Remarques en passant 32.pdf
pour une lecture plus agréable…



AUTONOMIE
Une excessive quête de l’autonomie finit toujours par se briser sur le mur de la solitude.

AVANT-GARDE
Toute avant-garde a pour vocation ultime de devenir l’arrière-garde de celle qui lui succédera. Sa nouveauté même, qu’elle ne peut renouveler sans la trahir et se trahir, la condamne à sombrer dans le terrorisme académique par lequel elle tentera, désolant paradoxe, d’institutionnaliser sa révolution. La production d’une théorie, triomphe de l’avant-garde, consacre son échec.
Ne sont réellement d’avant-garde que ceux qui ne savent ni ne prétendent l’être. Ne revendiquant ni un statut, ni une conquête, mais le seul droit de créer conformément à leur nécessité intérieure. Voir PSITTACISME

AVEU (spontané)
Sur France-Inter, Fabienne Sintès, comme le journal arrive, nous ordonne : « Ne bougez pas ! On s’occupe de tout ! » Il est toujours admirable de voir l’inconscient déjouer la censure du conscient et clamer la vérité urbi et orbi… Quel aveu !

CAPORAL (épinglé)
« Si la Terre veut laisser un bon souvenir dans l’univers, il serait temps qu’elle disparaisse. »
Jacques Perret, Le caporal épinglé, 1947
Curieuse façon de faire porter à notre mère les fautes de ses enfants…
Je suis loin de partager les idées politiques de ce remarquable écrivain, un des meilleurs prosateurs de notre littérature, mais me replonger dans ce livre septuagénaire, qui m’avait enchanté à mes 16 ans, a été un vrai bain de jouvence littéraire et humaine.
Ce récit somptueusement écrit, si somptueusement qu’il paraîtrait affecté à nombre de lecteurs d’aujourd’hui, peu habitués à autant de luxuriance et de pertinence, est un chef-d’œuvre de justesse, non tant dans la description que dans la restitution vivante et précise, non seulement de la vie des prisonniers de guerre français de la seconde guerre mondiale, mais de la chair et de l’esprit d’une civilisation dont l’apogée consistait à entamer au grand galop l’effrayant processus d’un suicide programmé. C’est toute une atmosphère, toute une façon de vivre et de se vivre qui renaît dans ces pages très denses où une élégante et nerveuse légèreté ouvre à tout instant sur une gravité pudique qui atteint à la profondeur sans jamais perdre le perspicace recul de l’humour.
Ainsi, parlant de ceux de ses copains, prisonniers de guerre comme lui, qui pouvaient sortir du camp et nouer des idylles avec les allemandes esseulées, Perret note-t-il : « En fait de relations, plusieurs en cultivaient et des plus tendres, ajoutant d’autres chaînes à leurs chaînes et réalisant peu à peu les principales ambitions de l’homme libre qui sont une vie régulière, un foyer implacable et l’amour à la sauvette. »
Comment mieux résumer nos éternelles, douloureuses et comiques contradictions ?
La langue ici prend tout son sens, donne tout son suc, flatte autant les papilles que le nez, déploie ses trésors avec une évidence irrésistible.

CHURCHILL
J’étais tombé lors d’une vente de livres au bénéfice d’Amnesty sur le premier opus de Winston Churchill, Savrola, mal traduit et parfois un peu niaiseux, mais tout de même impressionnant pour un jeune homme de 23 ans, et avant même le tournant du siècle. J’ai fini par me décider à le lire et ne l’ai pas regretté. Sa vision du monde et sa carrière s’y affichent déjà en creux. C’est assez curieux, cette élaboration d’un destin que le destin va confirmer, comme une prémonition, ou une autosuggestion. Nous sommes plus que nous ne le savons (et ne voulons le savoir, et pour cause) le fruit de nos propres prophéties autoréalisatrices.

CLIENTÉLISME
On ne reprochera pas au maire LR de Chilly-Mazarin de pratiquer la langue de bois. C’est toujours édifiant, un salaud qui n’a pas peur de l’être ! Contestant la régularité de sa récente défaite électorale, il déclare tout tranquillement : « J’ai une clientèle qui ne s’est pas déplacée dans ce contexte ». La corruption est désormais si présente que de cynique elle est devenue inconsciente et peut se déployer en toute candeur, puisque plus personne ne la remarque.

COMPLEXITÉ
On nous rabâche commodément ce truisme : « Ça n’est pas simple, les choses sont plus complexes… » que ne le croient des crétins de votre genre, sous entendu, voire ouvertement formulé.
Le fait qu’un problème soit complexe ne signifie pas que nous ne devrions pas chercher à le réduire à l’essentiel pour lui apporter une solution simple. Tel est au contraire notre devoir, et les mathématiques nous l’enseignent, pour qui la meilleure solution d’un problème est la plus courte et la plus simple possible. Contrairement à la statistique, la mathématique est efficace lorsqu’elle est élégante, c’est à dire d’une simplicité raffinée, refusant la commodité de la quantité au profit de la beauté de la qualité.

CONSENSUS
Tout consensus trop partagé m’inquiète, toute unanimité m’est suspecte : qui est le loup qui guide ces moutons et vers où mène-t-il ce troupeau si heureux de consentir ? Voir LANGUE

CONTRADICTIONS
La contradiction est l’essence même de la condition humaine. L’être humain, animal pourvu de conscience, est contradictoire par nature. Ce sont nos contradictions qui nous permettent de vivre et ce sont elles qui nous détruisent. Seuls parmi les humains, les plus parfaits imbéciles et certains salauds d’exception sont démunis de contradictions, et par là même inhumains.
Nos contradictions sont là pour nous limiter et notre seul moyen de les dépasser est de les reconnaître et de les assumer. Le contraire en somme de la mégalomanie libérale, qui niant les contradictions tombe sous leur empire en croyant les dominer…

COUPLE INFERNAL
Nous autres humains avons deux défauts principaux : la peur et la paresse, qui s’entendent à merveille, tellement qu’elles sont mariées et absolument fidèles l’une à l’autre. Grattez la peur, vous tomberez sur la paresse, grattez la paresse, vous verrez surgir la peur. On ne dépasse ses peurs qu’en allant à leur rencontre, et notre paresse, à qui tout travail fait peur, répugne à cet effort.

