable désir de « rester dans le coup », même si s’il est plus qu’étrange de penser que notre fantastique univers a pu donner naissance au marigot minable dans lequel barbotent les Sarkozy, les Cahuzac, tous ces pauvres types assoiffés de fric et de pouvoir qui ne cessent de nous pourrir la vie, comme le notait déjà si bien l’ami Berlioz, voir la citation ci-dessus enchâssée. Que de microcosmes dérisoires engendrent cet univers infini !
Je dis l’ami Berlioz, car il me semble impossible à un être humain digne de ce nom de lire ses Mémoires sans devenir son ami à titre posthume (ce qui est plus sûr, car rien ne dit qu’il m’eût pris en amitié !).
L’autre événement est minuscule, je saute du macrocosme au microcosme ; mais l’infiniment grand et l’infiniment petit ont en commun l’infini…
Dans les bâtiments désaffectés du Quartier Craplet, ancienne caserne du 11ème bataillon de chasseurs alpins à Barcelonnette, se sont installées depuis deux ou trois ans, à l’initiative de l’actuelle municipalité, de nombreuses activités plus orientées vers la paix que vers la guerre, vers la création que vers la destruction.
Ainsi de l’École Supérieure d’Ébénisterie, ouverte il y a bientôt deux ans, qui s’attache à donner une formation complète et adaptée aux besoins actuels. J’ai apprécié l’esprit d’entreprise humaniste qui anime cet établissement récent, aussi respectueux du futur travailleur que soucieux de lui trouver un travail ! Et l’efficacité réelle qui en résulte, la quasi totalité de ses élèves trouvant du travail à leur sortie.

Trêve de remarques éparses, revenons au si commode ordre alphabétique !

ACADÉMIE FRANÇAISE
Michel Serres, cette grande coquette à la pensée constamment minaudière, est tout à fait à sa place à l’Académie française, puisque le but inavoué de cette institution plus cacochyme que vénérable est de regrouper une quarantaine d’esprits brillants et superficiels dont les créations et les travaux ne risquent surtout pas de déranger l’ordre établi, en excluant soigneusement les vrais créateurs, toujours infiniment suspects aux yeux d’un État que leur irréductible originalité dérange jusqu’en ses fondements. Ainsi, cette réunion des plus éminentes nullités du Bottin mondain intellectuel fait-elle depuis quatre siècles bravement obstacle à toute création véritable, portant au pinacle les habiles plutôt que les convaincus et les talents plutôt que les génies, afin de conserver tout son lustre à cette médiocrité triomphante qui caractérise les carrières réussies.
Cela dit, j’aurais aimé y siéger, non pour le contenu, mais pour le contenant : si les académiciens ne sont pas un cadeau, le paquet-cadeau où ils sont emballés est véritablement emballant. Quel plus beau bâtiment que celui de l’Institut ?
Sur Michel Serres et sa poussive Petite Poucette, voir le texte de Jean Klépal sur son blog Épistoles improbables, et l’échange de commentaires auquel il a donné lieu.

ACCÉLÉRATION
Cette impression en vieillissant que le temps s’accélère, d’autant plus désagréable que tu sens bien au fond de toi que c’est ton corps qui peu à peu ralentit et n’arrive plus à suivre.

ACTES MANQUÉS
Il est des acte manqués si réussis qu’on ne peut qu’admirer l’habileté de notre inconscient à nous faire agir comme il l’entend au nez et à la barbe de notre conscience. Les plus doués d’entre nous pour cet exercice sont par un juste retour des choses ceux qui voudraient tellement tout contrôler que tout leur échappe, jusqu’à leur propre conduite…

ACTUALITÉ
C’est parce que je suis d’une autre époque que je suis d’actualité. Rien de moins présent que l’homme qui ne vit qu’au présent. Être actuel, c’est être de tous les temps. Vivre au présent perpétuel est le seul moyen d’être vraiment vivant.

AFFAIRES (écrit avant la dernière, qui n’est pas la moindre, comme disent les anglais)
Pour dire la profondeur de la vérole dont est atteint notre pays, il suffit de constater le peu d’intérêt porté par l’opinion publique aux innombrables et gravissimes affaires de corruption peu à peu révélées depuis une vingtaine d’années. Nous sommes gouvernés par des mafieux, et ça ne dérange personne. Ce qui prouve que, loin de nous être étranger, l’esprit mafieux vit et prolifère en nous à notre insu de notre plein gré, faisant de nous les dignes compatriotes d’un cycliste trop chargé.
Les réactions de ses amis à la mise en examen de l’ex-président pour abus de faiblesse en sont une éclatante illustration. Qu’une clique de politiciens tarés rompus depuis des années sous la houlette de leur parrain à toutes les bassesses et à toutes les ignominies puisse impunément s’en prendre avec une telle stupidité dans la violence à un juge qui fait tout simplement son travail montre assez que la corruption, si profonde qu’elle est devenue inconsciente, d’une grande partie de la classe politique a déteint sur l’ensemble de la nation au point de nous rendre incapables de distinguer le vrai du faux et le bien du mal.
Voir CORRUPTION

ANALPHABÉTISME
Quelques perles échappées aux colliers dont s’orne la langue de bois des membres de nos prétendues élites, dont l’incapacité à parler leur langue atteint désormais des sommets impensables il y a seulement quinze ou vingt ans :
L’insupportable Eva Bétan : « Deux ou trois évidences, qui est que… »
L’imbuvable Hélène Jouan : « Vous consacrez un long chapitre dans votre livre sur la réforme nécessaire… »
Le lamentable et sinistre Christian Jacob : « Tant que la lumière ne sera pas fait là-dessus… »
Un universitaire, dont je ne retrouve plus le nom, tant mieux pour lui : « L’occasion de redécouvrir une œuvre auquel le CNRS vient de consacrer un passionnant dictionnaire. »
Je pourrais multiplier ces sinistres citations, le massacre est permanent…
Le pire, c’est que nous finissons par ne plus les entendre, ces fautes de plus en plus graves, parce qu’elles portent de plus en plus sur la structure même de la langue, qui n’est désormais plus assimilée ni comprise.
Il n’y a pas que l’économie qui est en crise ; la langue, ce liant vital, littéralement fout le camp. Ainsi s’accomplit le processus rétrograde de la Tour de Babel. Comment nous comprendrions-nous ? Étrangers à nous-mêmes, nous ne parlons même plus notre propre langue.

AQUARELLE
Je cherche en aquarelle l’immobilité vibrante, le silence parlant, quand l’écume de la vie se dépose et se dissipe, quand se découvrent le cœur du ciel pur et son reflet à la surface de l’eau. Alors tous deux, le ciel et la mer, s’appellent et se répondent, miroirs réciproques, images passagères de l’infini accordé au fini.

ARGENT
Avoir beaucoup d’argent ne m’a jamais intéressé : ça coûte trop cher. Mais ce que j’ai toujours voulu, c’est en avoir assez pour ne pas avoir à m’en soucier.

ART CONTEMPORAIN
L’art réellement contemporain, c’est celui que les contemporains ne reconnaissent pas encore comme tel.

ARTISTE
Un artiste que ne taraude pas l’urgence de la perfection, un artiste qui cherche à obtenir un résultat plus qu’à parcourir un chemin, n’est en rien un artiste : ce n’est qu’un spéculateur. L’artiste de marché cherche à créer – de la valeur ! Créateur, mais seulement « créateur de richesses ».
En art, on n’est pas, on fait. Un artiste qui revendique un statut (Je suis peintre !) au lieu de dire ce qu’il fait (je peins…) se condamne à l’impuissance artistique, tout en se séparant de ses frères humains en une démarche élitiste particulièrement dérisoire et stupide : l’étiquette n’est pas le vin, la cote n’est pas l’œuvre. À l’extrême, déchéance absolue, il devient une marque (Buren ? celui qui fait des rayures…) et tombe dans l’industrie – d’où il n’est au fond jamais sorti.
Non que l’artiste doive se nourrir d’amour et d’eau fraîche. Mais la « réussite », si elle peut couronner plus ou moins légitimement l’artiste et son œuvre, ne constitue jamais la preuve qu’il y a bien eu création. Elle n’indique qu’une chose, la bonne réception du message, mais ne dit rigoureusement rien de sa qualité.
Ce qui nous renvoie à l’éternelle question de l’avoir ou de l’être, qui ne s’est jamais posée de façon plus essentielle qu’aujourd’hui. Allons-nous continuer à nous définir par l’avoir, ou allons-nous enfin chercher à être ? Contrairement à ce que veut croire l’idéologie de l’action qui sous-tend le libéralisme, il ne suffit pas de faire, il faut savoir pourquoi l’on fait.
Vivre n’est ni avoir ni faire, vivre c’est avant tout être. La pratique artistique, c’est agir pour être. Pour mieux être…
C’est en quoi le combat pour l’art véritable, pour l’art partagé, me semble plus que jamais un enjeu capital, à la fois moral, écologique et politique.
Nous avons tous à être les artistes de nos vies, à devenir des artistes de la vie.

BABEL
Qu’on y songe, et qu’on relise la Bible : la mondialisation, c’est très exactement la Tour de Babel. Plus haut elle monte, plus dure sera la chute.

BOURGEOIS
Dans ma famille, disait ce jeune bourgeois en rupture de ban, à l’intérieur de leur étroitesse, ils sont plutôt larges d’esprit.

CALCULATEURS
Nous le sommes tous plus ou moins. La différence, c’est que certains d’entre nous le sont consciemment, alors que la majorité l’est inconsciemment. Il n’est pas certain que les calculateurs conscients et organisés soient les plus égoïstes.

CATASTROPHE
Nous faisons tous semblant de croire que nous ne savons pas que nous courons à la catastrophe – c’est que nous sommes la catastrophe. Nombreux sont pourtant les indices qui montrent que notre espèce en tant que telle a conscience du danger qu’elle représente pour elle-même et pour les autres formes de vie de la planète du fait des deux conquêtes de ce que nous appelons encore le progrès, conquêtes qui lui ont donné sur la nature un empire si total qu’il ne peut que s’écrouler sous son propre poids : je veux parler du progrès technologique, qui nous assure un pouvoir qui dépasse de loin notre capacité à l’exercer, et du progrès médical qui a permis à la population humaine de croître de façon si exponentielle au cours des soixante dernières années qu’elle est désormais beaucoup trop nombreuse pour pouvoir être supportée de façon équilibrée par notre écosystème.
Que notre espèce ait pris une sorte de conscience collective de l’impasse où elle s’est engagée et qu’elle soit en train de chercher les moyens, y compris les plus radicaux, d’en sortir, j’en veux pour preuve non seulement la multiplication des conflits, non seulement l’incompréhensible atonie des peuples et de leurs dirigeants répétant sans cesse les mêmes erreurs archi répertoriées, mais encore les massacres apparemment inexplicables de plus en plus souvent perpétrés par des « fous furieux », massacres qui plus que de la folie me semblent relever de la loi qui veut qu’une espèce en surnombre se régule d’elle-même par tous les moyens à sa portée.
Individuellement (appelons ça le niveau microcosmique), pas de doute : ces actes sont incompréhensibles et atroces. Au niveau macrocosmique en revanche, ils résultent de la prise de conscience collective constamment différée et systématiquement occultée de la voie suicidaire sans retour qu’en tant qu’espèce nous avons empruntée depuis plus de deux cents ans. La vie est un phénomène infiniment complexe – qui fonctionne selon des règles très simples. S’en affranchir, ou plutôt croire s’en affranchir, c’est se condamner à mort. Nous ne sommes même plus dans le couloir de la mort, nous avons commencé à nous exécuter.

« CHIENS DE GARDE »
Les nouveaux chiens de garde : si l’on veut mesurer le degré d’abêtissement et de lâcheté, la nullité intellectuelle et morale des aboyeurs des média et autres experts de la pensée unique, les Christophe Barbier, les Laurent Joffrin, il faut voir ce film. La servilité intéressée, la complicité crapoteuse entre escrocs de bas vol, tout y est. La rage aussi, dès que le peuple veut dire son mot autrement qu’en la fermant, dès qu’il ose réclamer des miettes, et ne parlons même pas de s’inviter à leur table ! Corruption si ordinaire, si totale, qu’elle semble aller de soi ; être pourri est tellement la chose la plus naturelle du monde qu’aucun de ces porcs ne voit son groin ni la bauge infecte où il se vautre, persuadé, d’être le roi des animaux, et ses amis avec lui, quand ils ne sont qu’une association de parasites.
Stéphane Fuchs, Reynié, Colombani et les « think tank » : pensée unique – en fait pensée inique – pas morte. Valets de l’oligarchie, simples courroies de transmission, chargés de mettre en forme le storytelling, de donner un joli costume, de gazer et masquer la réalité brutale du libéral-nazisme.