CRÉATIVITÉ versus CRÉATION, du zéro à l’infini…
L’être humain ne peut être véritablement créateur que s’il croit à quelque chose, qui le motive et d’une manière ou d’une autre le dépasse. Notre époque honore les créatifs autant qu’elle ignore les créateurs. C’est que nous ne croyons plus en rien, aveuglés par un relativisme complaisant qui nous décharge de la responsabilité de choisir et de juger, seuls moyens de créer dans la durée.
Qui ne croit en rien ne peut envisager la durée, et réduit sa perception et sa compréhension du monde à son minuscule champ de vision. Voir DURER

DIEU
Je n’ai rien contre Dieu, du moment qu’il se conforme à l’idée que je me fais de Lui.
Qui d’entre nous n’a pas pensé cela un jour ou l’autre en son for intérieur ?

DIRIGER
Je ne veux pas être dirigé, je n’ai jamais accepté de l’être. Pourquoi voudrais-je diriger, et de quel droit ?

DROITS
« J’ai tous mes droits ! » criait Julia à sa mère, quand elle avait huit ou neuf ans.
« Commence par faire tes devoirs ! » répondait Bernadette.
Comment mieux résumer l’éternel et nécessaire conflit des générations ?

DUPONT-MORETTI
À mes yeux jusqu’ici le type même de l’avocat indigne, dont la pratique fait la honte d’une profession qu’il déshonore et discrédite, alors qu’elle est absolument essentielle à la justice. Quant à sa nomination ministérielle apparemment aberrante, elle ne devrait étonner aucune personne sensée : il n’est que trop « naturel » que les pervers narcissiques se cooptent entre eux pour le plus grand malheur des gens normaux…
J’ai peur, et serais heureux de me tromper, qu’il s’agisse d’attaquer de front ce qui reste d’indépendance à la justice, afin que puisse se déployer encore plus pleinement la corruption institutionnalisée au service de laquelle la présidence actuelle est d’autant plus dévouée qu’elle lui doit un pouvoir qu’elle sait illégitime et dont elle abuse de toutes les manières possibles. Mais qui nous oblige à voter pour eux ? Relisons La Boétie, et mettons-le enfin en pratique.

DURER
Comment faire durer les choses sans tomber dans la routine ? Comment se renouveler et accueillir le changement sans s’éparpiller ni perdre son cap ? Répondre à sa nécessité intérieure implique à la fois de l’inscrire dans la durée et de la faire évoluer dans le temps. Voir CRÉATIVITÉ

ÉCRIRE
Méfions-nous de nos habitudes de lecture, qui tendent toujours à devenir des œillères.
Écrire ne consiste pas à respecter des bienséances et des préjugés qui ne concernent qu’une infime partie de nos sociétés et y figent des sillons improductifs parce que fermés sur eux-mêmes. J’ai toujours souhaité m’autoriser à creuser tous les sillons qu’il me semble pouvoir, et parfois devoir, explorer, aussi déplaisants puissent-ils être ou paraître. On doit pouvoir écrire contre soi-même, si cela s’avère nécessaire. 
Le seul devoir d’un écrivain, comme d’un peintre, comme de tout artiste digne de ce nom, c’est d’être fidèle à sa nécessité intérieure. C’est une vérité que le règne de la communication a fait perdre de vue, substituant dès lors la forme au fond et l’apparence à l’âme. Cette perte de sens et cette manipulation du langage et des affects ne sont pas pour rien dans le désastre en cours, qui dépasse de loin cette petite pandémie, modeste signe annonciateur d’une apocalypse désormais inévitable et que d’ailleurs presque personne ne souhaite réellement éviter.
L’envie de plaire, c’est la mort de l’art. Je n’emploie pas des mots vulgaires ou déviants par facilité ou pour séduire, encore moins pour faire plaisir ou me faire plaisir, mais parce qu’à cet endroit-là ces mots à mes yeux s’imposent, que je les ai pesés et qu’à mes yeux ils ont leur poids de vérité.
Le lecteur éventuel est libre de ne pas pouvoir ou vouloir le voir, cela va de soi. L’écrivain ne prétend pas imposer une vérité, il est heureux que chacun lise avec ses yeux et non les siens, mais il exprime de son mieux la sienne, dont il ne prétend pas davantage qu’elle soit La Vérité, et dont il sait d’expérience qu’il lui arrive d’évoluer.

ENNEMIS
Nous avons trop souvent tendance à penser que nos ennemis sont comme nous. Qu’ils nous ressemblent, qu’ils ne seraient pas capables de faire ce que nous ne croyons pas être capables de faire, etc.
Nous faisons la même erreur avec nos amis, et c’est la raison principale pour laquelle ils finissent parfois par devenir nos pires ennemis.
Cette tendance à l’analogie, voire à l’identification, est un dangereux manque de respect et de bon sens. Nos ennemis sont différents de nous, ils en ont le droit et croient souvent en avoir le devoir. Inférer de nos ressemblances que nous sommes identiques a quelque chose de rassurant pour l’esprit mais relève d’un rêve fantasmatique digne des Bisounours.
Nous vivons toujours dans un monde différent de celui de nos ennemis, leur vision du monde ne se confond nullement avec la nôtre. Penser par exemple qu’un Sarkozy, un Hollande, un Macron ou un Philippe sont des humains comme nous est une erreur mortelle. De ce point de vue, il suffit de rassembler les différents propos d’Emmanuel Macron, prototype du mutant libéral-nazi, pour saisir qu’il est fondamentalement étranger à toute notion d’humanité. Il « raisonne », si l’on peut dire, d’une toute autre manière que le vulgum pecus qu’il méprise tant, précisément parce qu’il n’a rien de commun avec lui, ni les valeurs, ni les comportements.
Dans le monde du pouvoir, les enjeux ne sont pas les mêmes, on ne pense pas de la même façon quand on parle en milliers ou en milliards d’euros.
C’est sans doute pourquoi, compte tenu des problèmes colossaux engendrés par notre croissance tous azimuts, la part d’inhumanité qui a toujours existé chez les hommes et femmes de pouvoir prend désormais dans l’approche des libéraux-nazis une place si prédominante qu’elle exclut toute empathie, toute compréhension d’autrui. Pour le néo-libéral contemporain comme pour le nazi, tout être différent de lui ne peut prétendre au rang de sujet et se voit à tous égards relégué dans la catégorie des objets à utiliser, manipuler, et au besoin détruire à volonté.
C’est absolument navrant, mais il me semble évident que tant que nous nous obstinerons à penser que les hommes et femmes de pouvoir sont nos semblables, nous demeurerons sous leur coupe. Le monde global financiarisé est un monde abstrait, un monde de mort dans lequel l’être vivant, qui est identité et qualité, est ravalé au statut de la chose indifférenciée, domaine de la masse indistincte et quantifiable gérée par la statistique.
Dans ce monde-là, l’être humain devenu inutile n’a pas de place, et doit s’identifier à la machine avant d’être remplacé par elle, dont il n’est en somme qu’un ersatz, une mauvaise copie.