COMPARAISON
Il est encore plus agaçant de retrouver ses propres défauts chez les autres que de leur découvrir des qualités qu’on n’a pas.
Ces défauts-là sont impardonnables, puisque nous les partageons, et que l’autre nous les fait voir dans un miroir où ils ne sont même pas atténués par le fait d’être nôtres, et par la bonne image qu’à force de la déformer nous parvenons si adroitement à garder de nous, même au cœur des pires turpitudes. Nous les détestons donc doublement, consciemment chez eux, inconsciemment chez nous.

COMPLEXITÉ
En art, la vraie complexité ne se voit pas, elle se sent. Il n’est même pas besoin de la comprendre, car on la vit : la vraie complexité est communion. Une complexité qui se voit s’avoue par là même artificielle, et c’est pourquoi elle plaît au vulgaire, qui préfère le spectacle à la vie.

COMPROMIS
La démocratie, c’est l’art du compromis, dit-on souvent. Voire : quand le compromis « proposé » se résume pour l’une des parties à la formule : « Pile, je gagne, face, tu perds » (comme c’est le cas dans la si exemplaire affaire de Notre-Dame des Landes !), l’accepter ne relève pas du bon fonctionnement de la démocratie mais d’une démission devant un chantage. La démocratie n’est pas l’art du compromis, pas plus que la révolution n’est la solution magique à tous les problèmes. La démocratie consiste à réduire autant que possible les rapports de force au bénéfice de l’harmonie sociale et environnementale en faisant passer l’intérêt général avant l’intérêt particulier. Cela implique parfois des conflits ouverts. Quand on vous déclare la guerre, il n’est plus temps de négocier, comme le rappelait Churchill disant à Chamberlain : « Ils devaient choisir entre le déshonneur et la guerre. Ils ont choisi le déshonneur, et ils auront la guerre ». Une phrase qui s’applique parfaitement aux deux désastreux septennats de Mitterand.
La « social-démocratie » n’est que le faux-nez d’une alliance oligarchique entre les hommes de pouvoir du public et du privé. Elle n’est ni sociale ni démocratique, et les « compromis » qu’elle impose vont toujours dans le même sens, comme le montrent de façon lumineuse l’histoire de la Cinquième République ou celle des États-Unis.
Le capitalisme néo-libéral mène depuis trente ans une guerre civile mondiale des riches contre l’humanité, comme le rappelle on ne peut plus clairement Samir Amin dans l’article suivant : Capitalisme libéral, capitalisme de connivences et lumpen développement.
La question est : voulons-nous ou non en prendre enfin conscience et agir en conséquence ?

COMPTES
Je ressemble finalement beaucoup à mon père qui faisait ses comptes au centime près, en partie double, notant la moindre endive, la moindre carotte. Je ne fais pas les comptes de mon ménage et ne les ai jamais faits, mais je fais depuis toujours les comptes de ma vie, avec le Dictionnaire d’un homme moyen, les Remarques en passant, en notant mes rêves aussi, et en tenant des journaux de voyage. Je note un peu tout sans forcément séparer l’essentiel de l’accessoire, tombant ainsi parfois dans l’erreur que je reproche à Aillagon qui, faute de savoir ce qui survivra en art, prend tout sans aucune hiérarchie.
Les comptes ne font pas le détail, ils prennent tout en compte, ce qui veut dire qu’ils ne tiennent pas compte de la qualité, mais seulement de la quantité.
Je me sens des comptes à rendre à la vie, à mon espèce, mais même si je m’en rends bien compte, j’ai du mal à ne retenir que ce qui compte, de peur de perdre, à travers un détail négligé, une part de l’essentiel.
Et puis, au bout du compte, savons-nous toujours ce qui nous est essentiel ?

CONFIANCE EN SOI
On n’a vraiment confiance en soi que quand on est capable de reconnaître ce qu’on doit aux autres.

CORRUPTION
Perte de repères ou refus de voir l’évidence ? Beaucoup de nos élus et nombre de nos concitoyens semblent croire que la corruption n’est que le résultat somme toute anecdotique d’une bien compréhensible faiblesse humaine, d’ailleurs à peu près générale.
Désastreux aveuglement. La corruption est avant tout une déshumanisation. Un cancer de l’ego dans lequel l’hypertrophie du moi fait que l’individu ne peut plus voir autrui que comme un complice à utiliser ou un objet à parasiter, à vampiriser pour assurer son propre développement indéfini.
La corruption est un crime majeur parce qu’elle détruit radicalement la possibilité d’une société humaine équilibrée au profit d’un système oligarchique de caractère mafieux, où une majorité de citoyens abusés est exploitée par une association de malfaiteurs.
La façon dont de nombreux élus réagissent depuis le début de l’affaire Cahuzac donne à penser que le "tous pourris", loin d’être un fantasme populiste, constitue le désolant mais assez lucide diagnostic d’une inconscience profondément ancrée dans les mœurs politiques, particulièrement depuis la Ve République, dont la Constitution manifestement antidémocratique offre à la corruption un véritable boulevard.
À de trop rares exceptions près, le personnel politique français s’oppose par tous les moyens depuis des années à toutes les tentatives de moralisation, à commencer par le cumul des mandats. Et, en un renversement tout de même ahurissant, condamne bien davantage ceux qui ont l’audace de révéler les scandales que ceux qui les créent.
Si nos élus veulent nous sauver du populisme dans lequel d’après eux nous barbotons, qu’ils commencent par ne pas le nourrir, que dis-je, le gaver, toujours davantage…
Voir AFFAIRES

DÉMIURGES
Quand j’écoute Mahler (souvent), je pense toujours tôt ou tard à Proust. Mahler est à mes yeux le Proust de la musique. Contemporains, congénères, tous deux bâtissent un monument apothéotico-apocalyptique de leur époque, une sorte de synthèse universelle brassant tous les thèmes au creuset d’une intelligence sans cesse fécondée par l’émotion.

DIFFICULTÉ
En art, comme dans tout le reste, il faut chercher la difficulté. Pas la facile, celle qui épate, mais la difficile, celle qui révèle et transporte. En ce sens, Van Gogh et Munch sont allés bien plus loin à mes yeux que Dali ou Picasso. C’est qu’il y a loin de la tête au cœur.

DJIAN
Il vitupère, non sans quelque raison, les écrivains « de talent », ceux qui écrivent « bien ». Mais il serait plus crédible s’il écrivait bien lui-même, et surtout s’il avait quelque chose à dire, ce qui d’après le peu que j’ai réussi à lire de lui n’est vraiment pas le cas. S’il suffisait d’être tourmenté et d’avoir mauvais caractère pour être un grand écrivain, lui et moi serions des génies.

DRÔLE
Je n’ai jamais pu être drôle que quand j’en ai envie. Être drôle parce qu’il faut être drôle, quoi de plus ennuyeux ? La drôlerie obligatoire, le boute-en-train de service, j’ai toujours trouvé ça très triste.

ÉVOLUTION
Sans l’avoir voulu, je suis passé d’une peinture explosive, rutilante, expressionniste, que je ne renie pas du tout, à une approche minimaliste, apaisée, introspective. Comme si l’individu s’estompait pour devenir caisse de résonance, pour faire écho à l’infini en lui.
Je suis aujourd’hui à la croisée des chemins, démuni, apeuré, en attente, en espoir de renaissance, comme le Clown de Michaux, le premier texte que j’aie osé lire en public, il y a très longtemps.
L’évolution recommence sans cesse car chaque fois qu’on sait enfin faire quelque chose, on prend conscience de tout ce qu’on ne sait pas encore faire et qu’il est nécessaire de découvrir, sous peine de tourner en rond dans le confort le plus inconfortable qui soit, la mise en scène de ce qu’on sait si bien faire qu’on ne le fait plus, mais qu’on fait semblant de le faire, ce qui au passage rassure les autres, ainsi capables de nous « identifier », c’est à dire de nous étiqueter. On est re-connu, parce qu’on n’entre plus dans l’inconnu.
Creuser ce qu’on sait faire pour le dépasser, s’essayer à ce qu’on croit ne pas pouvoir faire, mais dont on veut être sûr qu’on n’en est pas capable, bref écouter notre nécessité intérieure.
La paix n’est ni un repos ni une conquête, mais un cheminement juste – parce qu’ininterrompu.
Voir FAIRE et SAVOIR-FAIRE où je dis la même chose autrement, ce qui s’appelle radoter, ou, si l’on est indulgent, enfoncer le clou.

EXIGENCE
Je suis toujours surpris quand je vois des gens qui se disent exigeants exiger que les choses aillent plus vite que la musique. Quand on est vraiment exigeant, on ne peut pas être pressé.

FAIRE
Ce qu’on a déjà fait, on ne peut plus le faire. On peut seulement le refaire. Pour ne pas refaire, il faut creuser, approfondir, sous peine de se répéter. Créer, ce n’est pas refaire, c’est faire. Les artistes qui se laissent aller à refaire, qui se contentent de faire ce qu’ils savent faire, ne sont plus dans la création. Nous devons sans cesse chercher à faire ce que nous ne savons pas encore faire à l’aide de ce que nous savons déjà faire.
La technique est nécessaire mais si elle se substitue à l’émotion, elle avoue bien vite son impuissance à créer. Sans technique on n’aboutit rien, sans émotion on ne crée rien.
Voir ÉVOLUTION et SAVOIR-FAIRE

FOI
Je n’ai foi ni en Dieu, ni en l’homme, ni en moi. Mais j’ai foi en l’univers, j’ai foi en la vie, j’ai foi en la beauté et en l’amour. C’est assez pour continuer à vivre, envers et contre tout.

FRANCE-MUSIQUE
Très belle émission sur Karol Shimanovsky par un producteur qui a parfaitement choisi œuvres et interprètes, permettant un remarquable premier contact avec cet assez passionnant compositeur, dont la musique rêveuse et comme étouffée me parle à première oreille infiniment. Je pourrais en dire autant de cette autre émission, superbe, qui nous donnait à entendre d’admirables morceaux de Lili Boulanger, dont les si émouvants D’un matin de printemps et D’un soir triste.
Il est fréquent que France-Musique, fidèle en cela à l’une de ses vocations, exhume des perles oubliées, éclaire des zones d’ombre délaissées, et ces surprises ont toujours le goût excitant et doux des découvertes qu’on faisait enfant les jours de liberté, en fouillant les greniers.

GAUCHE (écrit avant les exploits du camarade Cahuzac…)
Une gauche qui donne le pouvoir à des minorités agissantes sur la majorité, une gauche qui ne pense qu’à la jouissance, qu’au plaisir, je veux dire à son plaisir, une gauche de droite, en somme, pas moyen de m’y reconnaître.

GIONO
Même quand il veut faire simple – surtout quand il veut faire simple ! – tôt ou tard Giono se guinde. Alors l’écrivain bouffe l’homme, et le lecteur se retrouve spectateur, à admirer le virtuose. Ce que je préfère jusqu’ici de lui, c’est la trilogie d’Angelo où ce maître magicien a mis son incroyable maîtrise au service, non de l’écriture, mais de son sujet, non de sa thèse, mais de la vie. Bref, pour une fois, il s’est amusé – y compris dans le terrible Hussard.

HABILES (toujours avant les exploits du camarade Cahuzac…)
La stupidité des habiles n’est pas moindre que celle des naïfs. Elle est mieux déguisée, voilà tout. Et, contrairement à ce que veut croire le sens commun, plus naïf que jamais en l’occurrence, ses conséquences sont bien pires : la stupidité du naïf est si évidente qu’il ne peut guère nuire qu’à lui-même, alors que l’habile, dont aucun obstacle ne peut mettre en échec l’adresse, engendrée et constamment attisée par son incurable avidité, entraîne avec lui dans ses délires rationnels tous ceux qui lui sont inférieurs en habileté, sans compter ceux de ses égaux en rouerie qui, à malin malin et demi, peuvent espérer tirer à sa place les marrons du feu.