ENSEIGNANTS
Ce qui rend les professeurs malheureux, ce n’est pas que certains de leurs élèves soient stupides, c’est de constater qu’ils souhaitent à tout prix le rester et se donnent un mal fou pour y parvenir. Et de savoir par leur propre exemple que la même énergie consacrée à l’épanouissement de leur intelligence potentielle leur permettrait d’épanouir leurs possibilités…

ERREUR
L’avantage de se tromper, c’est que l’on s’enrichit toujours à reconnaître son erreur. Avantage dont nous prive trop souvent notre orgueil, ce fossoyeur acharné de notre véritable intérêt.

ÉVIDENCE
Nier l’évidence est la grande affaire de notre époque. Elle y déploie des talents d’aveuglement volontaire encore inédits. Pataugeant désespérément entre les pages somnifères du pensum mémoriel d’un de ces littérateurs convenus qui labourent les chemins bien tracés de la mode littéraire, j’y découvre que le genre n’existe pas. Hasard ? Mon regard se pose sur le fil électrique de la lampe qui me permet de déchiffrer ces pédantesques âneries, au bout duquel, unis dans un évident bonheur et une exquise complémentarité, la prise mâle et la prise femelle s’épousent pour me faire jouir de la lumière de leur énergie partagée.

FANTE (John)
Pas un tricheur, Fante ! Met ses couilles sur la table, bien saignantes, bien arrosées à la sauce humour, et du pain pour saucer, qu’on laisse rien traîner. On s’en lèche les doigts, parce que c’est encore tout frais, du vrai tout frais, cent ans après ça palpite comme au premier jour, c’est tellement autre chose que les petits plats rances des chochottes littéraires que notre trop douce France produit en grande série, labellisées et formatées, à grands coups de prix littéraires bidons.

FLÂNERIE
À Venise, même faire les courses est une flânerie. Se promener dans la vie semble être le fin mot de cette cité, la plus civilisée qui soit. J’ai toujours eu ce sentiment que se promener dans une vraie ville, c’est se promener dans la vie. À l’inverse, déambuler dans une de nos villes modernes, c’est errer dans un cimetière de morts vivants.

GILETS JAUNES
Le peuple des Gilets Jaunes aura représenté ce qui n’est pas encore pourri dans ce pays, face aux morts vivants, maîtres et esclaves réunis, de l’oligarchie financière mondialisée.
Quant à Macron, ce dépendeur d’andouilles dont le caractère obtus et féroce a été pris à tort pour de la fermeté, il laissera le souvenir d’un petit garçon perché sur son ego et jouant avec un déguisement trop grand pour lui.

IDÉOLOGIE
La pire des idéologies, c’est l’idéologie inconsciente. Le pire des idéologues est celui qui n’a pas conscience de l’être. C’est bien sûr le cas de tous les idéologues…

JOUIR
On ne jouit vraiment de la vie qu’en présence de la mort.
Ce n’est pas par hasard qu’à propos de l’orgasme on parlait autrefois de « petite mort ».

JUNGLE (loi de la)
Pure invention de la mégalomanie humaine visant à justifier l’insatiable et obscène avidité des hommes de pouvoir et de profit, la prétendue « loi de la jungle » n’existe pas dans la nature. Plus on l’étudie de près, plus on s’aperçoit que la vraie loi de la nature est plutôt d’ordre symbiotique, fondée sur la coopération volontaire ou involontaire et l’équilibre global à long terme des forces en présence.

LOGIQUE (imparable)
« Décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne, puisque je suis sans égal. » John Kennedy Toole, La conjuration des imbéciles
On n’a sans doute jamais plus abruptement dénoncé la contradiction inhérente à l’individualisme…