HOMOPHOBIE
Un certain Bruno Roger-Petit, se disant chroniqueur politique, a récemment donné à propos du débat sur le mariage gay sur le site du Nouvel Observateur une bien révélatrice définition de l’homophobie, sous le titre :

"Ne soyons pas frileux sur ce qu’on appelle homophobie"


On peut tourner les manifestations de l’opposition en tous sens. Entre les gentils opposants, et les méchants opposants, entre les arguments naturels et les arguments religieux, entre les propos compatissants et les saillies hostiles, on parvient toujours au même résultat, au même constat, à la même conclusion : quels que soient les formes et les arguments, les opposants au mariage pour tous et au droit à l’adoption dénient aux lesbiennes et aux gays toute capacité à élever des enfants à raison de ce qu’ils sont. Au risque de déclencher une vague de protestations sans précédent (tant pis, ce n’est pas grave) force est de conclure que tous leurs arguments, tous, reposent sur une position homophobe. Celle-ci peut être directe ou indirecte, franche ou insidieuse, larvée ou revendiquée, étayée ou instinctive, culturelle ou religieuse, peu importe : dès lors que l’on dénie à une personne homosexuelle le droit d’élever un enfant à raison de sa sexualité, on professe l’homophobie. Disons les choses telles qu’elles se présentent : ce n’est pas parce que l’on proteste de sa non-homophobie pour contester le droit aux homosexuels d’adopter et d’avoir des enfants que l’on ne tient pas des propos objectivement homophobes."
De fait, ce grand inquisiteur de la très sainte cause homosexuelle n’est pas frileux ! Si je comprends bien ce qu’infère ce texte ignoble, ou vous pensez comme les homosexuels, ou vous êtes homophobe. Le débat n’a pas lieu d’être, toute pensée « déviante » est d’avance disqualifiée, pire, devrait en bonne logique tomber sous le coup de la loi.
C’est ainsi que les minorités opprimées, s’étant légitimement transformées en lobbys pour lutter contre l’oppression, deviennent en toute bonne conscience des minorités opprimantes et finissent, désolant paradoxe, par ressembler aux pires de leurs adversaires. Israël constitue de cette terrifiante dérive un véritable cas d’école. Du train dont vont les choses, ce sera bientôt un honneur et une preuve de liberté d’esprit d’être déclaré homophobe par les homophiles.
Mariage gay ? Pour l’instant, mariage triste, mariage entre le libéralisme débridé et l’hédonisme élitiste d’une gauche dévoyée, dans lequel les prétendus pionniers de la liberté tous azimuts ne sont en fin de compte que les commerciaux de l’asservissement mondialisé.
Ceci dit, devant les agressions inadmissibles subies par des homosexuels tout récemment, qu’il soit bien clair qu’homophobe ou non aux yeux de l’ayatollah Roger-Petit, je condamne radicalement ces violences stupides, criminelles et d’une révoltante lâcheté.

HUMOUR
Là où notre époque est peut-être la plus triste, c’est quand elle se mêle d’être drôle. Nous sommes devenus incapables d’humour (sauf involontaire, voir ci-dessus l’entrée HOMOPHOBIE), ni même de rire sainement de quoi que ce soit, et la plupart de nos comiques semblent croire qu’être amusant c’est être lourd, vulgaire et grossier. Gros et gras, notre humour sent le fast-food et le Nutella, voire pire : assumant pleinement notre déchéance nous en revenons maintenant au pipi-caca. C’est ainsi qu’un de ces crétins comme en sécrète à la chaîne notre monde de productivité maximale a jugé aussi utile qu’urgent de publier un guide des pissotières parisiennes. Je dis crétin parce que non content de se pencher sur ce sujet nauséabond, l’abruti en question, commentant son opis, pardon, opus majeur, a trouvé très spirituel de déclarer que, quand on savait que dans les toilettes de l’École Normale Supérieure Jean-Paul Sartre était venu maintes fois se soulager, on n’y pissait plus de la même manière.
Outre que je ne connais pas trente-six manières de pisser, je ne vois pas bien en quoi l’urine existentialiste diffère assez de la pisse ordinaire pour appeler une telle dévotion…
Cette époque a tellement besoin d’adorer qu’elle le fait jusque dans les vespasiennes.

IMPORTANCE
Nous voulons presque tous nous donner une importance que nous n’avons pas. Par malheur, certains d’entre nous y arrivent.

JEUNESSE
Dans « Les nuits de la pleine lune », le précieux et très ennuyeux Eric Rohmer faisait dire à Fabrice Lucchini (dont j’ai beaucoup apprécié l’entretien avec Télérama, à l’occasion duquel il avait laissé au vestiaire la défroque de cabot qui parfois l’engonce) : « On est vieux quand on n’éprouve plus le besoin de séduire. »
Je suis de l’avis exactement contraire : rien de tel pour rajeunir que de ne plus avoir envie de séduire. Être jeune, ce n’est pas chercher à plaire, c’est être soi-même. Quitter la séduction, c’est retrouver le meilleur de l’enfance.

LAIDEUR
« La fausse beauté reste fort en deçà de la laideur vraie et vivante. »
Cette phrase de mon cher Suarès me semble particulièrement adaptée à cet incroyable roman, véritable autobiographie d’une époque, qu’est « Le Démon », publié par Hubert Selby en 1976, et bien supérieur à tous égards à l’ennuyeux et à peu près illisible « Last exit to Brooklyn ». Enfin quelqu’un, et un ami en plus, qui parle du Démon, le meilleur, et de loin, des Selby que j’aie lus jusqu’ici ! Il y a plus de trente ans, ce livre m’a complètement chamboulé, tant il incarnait formidablement la réalité profonde de ce que j’appelle le libéral-nazisme à travers la descente aux enfers de son incroyable (parce que tellement vrai, tellement nous !) anti-héros.
Ce livre est à notre époque ce que « Les liaisons dangereuses » ont été au siècle des ténébreuses Lumières : un témoignage, un chef-d’œuvre, c’est à dire une fiction plus vraie que la réalité. Personne n’a mieux donné à voir, à sentir, à comprendre, à vivre surtout, que consommer c’est consumer.
Merci à l’ami Dejaeger d’en avoir parlé dans son chouette blog, Court toujours !

LÉGITIMITÉ
Je crains qu’on puisse soutenir qu’il n’y a plus de gouvernements légitimes sur cette planète (à supposer qu’il y en ait jamais eu), puisqu’en réalité il n’y a plus de gouvernements ; les gouvernements apparents ne gouvernent plus rien du tout. C’est la finance qui gouverne.
Or la finance n’a pas été élue, la finance n’a aucun titre à gouverner ni la moindre compétence pour ce faire. La finance d’ailleurs ne gouverne pas, elle exerce le pouvoir. En fonction de son seul intérêt à court terme, de son intérêt mal compris par conséquent. Non seulement le pouvoir financier n’est pas légitime, mais il est désastreux pour ceux qu’il exploite comme pour lui-même. C’est que la finance ne se contente pas d’exploiter, elle opprime ; ne se contente pas d’opprimer, mais détruit tout autour d’elle avant de se détruire.
La finance, c’est le règne du veau d’or à travers la loi du plus fort. Quand l’argent mène le monde sans aucun frein, il n’est pas besoin des mayas pour annoncer, sinon la fin du monde, du moins la fin de notre monde.

MATHÉMATIQUES
Je les déteste, et elles me le rendent bien. C’est par leurs bons soins que le rationalisme non seulement s’est introduit pour de bon dans la pensée occidentale jusqu’à la constituer littéralement, mais qu’il est devenu abstrait, ce qui au bout du compte en a fait un idéalisme sectaire, soit tout le contraire d’un authentique rationalisme.

MICROCOSME ET MACROCOSME
Nous avons tous une tendance aussi naturelle que dangereuse à confondre notre microcosme avec le macrocosme, disons à considérer que notre micro est le macro…
Or notre micro n’est jamais qu’une infime partie du macro. La plupart des intervenants que j’entends ces temps-ci, comme la plupart des politiques, à commencer par ces deux ectoplasmes, Hollande et Ayrault, tiennent un discours qui dans le court terme du micro peut paraître juste, mais qui, dès qu’on l’envisage au point de vue du macro, se révèle radicalement délirant. Les idéologies de la croissance et de la technologie salvatrice, pour ne prendre que cet exemple, replacées au niveau macro, ne tiennent pas une seconde la route et avouent crûment leur débilité comme la pauvreté intellectuelle de leurs zélateurs.
Nous devrions sans cesse, au lieu de nous replier sur notre micro, tenter de le mettre en perspective globale, de le resituer à sa vraie place, minuscule dans la majuscule du macro dont il dépend en dernier ressort. C’est pourquoi, scotchés à notre micro, nous avons toujours un temps de retard sur le macro, au moment même où nous croyons le maîtriser.

MORT
Depuis la mort de Bernadette, j’ai encore plus de mal à me concentrer.
Je ne sais pas vraiment pourquoi. C’est comme si plus rien ne valait vraiment la peine. Ce qui veut probablement dire qu’en sus du chagrin de cette mort prématurée qui me semble tellement injuste, j’ai pris pleinement conscience d’être mortel.
La mort m’a toujours préoccupé, sans doute parce que pendant 7 ans, entre cinq et douze ans, j’ai vu mourir à la maison, et parfois dans ma chambre, les trois grands-parents chéris que j’avais eu la chance de connaître et d’aimer. Je crois que je ne m’en suis jamais tout à fait remis.
La mort de Bernadette semble avoir détruit en moi l’envie de vivre qui m’a longtemps animé. J’ai encore envie de créer, je n’ai plus vraiment envie de vivre.
À cela s’ajoute évidemment l’horreur humaine, l’autodestruction de cette espèce si pleine de possibilités et si incapable de les utiliser à autre chose qu’à détruire et se détruire.
Ma conscience individuelle de la mort se double de la conscience toujours plus vive et plus douloureuse du suicide collectif en cours, que je vois venir depuis trente ans, dont je me suis fait avec d’autres le Cassandre impuissant.
Non seulement je ne peux l’empêcher, mais telle est la puissance de l’inconscient collectif qu’il n’est pas en mon pouvoir de ne pas y participer…

MORTS
Nos morts nous accompagnent. Les miens en tout cas font route avec moi. Non seulement par les signes matériels de leur ancienne présence, qui m’entourent, et par les souvenirs si vifs que je garde d’eux, mais du fait de leur bien réelle présence en moi. Ils sont là avec moi. Je ne sais pas s’ils ont encore conscience, s’ils vivent encore d’une manière ou d’une autre en dehors de moi, mais ils vivent en moi : je peux les entendre je les sens, par moments je les vois. Je leur parle, ils réagissent, je leur demande conseil, je les retrouve en rêve. J’ai toujours vécu au présent perpétuel. Ce n’est pas qu’un cadeau, parce que c’est un lien qu’on ne peut ni défaire ni resserrer, on est constamment entre la vie et la mort.
Je devrais peut-être peindre cette présence de mes morts, comme quand j’avais fait un tableau pour la mort de mon père, en 1995, à la sortie de l’hiver. La peinture à ce moment-là devient un pont entre vivants et morts, à travers une sorte de chamanisme.

NATURE
Pour peindre la nature aussi belle qu’elle est, il faut arriver à faire croire qu’on l’a peinte encore plus belle qu’elle n’est ; ainsi s’approche-t-on de la beauté réelle de la nature, sans jamais l’atteindre qu’en donnant l’illusion de l’avoir dépassée.
Je ne parle pas ici seulement de paysage : toute peinture, si « abstraite » se veuille-t-elle, est peinture de la nature – peinture des éléments. Ce que nous dit la peinture, c’est que nous sommes la nature. La peinture, ce sont les éléments en train de jouer entre nos mains. La peinture, c’est la nature en train de se voir à travers nos yeux.

NEW AGE
J’ai toujours du mal avec les cucuteries New Age, même si certains aspects de cet idéalisme me paraissent utilisables. Une chose est sûre, je n’ai aucune envie d’un monde parfait, et j’accepte la réalité telle qu’elle est pour moi, ce qui implique que je ne me crois pas responsable à la place des autres, mais responsable seulement de ce qui dépend réellement de moi. Quant à « l’amour inconditionnel » et autres fariboles pour ravis de la crèche et débiles légers, je les leur laisse. Mon amour est hautement conditionnel, et ne l’a pas qui veut. Je ne souhaite pas non plus être aimé de tout le monde, et ce qu’on appelle la « réussite » ne m’a jamais intéressé. Le monde de Régis Abitbol non seulement ne me tente pas, mais me fait carrément gerber, parce que j’aime le désir d’amour, pas les fantasmes de toute-puissance qui n’en sont que l’ersatz.
Pascal avait raison de dire : « Qui veut faire l’ange fait la bête », et je ne crois pas que ces idéologies New Age voisinent par hasard avec la mondialisation financière. C’est tellement une bonne idée pour l’oligarchie de tenter de nous faire croire que chaque individu est responsable de tout ce qui lui arrive ! Idéologie infiniment perverse, dont j’ai toujours combattu et combattrai la fausse innocence.