LANGUE (française)
Je reviens souvent sur l’usage de plus en plus désastreux de la langue française par ceux dont il est pourtant la langue natale. C’est que je partage l’inquiétude qu’exprimaient ces lignes malheureusement encore plus actuelles que de son temps, écrites en 1942 par un grand philosophe trop oublié, Louis Lavelle, dans son livre La parole et l’écriture.
« La corruption de la parole et de l’écriture est la marque de toutes les autres corruptions : elle en est à la fois l’effet et la cause. Et l’on ne peut songer à purifier l’une ou l’autre sans purifier son âme elle-même. La période où nous vivons est à cet égard pleine de péril : il faut veiller pour les conjurer. »
Texte que je pense utile de mettre en résonance avec ces quelques lignes de José Saramago, écrivain portugais dont il serait opportun, à l’heure d’une pandémie instrumentalisée par des pouvoirs aussi autoritaires que corrompus, de lire L’Aveuglement :
« À la fin de ce siècle, il est devenu possible pour la première fois de voir à quoi peut ressembler un monde dans lequel le passé, y compris « le passé dans le présent », a perdu son rôle, où les cartes et les repères de jadis qui guidaient les êtres humains, seuls ou collectivement, tout au long de leur vie, ne présentent plus le paysage dans lequel nous évoluons, ni les mers sur lesquelles nous faisons voile : nous ne savons pas où notre voyage nous conduit ni même où il devrait nous conduire. »
Un peuple qui ne comprend plus sa langue, c’est un bateau sans gouvernail ni boussole.
Je ne me livrerai ici qu’à un trop rapide florilège, car relever les fautes d’accord orales et écrites des élites désespérément incultes qui nous dispensent la Bonne Parole et nous assomment de toutes les façons possibles tout en écorchant sans pitié leur pauvre langue serait aussi impossible que remplir le tonneau des Danaïdes…
De la sympathique Laure Adler : « Est-ce qu’un arbre peut-il être bien partout ? »
De Jean Viard, sociologue douillettement installé dans l’actuel sens de l’histoire et redoutable pisseur de copie : « « C’est les deux éléments qui fait que je ne suis plus un enfant… » Un tel énoncé, pardonnable à un enfant, l’est beaucoup moins à un adulte si sûr de lui et de son « savoir ». Que d’experts aussi présomptueux qu’incompétents nous aura pondu l’université française !
D’un autre membre de l’élite, député « marcheur » de l’Indre, qui ferait bien de s’asseoir un peu pour réviser sa grammaire défaillante, cette joyeuseté : « leurs enfants sont des victimes collatéraux ». Affreux macho, va !
D’un « syndicaliste » plus intrépide dans ses attaques contre sa langue natale que dans la défense des travailleurs (nul besoin de nommer ce consternant ravi de la crèche) : « des choix qui seraient faits de façon unilatéraux »…
Même machisme grammatical chez Delphine du Vigan, écrivaine moraliste, une sorte de mauvaise copie de la Comtesse de Ségur semble-t-il, lâchant benoîtement ce pet linguistique : « Je trouve important l’attention qu’on porte à ce sujet ».
La journaliste qui traite de la musique classique sur France-Inter a réussi l’autre jour une fausse note grammaticale qui la situe tout aussi haut dans la hiérarchie des pires massacreurs de notre langue, hiérarchie où les places sont pourtant chères, vu le nombre de candidats et l’excellence de leur analphabétisme : « Les festivités battent son plein » a-t-elle suavement gazouillé, la bouche en cœur.
D’un autre journaliste de France-Inter, cette jolie réussite : « Pékin retire sa carte de presse aux trois correspondants. »
« Ce que disent les auditeurs sont importants aussi » déclare sans frémir Nicolas Demorand. Et de renchérir dans la créativité clownesque, évoquant « des outils entre la main du président ».
Rejoint avec une ardeur fanatique par sa complice, l’ineffable Léa Salamé : « Mais l’ampleur de ces émeutes sont-elles assimilées à… ».
Et Fabienne Sintès, chez qui le surmenage libère une belle imagination lexicale, d’évoquer le moment de la « déconfination ».
Notre sympathique et spirituel cousin belge, Alex Vizorek, a-t-il alors raison de proclamer que « les conséquences de l’erreur n’est pas inhumaine » ?
Je m’élève contre l’indulgence de cet énoncé d’une si effroyable barbarie qu’il ne serait pas déplacé dans la bouche de l’improbable Muriel Pénicaud.
On peut trouver comiques tous ces errements. Pourtant, les conséquences de ces fautes de plus en plus fréquentes, à défaut d’être inhumaines, pourraient bien devenir mortelles, non seulement pour notre langue, mais pour les pensées et les émotions qu’elle est censée véhiculer. Ces énoncés, monstrueux parce qu’incohérents, à force d’être répétés deviennent normaux, puis contagieux, avant d’imposer comme nouvelles normes des structures linguistiques décérébrées, qui minent en profondeur la langue et la communication qu’elle est censée porter.
Car le problème n’est pas seulement grammatical, il est essentiellement moral et politique au sens le plus noble de ces deux termes : toute langue véhicule la vision du monde et les valeurs de la société ou de la nation qui la parle. Chacun de nous en est le produit avant de contribuer à la produire, et à ce double titre devrait s’en faire le garant. Quand on s’adresse au public, on a un devoir d’exemplarité. Mais les élites actuelles ont depuis longtemps renié tout sens de la responsabilité, que ce soit personnelle ou collective, et je respecte trop mon lecteur pour le rappeler à l’aide de quelques exemples de l’actualité ou du passé récent. Toute honte bue, « sachants » et experts » contribuent donc allègrement à la déliquescence de leur langue, « ça n’a pas d’importance, ce n’est que du français et de toute façon, tout le monde fait pareil… ».
Toute langue vivante évolue naturellement avec le temps. Mais à son rythme, et si j’ose dire à sa façon, selon son génie propre. Je soutiens que l’appauvrir ou la brutaliser, lui imposer des normes artificielles (l’écriture inclusive, par exemple, véritable machine de guerre idéologique contre la nature de la langue), c’est anéantir progressivement notre compréhension du monde et de nous-mêmes. Voir CONSENSUS

LUMIÈRE
Cette lumière du matin à Venise en janvier, j’ai envie de la nommer vapeur lumineuse, tant elle est à la fois très pure et vaporeuse. Très douce et très lumineuse, elle m’intègre à cette ville, je me sens partie de cette poussière lumineuse qui, sans estomper les monuments, leur confère une délicate vibration, les couvre d’une poudre transparente et dorée. Cette lumière-là, nous vibrons avec elle, elle nous contient, nous enveloppe et nous pénètre. Dans la lumière de Venise, nous devenons nous-mêmes lumière.

MAHLER
La musique de Mahler me fait penser au cinéma d’Hitchcock : il me semble qu’elle se sert elle aussi du cliché pour arriver au symbole. En puisant dans une veine populaire parfois au bord de l’épuisement, oubliée ou démonétisée, elle lui rend sa force et sa noblesse originelles en même temps qu’elle les lui emprunte et s’en nourrit, car le cliché, c’est toujours du symbole qu’un usage excessif a vidé de son énergie initiale et de son sens profond pour lui substituer une image et une pensée creuses, faciles à digérer et à classer. Hitchcock et Mahler avaient besoin de la sève populaire et de ce que recelaient d’authentique éthique les valeurs bourgeoises dévoyées pour revenir à l’essentiel originel, et la culture populaire retrouvait ponctuellement dans leurs œuvres la justesse et l’élan que l’évolution de nos sociétés lui avaient fait perdre.
Hausser l’anecdote au niveau du symbole, retrouver dans l’affadi la puissance initiale de l’émotion, c’est se donner la chance d’incarner dans le connu sa part d’inconnu. Retrouver la profondeur de ce qu’un usage excessif ou indifférent avait rendu superficiel, c’est peut-être cela, la poésie. Paraphrasant Rilke (« Il est tant de beauté dans tout ce qui commence »), j’ai envie de dire : Il est tant de beauté dans tout ce qui recommence.

MAÎTRE ?
Rester autant que possible le maître de mon univers a toujours été pour moi beaucoup plus important que d’être reconnu. Je n’ai jamais été prêt aux compromis, ou plutôt aux compromissions qu’exige le succès, sans doute parce que mon petit monde est fragile et que le succès est brutal…
Être maître de ma vie et de mon temps, c’est au fond toute mon ambition. Démesurée, j’en conviens, coûteuse aussi en temps et en énergie, vaine parfois, obtuse à l’occasion, mais à tout instant vitale.

MARCHÉ (du livre)
Le marketing du livre tue, sinon le livre, du moins la littérature, bien plus sûrement que l’analphabétisme.
Il me semble qu’il y a encore de la qualité par ci par là dans ce qui s’écrit aujourd’hui, mais noyée sans recours sous le tsunami de la quantité, qui nivelle tout. La quantité n’a pas d’états d’âme, et pour cause, étant la négation même de l’âme.