OBJECTIVITÉ
Le mot est aussi idiot et mensonger que le serait la chose, si elle existait. Notre seule possibilité d’être objectif, c’est d’avouer notre subjectivité.

OUTIL
Les outils informatiques sont si souples et si complets qu’ils nous donnent facilement l’impression que du seul fait de les avoir nous pouvons les utiliser correctement. Ce n’est évidemment qu’une dangereuse illusion, comme en témoignent les innombrables livres et photos particulièrement laids et mal foutus commis par des amateurs nullement distingués dont les ambitions créatrices poussent en tous sens sur le terreau d’une navrante incompétence.
Abusé par ses réflexes de consommateur, le bipède contemporain, confondant comme jamais l’être et l’avoir, croit naïvement qu’acheter l’outil c’est connaître le métier.

PAROLE
Notre parole nous sert sans cesse à nous rassurer sur le bien-fondé de nos opinions : notre discours est constamment truffé de chevilles qui sont en fait des béquilles destinées à nous convaincre nous-mêmes autant qu’à convaincre les autres. « Y a pas de doute ! C’est vrai que, il est certain que, c’est sûr que, il faut (bien) avouer que », etc.
Actuellement, c’est le tentaculaire « effectivement » qui tient la corde ; impossible à la plupart d’entre nous de dire trois mots sans y insérer cet adverbe à la fois pédant, laid et ridicule, mais qui a l’incomparable mérite de permettre aux imbéciles de reconnaître explicitement la véracité de leur propos à l’instant même où ils le tiennent, en un dérisoire tour de passe-passe supposé éviter la discussion, puisqu’elle n’a « effectivement » pas lieu d’être !
« Effectivement » a cette vertu proprement magique de circonscrire la discussion à celui qui parle, et qui s’avoue d’entrée tellement d’accord avec lui-même que l’auditeur est censé n’avoir d’autre choix que de le rejoindre dans la vérité.
La vérité, en l’occurrence, c’est que nous sommes aujourd’hui si peu sûrs de notre vérité que nous éprouvons le besoin obsessionnel de nous la reconfirmer sans cesse, tant nous la sentons à tout instant prête à nous échapper…

PAUVRETÉ
Si encore Sarkozy n’était qu’infâme… Mais en plus il est stupide. Il s’est mis dans la main des grands patrons en annonçant son plan de carrière : sa volonté de faire du fric après l’intermède présidentiel, qui lui servirait ainsi de rampe de lancement. Après le pouvoir et le paraître, le profit, pour toujours plus de pouvoir et de paraître. Il n’est pas sûr que ses maîtres aient envie de lui faire l’aumône. C’est qu’il est voyant, son Raymond…
Que ne faut-il pas faire pour exister quand on n’est pas capable d’être ?

PEINTURE (la vraie)
Les peintres amateurs peignent ce qu’ils voient ; les peintres professionnels, ce qu’ils observent. Les vrais peintres, qui ne sont ni amateurs ni professionnels, mais seulement peintres, peignent ce qu’ils vivent.
On peut partager une observation, mais on n’est changé que par une émotion. L’art est communion, qui intègre en un transcendant mystère la réalité, la réflexion et le vécu. Se contenter d’observer est une paresse ou une lâcheté – tout comme se contenter de réfléchir.
C’est l’émotion qui permet d’observer et de réfléchir, puis de créer.

POPULAIRE (culture)
Les écoutant ces derniers temps, j’admire la façon dont de nombreux musiciens, à la charnière entre dix-neuvième et vingtième siècle, ont su chacun à leur manière tirer le meilleur des traditions populaires qu’ils revisitaient. Dvorak, Smetana, Ravel, Respighi, Vaughan-Williams, Granados et de Falla, Bartok ou encore d’Indy et Canteloube. Leur intérêt pour le folklore, la musique ancienne, leur sont terreau dont leurs racines se nourrissent, et ils savent intégrer le passé au présent sans en affadir la sève, au moment même où ces cultures disparaissent peu à peu, fauchées par l’ère industrielle. Même chose pour des peintres comme Breton ou Millet, évoquant le monde agricole à l’aube de l’exode rural.
Les créateurs sombrent dans l’intellectualisme quand ils ne se nourrissent plus du peuple. Les grands musiciens, les grands peintres, les grands écrivains toujours se nourrissaient de ses racines et de son énergie : les exemples probants sont bien trop nombreux pour être cités, à commencer par Mahler dont la musique littéralement alchimique sublime les refrains populaires.
À l’inverse, stérilité de ces intellectuels qui se voudraient créateurs alors qu’ils ne se nourrissent que d’eux-mêmes, alors qu’ils vivent entre eux, en petits cénacles autocongratulateurs, autoadulateurs. Tout comme avant lui le nouveau roman, l’art contemporain de marché a perdu tout contact avec la réalité, il se nourrit de lui-même, il est autophage et masturbateur, à la fois autiste et corrompu. Et du coup désespérément ennuyeux.
Ces gens-là n’ont rien à dire, mais ils savent faire parler d’eux.
Voir POPULISME

POPULISME
Le populisme, cette nouvelle tarte à la crème. Il faut voir avec quelle haine (et quelle peur sous-jacente) les têtes pensantes de la sous-oligarchie intellectuelle (Reynié, Colombani, Caroline Fourest, Pascale Clark) prononcent ce mot, qui leur permet sans autre examen de rejeter à l’extrême-droite toute pensée tendant à dénoncer clairement la catastrophique et criminelle dérive de la mondialisation financière entamée depuis une cinquantaine d’années, et la pensée unique qui l’accompagne et la promeut. Leur usage populiste du mot populisme relève de la pire rhétorique, celle qu’ils diagnostiquent sans cesse à tort chez les autres. Bel exemple de « C’est çui qui l’dit qui y est ! »
Ce n’est pas Beppe Grillo qui est inquiétant, c’est le rejet borné, quasiment fanatique, de ce qu’il a à dire, de la révolte et des espoirs qu’il porte, par une classe politico-médiatique qui se prend pour une élite pensante et agissante quand elle n’est qu’une oligarchie bornée en pleine déconfiture.
_Voir POPULAIRE

RACINES
Qui ignore le passé n’a ni présent ni futur. Sans racines, aucun arbre ne pousse.