MASQUE
Bien qu’habitué au confinement volontaire, sans être du tout pour autant un ermite, je trouve qu’il a été appliqué bien trop brutalement et de façon excessive, en tout cas dans notre Vallée. À ma connaissance, l’Ubaye n’a connu que de très rares cas, et bénins.
Les conséquences de ce confinement tardif et infantilisant sont déjà chez nous redoutables.
Je reste également à titre personnel plus que réservé quant au port du masque en toute occasion, surtout quand je regarde celui que dans sa mansuétude intéressée m’a fait parvenir notre présidente de la Communauté de Communes de la Vallée de l’Ubaye.
Le texte parfaitement incohérent du prospectus qui l’accompagne montre clairement à mes yeux le côté cataplasme sur une jambe de bois de ce genre de précaution symbolique et ses dangers, qui relèvent aussi de la symbolique. Le masque aura été durant cette épidémie un objet de marketing, un des personnages principaux du story-telling pervers qui a mis en scène cette épidémie comme un funèbre grand-guignol.
Le théâtre m’a appris que le port du masque n’a rien d’anodin, qu’il peut être un merveilleux révélateur ou un terrible instrument de séparation, de négation de la personne et de répression directe ou indirecte. Les cagoules portées par nos actuels Robocops et autres GIGN ou GIPN sont d’inadmissibles perversions, qui ont grandement contribué à traumatiser nos sociétés. Un pouvoir qui masque ses forces de l’ordre se déclare par là-même illégitime.
Un pouvoir qui masque sa population ne l’est pas davantage. Et une population qui se laisse masquer ou qui veut l’être ne mérite pas de vivre sous un gouvernement légitime.

MASQUER
Masquer une population entière n’a rien d’anodin. On ne saurait mieux lui intimer l’ordre aussi formel qu’implicite de fermer sa gueule, voire, dans toute la mesure du possible, de s’abstenir de respirer.

MENSONGE (légitimité du)
Puisqu’il détient la vérité, mentir pour la faire admettre est aux yeux du Tartuffe néo-libéral un devoir sacré. Au nom de sa religion révélée, il est prêt à toutes les casuistiques pour nous la faire partager, voire à l’Inquisition si faute de parvenir à nous y convertir il se voit à regret contraint de nous l’imposer.

MUSIQUE DE CINÉMA
Je n’avais pas aimé Le Voleur de Bagdad , de mon cher Raoul Walsh, à la Cinémathèque, il y a bien longtemps. Depuis, non seulement le fIlm a été restauré, mais il a retrouvé sa musique d’origine, très supérieure aux versions suivantes (il y en a au moins trois), une somptueuse partition symphonique dans le goût classique d’un quasi inconnu, Mortimer Wilson, un modèle de musique de cinéma, trop souvent méprisée à tort, voir Korngold, Hermann, Rota, même Morricone, malgré ses boursouflures et sa vulgarité. Ce superbe nanar se voit enchanté par ces retrouvailles avec sa musique originale, et l’atmosphère de rêve oriental façon Mille et Une Nuits devient parfaitement crédible... Là encore, magie de la musique ! Qui me fait penser, dans un autre genre, aux musiques de Tati, et à ses bandes-son, toujours d’une admirable justesse et d’une grande portée symbolique.

MYTHIFIER
Mythifier, c’est mystifier. L’adoration est aussi mauvaise conseillère que la colère.

NATURE
On vit mieux avec une prairie vivante qu’avec un gazon mort.

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© Sagault 2012
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NATURE
« La nature n’est que poésie » professait l’autre jour Alain Baraton, un des trop rares rayons de soleil du désormais glauque France-Inter. C’est vrai et à mes yeux de la façon la plus profonde, qui n’a rien à voir avec ce qu’un romantisme dévoyé a pu rendre ridicule, ce côté bêta et gnangnan dont Christophe s’est si bien moqué dans la chanson composée en l’honneur de mamzelle Victoire par son héros, le sapeur Camembert :
"Petits voiseaux,
Qui zêtes dans le feuillage
Ousque murmure l’onde du clair ruisseau,
Chantez, chantez, dedans le vert bocage,
Le gai printemps, époque du renouveau !"

NOMBRILISME
L’art au service de l’artiste est une triste caricature de la démarche authentique dans laquelle l’artiste est au service de l’art.
C’est pour avoir oublié ces principes essentiels que l’art « contemporain » a sombré dans la spéculation, le vide et la stupidité. Cantonné dans son ghetto spéculatif, semblable en tout point à la « civilisation » barbare qui l’a engendré, l’art contemporain de marché, n’ayant rien à dire, passe son temps à se dire et se vendre au lieu de se faire.
Face au règne de l’auto-promotion, les artistes gagneraient à se souvenir de cette parole d’Évangile : « Qui s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé ».
De ce point de vue de radicale humilité, la peinture a encore tout à apprendre et tout à découvrir. Tout reste toujours à peindre. Une nouvelle approche de la picturalité du monde est possible, qui laisserait au magasin des accessoires de grand-guignol mégalomanie infantile et provocations convenues pour revenir à la modestie de l’artiste voué à l’art. Le vrai peintre parle le monde de son mieux, il n’est pas en train de parler de lui au travers du monde. Dans ce dernier cas, c’est son personnage qui s’exprime, dans le premier c’est son âme.
La vraie peinture n’est jamais dans l’avoir, elle est dans l’être du faire. C’est pourquoi elle est inévitablement humble, et c’est par cette humilité même qu’elle accède au sublime.
Nous ne ferons pas mieux que nos prédécesseurs, nous ferons autrement. La compétition n’a aucun sens en art. Ce qui reste de la peinture romaine, par exemple, est d’une qualité qui ne sera pas dépassée, mais rejointe par d’autres chemins et selon d’autres visions.
En art, seule compte donc l’émulation. Il ne s’agit pas de dépasser nos prédécesseurs, mais d’apprendre d’eux pour devenir nous-mêmes, qu’ils n’auraient pas davantage pu être que nous ne pourrions devenir eux-mêmes. Le faussaire se mord la queue, car pour devenir l’autre il s’oublie, abandonnant son identité d’artiste pour celle de ce simple exécutant qu’est le copiste qui d’ailleurs éprouvait souvent le besoin d’illuminer sa tâche machinale en décorant d’une manière ou d’une autre sa copie.
On ne peint pas son nombril. On peint le monde tel qu’il s’incarne à travers soi. Notre peinture s’agrandit de l’humilité avec laquelle nous contemplons l’univers auquel nous appartenons.
Tout le contraire de l’attitude dominatrice de tant d’artistes modernes et contemporains, démiurges en peau de lapin.

« NORMALITÉ »
Ceux d’entre nous qu’un confinement solitaire prolongé ne mettrait pas peu ou prou face à la folie ne devraient pas être considérés comme normaux. Rien ne dispose plus à la folie qu’une solitude imposée.

OPTIMISME
Quand tout va mal, le seul moyen de retrouver l’optimisme, c’est d’aller au bout du pessimisme. De l’avaler comme on prend une potion amère, mais salutaire, qu’on pissera en même temps que les toxines qu’elle libère et qui nous empoisonnaient de leur feinte douceur.

ORDRE
L’ordre à tout prix, c’est le comble du désordre.

PENSEURS
Si un penseur nous ennuie, c’est sans doute qu’il ne pense pas. Quiconque pense vraiment n’est jamais ennuyeux. Ne pas confondre, comme le font tant d’intellectuels plus soucieux de statut que de réflexion, pensée vivante et pensée morte. La première nourrit, la seconde assomme.
Nul besoin de donner des exemples, suffit d’écouter les « intellectuels médiatiques » (on n’est pas loin ici de l’oxymore…) qui souillent à longueur de temps de leurs déjections les media plus ou moins officiels.

PENSEURS (bis repetita…)
Les philosophes qui n’ont pas de problèmes ne sont pas des philosophes, ce ne sont que des penseurs. Les penseurs n’ont pas de problèmes, parce qu’ils bâtissent des systèmes hors sol aux fondations abstraites. Le vrai philosophe prend à bras le corps la vie, qui est à la fois le problème et sa solution. Laquelle est fort simple, disent les philosophes dignes de ce nom, suffit d’accepter le problème et de ne pas en chercher la solution, puisque la solution consiste à vivre pleinement le problème.

PERVERSITÉ
Plus une société est pervertie, plus elle sent le besoin d’être hypocrite, plus elle est corrompue, plus elle affectera la vertu, et quand le gouffre qui sépare ses actes de son discours deviendra trop évident, plus elle apparaîtra obscène, plus elle aura recours à toutes les formes de censure possibles.

PHOTOGRAPHIE
« Comment avez-vous trouvé la Chine ?
Je ne sais pas, je n’ai pas encore regardé mes photos. »
La photo souvenir a fait place à la photo vision, qui est une des formes de télé-vision. Nous n’entrons plus en contact avec le monde mais avec l’image que nous en prenons et tentons de fixer. Avec cette vision « à distance », plus rien n’est vécu en « live », et nous ne connaissons plus du monde que le souvenir d’un souvenir. Nous aimons désormais les lieux pour les photos que nous allons en faire, pour les souvenirs où nous allons les ranger, non pour eux-mêmes. Cette perception abstraite est celle du touriste de masse, qui n’a plus le temps de vivre son voyage et doit se rabattre sur le souvenir. Mais comme celui-ci, n’ayant pas été vécu, est mort-né, nos photos dorment de plus en plus souvent dans nos ordinateurs et sur le cloud. Témoins muets d’une vie que nous n’avons pas pris le temps de vivre…

PODOSOPHE
Personnage sentencieux pour qui la philosophie consiste à penser avec ses pieds. Alain Finkielkraut a su tendre vers cet idéal avec une persévérance justement récompensée par son accès précoce à un état de gâtisme avancé.

PODOSOPHIE
Branche morte de la philosophie fondée sur l’usage exclusif de la mauvaise foi, de la malhonnêteté intellectuelle et d’une rhétorique visant à dissimuler l’absence de tout effort pour penser la réalité. Cette discipline de manipulation grossière jouit d’une faveur particulière dans notre époque tout entière vouée au marketing et au storytelling. Les nouveaux philosophes, qui n’étaient ni nouveaux ni philosophes, ont bâti leur succès médiatique sur son usage immodéré. Parmi les intellectuels en mal de célébrité qui se sont illustrés dans cette douteuse discipline, citons deux des plus pénibles radoteurs de la droite moisie, Brückner et Finkielkraut, dont les éructations sont à la pensée ce que le Big Mac est au gigot à la ficelle.

PSITTACISME
Le psittacisme, c’est, dit le dictionnaire, « le fait de répéter quelque chose comme un perroquet en raisonnant sans comprendre le sens des mots que l’on utilise. »
On devrait parfois écouter les vieux. Du moins quand ils ne sont pas au pouvoir…
Ils ne radotent pas toujours, et de toute façon, nous radotons tous, enfants, adultes ou vieillards. Car de tous les radotages, le pire est ce que j’appelle le psittacisme du contemporain. Regarder les vieux et plus encore les écouter peut nous permettre de comprendre à quel point le contemporain est prisonnier de sa contemporanéité. Le consensus collectif plus ou moins inconscient d’une société modèle tellement la pensée et l’absence de pensée de la majeure partie de ses membres qu’il suffit de les écouter réellement pour s’apercevoir qu’ils disent tous à quelques fioritures près exactement la même chose, prisonniers qu’ils sont d’une idéologie et d’une atmosphère bien plus largement partagées qu’ils n’en ont conscience. La littérature française actuelle en fournit chaque jour des exemples consternants.
Ce modèle, norme contemporaine inconsciente, les vieux le remettent en cause par leur seule présence – d’où qu’elle soit si souvent vécue comme dérangeante. C’est qu’à leur époque, aussi bizarre que cela paraisse, ils ont eu leur propre contemporanéité, leur modèle consensuel breveté sans garantie du gouvernement, dont ils ont pu, pour les moins stupides d’entre eux du moins, constater la relativité puis la caducité. Le fait qu’ils y sont forcément restés peu ou prou englués leur permet de voir à quel point le nouveau modèle non moins breveté qui a succédé au leur lui est identique dans son uniformité, son conformisme et sa pauvreté intellectuelle et morale.
En cela comme en bien d’autres matières, les vieux pourraient être très utiles aux jeunes qui pensent penser par eux-mêmes alors qu’ils ânonnent des slogans imposés par une vision du monde collective. C’est d’ailleurs pourquoi penser que la jeunesse va sauver l’humanité relève de la pire démagogie ou de la sottise la plus obtuse, comme l’a prouvé cet admirable enculage de la jeunesse qu’a été la prétendue Révolution culturelle de ce vieux salopard de Mao.
Ainsi chaque génération tend-elle à développer avec une irrésistible ardeur la logorrhée narcissique de son conformisme particulier… Voir AVANT-GARDE

RELATIVISME
Tout est possible, tout devient donc impossible…
On ne peut pas tout faire à la fois. Ni tout être en même temps.
Le relativisme, c’est la mort de toute réflexion autonome, parce que cela empêche tout choix. On ne peut choisir qu’en jugeant, en hiérarchisant.
Si tout se vaut, aucun choix n’est possible, donc aucune action.