RELATIVISME
Se méfier du relativisme : il conduit tout droit au négationnisme. Si tout se vaut, le pire devient inconcevable – tout comme le meilleur. Plus rien n’ayant de valeur autre qu’anecdotique et provisoire, la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. C’est pourquoi il est essentiel que nous décidions de survivre pour témoigner.

RESPECT
C’est mon respect de la vie sous toutes ses formes qui m’amène a penser que beaucoup d’hommes ne méritent pas d’être respectés.
Il m’arrive sans aucun doute de faire partie du lot.

RÉUSSITE
Elle est toujours ambiguë. Quand on obtient enfin ce qu’on voulait vraiment, on s’aperçoit la plupart du temps qu’on a reçu en même temps tout ce qu’on ne voulait pas. Réussir est en fin de compte bien moins satisfaisant que se contenter de faire. Réussir n’est que la cerise sur le gâteau, et il n’est pas rare qu’en y croquant trop fort on se casse les dents sur le noyau.

SAUVAGERIE
La civilisation n’est pas encore arrivée dans ces contrées écartées : on n’y aime pas la sauvagerie.

SAVOIR-FAIRE
Faire ce qu’on sait faire, parce que ça marche : le plus sûr moyen pour que ça ne marche plus.
Le savoir-faire n’est qu’un tremplin vers l’art, s’en contenter, c’est renoncer à créer.
Le savoir-faire nous fait la courte échelle pour que nous le laissions derrière nous. Apprendre à l’oublier est le seul moyen de ne pas le perdre… de ne pas s’y perdre.
Car se reposer sur ce qu’on sait faire nous empêche de faire ce que nous ne savons pas faire. Qui sait n’apprend pas.
Voir FAIRE et ÉVOLUTION (pas de doute, je radote – ou je désespère d’être entendu…)

SENSIBLERIE
À la barbarie répond la sensiblerie, cette corruption de la sensibilité : une époque qui produit des êtres humains assez sauvagement stupides pour obéir à la voix intérieure qui leur propose de massacrer leurs congénères engendre en miroir inversé des zozos assez indiciblement crétins pour « respecter la vie » au point de s’interdire de tuer le moustique qui les pique. Devant l’horreur de la réalité, la sensiblerie est la pire des réactions, tant moralement que sur le plan de l’efficacité.

SOUVENIR
Ce n’est pas le souvenir en lui-même qui compte mais la trace qu’il a laissée en nous. Même quand le souvenir a disparu, sa trace demeure présente – et influente –, petit morceau inaliénable de notre vision du monde, et qui a contribué à la modeler. D’où l’intérêt du petit opuscule nommé « Agrégats », consacré par l’ami Klépal à ses souvenirs d’une époque révolue, celle de son enfance.

TRAHISON
Je lutte contre la classe dont je suis issu, mais je ne me sens pas la trahir, au contraire. C’est elle qui a trahi toutes les valeurs qu’elle m’avait inculquées, et auxquelles j’ai toujours tenté d’être fidèle. Je dis bien tenté, traître moi-même.

TSUNAMI (le génie du)
Pourquoi ai-je appelé, le jour même, pile trois semaines avant le terrible raz-de-marée du 26 décembre 2004, cette aquarelle peinte le 5 décembre de la même année : « Le génie du tsunami » ? Je me souviens très bien m’être demandé, quand ce titre a surgi de mon inconscient ce jour-là : « Pourquoi ce mot, que je connais, mais n’utilise jamais, et surtout pas en peinture, m’est-il venu à l’esprit ? Pourquoi l’associer au mot génie ? »
Mais le titre, comme l’œuvre, s’est imposé. Cette aquarelle m’était venue comme une vague irrésistible, se peignant quasiment toute seule. Mais je ne peux m’empêcher de penser que quelque connexion cachée m’avait comme averti, sans que je comprenne un seul instant de quoi il s’agissait. Le jour du tsunami, l’aquarelle et son titre m’ont littéralement sauté à la figure.
Peut-être aussi que la force souterraine soudain déployée qui avait renversé tout obstacle, faisant jaillir la peinture comme un geyser ou une éruption, m’avait impressionné, et que ce titre était un signe de reconnaissance de cette évidence que la création – la vie –, quand elle prend vraiment son essor, nous échappe et nous dépasse, comme je l’ai si souvent vérifié en tous domaines.

VIN (goûter un)
Goûter un vin à partir de critères d’analyse est absolument stupide. Le goût n’est pas une question d’analyse, c’est avant tout une appréciation synthétique. On aime ou n’aime pas, et il s’agit de savoir si on l’aime, comment et pourquoi, mais surtout pas en définissant des critères variés, à noter sur une échelle de 100. Le goût est global, et on retrouve ici la notion de ki, qui se sent mais ne s’explique pas.
Ces rationalisations pseudo scientifiques témoignent peut-être de l’influence allemande sur les Etats-Unis, mais plus encore du prétendu pragmatisme anglo-saxon, cette espèce d’efficacité bornée qui veut des certitudes et ne laisse place ni à l’intuition ni au rêve, qu’elle croit très intelligent de remplacer par les calculs fumeux d’une science et d’une publicité mécanistes. Le goût, contrairement à ce que veulent croire les amateurs de certitudes, n’est pas seulement d’ordre cérébral, il relève aussi du corps, il engage corps et âme la personne complète, en bloc. En matière de goût, toute analyse qui se voudrait scientifique manque d’entrée son objectif et se condamne à l’impuissance, tout en ouvrant la porte à toutes les tricheries.

VIVANT
Essere vivo, se sentir vivre. Depuis quelque temps, je me dis parfois, et c’est sans doute une réflexion de vieux, que c’est notre raison d’être, qu’il faut et qu’il suffit d’être conscient de vivre pour accomplir notre mission d’être vivant.
C’est ce que j’ai souvent vu faire aux vieux paysans italiens ou français qui occupent les bonnes heures du jour assis ensemble au soleil à regarder passer le temps.
Qui pour eux seuls, avec douceur, prend le temps de passer.