RESPONSABILITÉ
La seule idée d’être responsable, fût-ce seulement de soi, tétanise l’actuel « citoyen du monde » occidental.

ROMAN, GOTHIQUE, BAROQUE
Nous sommes dans une époque baroque, qui voit le sublime dans l’exubérance, le profond dans le complexe, le raffinement dans la sophistication. À mes yeux, sauf notables exceptions comme à Venise l’église de la Salute, de Longhena, sauvée par l’approche ésotérique de son concepteur, le baroque est toujours le signe d’une décadence et d’un épuisement. Il fait tomber l’art dans la décoration, tentant, souvent en vain, de retrouver de la force par l’accumulation et la variété, ces deux mamelles de la richesse superficielle.
Je crois que le sublime est dans le dépouillement, la profondeur dans la simplicité et le raffinement dans une constante recherche de l’épuré.
Ce qui explique la préférence marquée pour l’art roman de nombre d’amoureux de la beauté, qui considèrent, à tort selon moi, l’art gothique comme « impur » parce que trop décoratif et sophistiqué à leurs yeux. Cela me semble injuste, car il y a dans le gothique un élan vers la perfection céleste, une ardeur ascensionnelle, une volonté d’échapper à la matière en la mettant au service de l’esprit afin qu’elle incarne autant que possible le Royaume céleste, qui manquent au baroque, trop enclin à se satisfaire des apparences et des faux-semblants. Là où roman et gothique veulent prier et célébrer, le baroque veut séduire. Même flamboyant, le gothique ne triche pas, ignore le trompe-l’œil, ses sortilèges reposent sur d’extraordinaires audaces architecturales mises au service d’un dessein mystique et non d’un triomphe humain ou d’une reconquête comme dans le cas de la Renaissance tardive et de la Contre-Réforme.
Le contexte historique est totalement différent et il me semble plus juste et plus fécond de se souvenir que le gothique pousse sur le roman où il plonge ses racines, comme le prouve une étude approfondie du Mont Saint-Michel, archétype à la fois de l’âme gothique et de l’esprit médiéval. Mais on peut aussi évoquer entre beaucoup d’autres de nombreuses cathédrales françaises, dont celles de Rodez ou d’Embrun, la cathédrale de Barcelone, les églises des Frari et de San Zanipolo à Venise, les abbatiales de San Giovanni à Saluzzo et de Santa Maria à Staffarda. Le roman et le gothique s’y associent, s’y épaulent avec naturel et sans solution de continuité, les projets se marient parce que l’élan qui les engendre reste fondamentalement le même.
Moins austère mais non moins mystique, le gothique poursuit, affine et élève la méditation du roman, il reste fondamentalement contemplatif presque jusqu’à la fin, alors que le baroque reste essentiellement matérialiste jusque dans ses tentatives de mysticisme. Ses splendeurs s’affichent avec ostentation, au point de sombrer parfois dans la vulgarité qu’engendre toute accumulation. Le baroque architectural est un peu l’ancêtre de l’approche publicitaire, et la Contre-Réforme ressemble à une superbe campagne de marketing visant la rentabilité, alors que le gothique est tout entier dans l’exubérance de la gratuité…

ROTHKO
Ce qui est intéressant chez Rothko, ce n’est pas à mes yeux sa peinture, c’est sa mégalomanie, poussée à un point véritablement pathologique, et qui s’exprime à tout instant dans ses écrits, où l’art se fait constamment recherche de pouvoir. Ce n’est pas par hasard qu’ont poussé à la même époque les totalitarismes de tout poil avec leurs dictateurs fous et les artistes à prétention démiurgique. Ils sortent du même moule, celui des hommes de pouvoir. L’art n’a jamais d’intérêt qu’en ce qu’il échappe aux pauvres sortilèges du pouvoir pour entrer dans la magie sacrée de la beauté sous toutes ses formes. L’ego hypertrophié de beaucoup des artistes modernes et contemporains a bien souvent bouffé leur création. Ériger sa propre statue, même revendiquer un statut, sont les plus sûrs moyens de passer à côté de la création profonde. S’autopersuader de son génie est certes le moyen le plus aisé d’en convaincre les contemporains, mais la postérité n’est pas toujours aussi crédule, qui ne voit plus le prestidigitateur mais ce qui reste de son œuvre.

SENSURE
À propos du très recommandable entretien de Bernard Noël sur la SENSURE :
Très bon texte en effet, que je vais m’efforcer de faire lire. Mais ce ne sera pas évident, il règne ces jours-ci une anesthésie, voire un coma artificiel tout à fait inquiétant.
C’est l’humanité qui est en réanimation, et j’ai bien peur qu’elle n’ait plus ni la force ni l’envie de se réveiller – ni même la capacité de comprendre qu’elle, littéralement, n’existe plus ;
En pire, ce que les marxistes, qui s’y connaissaient, et voyaient la poutre dans l’œil de leur voisin capitaliste sans voir celle qu’ils avaient fichée dans l’orbite, appelaient l’aliénation…

TICS
Il y a au moins une production que la pandémie en cours ne freine pas : celle des tics de langage, ces mots-tics, béquilles destinées à soutenir le discours quand on n’est pas très sûr de ce qu’on avance, et qui de fait l’affaiblissent. Donner à notre propos tout son poids d’indiscutable véracité, tel est le but maladroitement recherché par notre inconscient tentant de venir au secours d’un conscient empêtré dans ses efforts de rationalisation des émotions qui sous-tendent la plupart de nos réflexions…
L’adverbe Effectivement jouit depuis quelques années auprès des beaux parleurs d’une faveur absolument exaspérante. Parmi les 150 mots qui composent désormais le vocabulaire du bavasseur moyen, homme politique, journaliste, expert plus ou moins patenté ou quidam désireux de se hausser du cul pour péter à la bonne hauteur, effectivement revient sans cesse à la rescousse pour pallier l’absence d’arguments dignes de ce nom et l’incohérence du discours décérébré qui tient lieu de réflexion aux amateurs d’éléments de langage et de philosophie de bistro. Si je dis « effectivement », plus besoin de prouver quoi que ce soit, l’adverbe vaut preuve implicite, surtout si j’ai la présence d’esprit de lui adjoindre un passe-partout comme « c’est vrai que » ou « Y a pas d’doute que », Sésame-ouvre-toi qui ferment d’entrée toute possibilité de réflexion.
Si vous ne passez pas déjà votre temps à vous appuyer lourdement sur ces béquilles, essayez, c’est imparable. Vous vous retrouverez aussitôt « en capacité de » (« en mesure de » serait plus français, mais la mode est une maîtresse exigeante) mettre fin à toute discussion, opération intellectuelle trop délaissée, dont l’objet théorique est la recherche commune d’une vérité partageable ou d’un compromis intelligent.

TOUTE-PUISSANCE
Avec les nouvelles technologies, tout le monde va se souvenir de tout et de tout le monde, effrayante perspective…

VENISE
Vous trouverez ci-dessous l’intéressant commentaire d’André Rey sur mon article de blog du 26-3-2020, UN RENARD DANS LA NEIGE. Répondre aux deux objections principales (passé encombrant et possibilités de survie dans le monde actuel) que soulève André Rey demanderait de longs développements. Je me suis contenté ici de resituer rapidement Venise dans son double contexte passé et présent.
Il m’écrit :

« Magnifique, le texte du confiné de Venise, autant que le vôtre dont je partage de nombreux passages et d’abord ce monde des renards que vous saluez fort justement.
Pourtant l’un et l’autre me semblent en contradiction. Une question : Venise la belle indolente aujourd’hui momentanément retrouvée, Venise enfin débarrassée de ces hordes des touristes (dont je fus), Venise qui pour autant ne me donne pas envie de mourir après que je l’ai vue, dites-moi, cette Venise n’est-elle pas celle des marchands cupides et des ecclésiastiques puants auxquels les paysans grecs (entre autres) préféraient le « joug » musulman ?
Je reste sensible au charme esthétique de Venise où je retournerai volontiers – si ... – mais qu’on me dise de quoi – ou comment – vivrait une Venise enfin débarrassée du tourisme de masse autant que de son encombrant passé sans porter atteinte à un environnement proche ou lointain ou sans succomber aux démons du lucre et de la spéculation, bref sans renouer avec les sacrosaintes valeurs occidentales du « sabre et du goupillon » traduisons pognon (de dingue ?) et mondialisation. Si Venise doit mourir, de la peste ou du coronaschtroumpf, eh bien, qu’elle meure ! D’autres suivront que nous précèderons. Sans fierté. »
Je lui ai répondu :
« Merci beaucoup de ce judicieux commentaire auquel j’ai plaisir à répondre.
Oui, c’est certain, Venise fut une grande prédatrice commerciale. En revanche, les vénitiens ont toujours su utiliser la religion à leur avantage et tenir en bride, et fort serrée, les ecclésiastiques de tout poil, vénitiens et surtout romains, car en dépit de ses avantages ils ne prisaient guère la vocation ecclésiastique. Je n’oublie pas cet aspect mercantile sans grands scrupules, dont ils étaient bien loin d’avoir l’exclusivité, mais l’aventure vénitienne, par son originalité, son exceptionnelle durée qui ne doit rien au hasard et tout à la qualité de ses hommes et de leur formidable capacité d’organisation, reste une réussite incomparable.
Son passé me semble bien moins encombrant que le nôtre, et plus généralement que celui de notre monde occidental, parce qu’elle a toujours eu – en partie parce que les limites technologiques de l’époque et la dangerosité des expéditions commerciales rendaient ses marchands moins imprudents que no modernes « entrepreneurs » – un sens de l’équilibre dû en bonne partie à l’essentielle précarité de son existence lagunaire.
Depuis près de 40 ans, je passe au moins un mois par an à Venise, avec les vénitiens et la minuscule diaspora des français qui l’aiment assez pour y élire domicile en dépit de ses nombreux inconvénients. J’y poursuis ce que j’appelle mon travail, qui est en fait une joie parfois difficile mais jamais démentie, et j’y partage avec artistes et artisans vénitiens, loin des Biennale et autres Mostre, la passion d’un art où se rencontrent l’homme et la nature, et le goût de la plus belle ouvrage possible. Les vénitiens, plus encore qu’ailleurs en Italie, ont gardé l’amour de la gratuité et le sens de la beauté, en partie peut-être parce que de plus en plus minoritaires et décalés, ils se défendent en tentant de perpétuer des valeurs qu’une modernité dévoyée est désormais bien incapable de reconnaître.
Cette Venise-là se voit moins que celles des foules qui la piétinent, des commerçants qui la corrompent et des puissants qui la violent en lui imposant leur absence d’âme et leur ridicule mégalomanie. Mais plus on la connaît, plus on l’aime, parce qu’on y vit. Et qu’on s’y sent vivre.
D’où l’étonnante fascination qu’elle continue d’exercer.
Si vous lisez l’italien (Venise me l’a appris, à défaut de me permettre de parler vénitien), je vous recommande, puisque vous pensez qu’il ne serait pas grave que la Sérénissime meure, un bien beau livre de Salvatore Settis, remarquable archéologue et historien de l’art, qui fut président du Conseil scientifique du Louvre à l’époque où celui-ci était encore géré comme un musée et non comme une grande surface.
Son livre s’intitule  Se Venezia muore…  et c’est une remarquable réflexion sur ce qu’est une vraie cité : un lieu de vie fécond parce que lieu de civilisation et de ce que les italiens appellent la civiltà, dont les français, bien plus américanisés qu’ils ne le croient, et au pire sens du terme, ont perdu jusqu’à l’idée.
Venise mourra peut-être, et avec elle un passé qui, loin de nous encombrer, pourrait nous nourrir si nous prenions la peine de le vivre au présent.
Reste que même morte, et cela dit tout, Venise fascinerait encore. »

VISION
La vue, c’est l’accueil du dehors. La vision, c’est le regard qui crée. À force de regarder, on finit par voir plus loin que la vue. Et ce qu’on voit prend vie, la vision s’incarne. La vision est la récompense de l’humilité qu’il y a à se mettre à l’école et au service du regard.

WALSH (Raoul)
John Ford est biblique, Raoul Walsh est shakespearien. C’est pourquoi, bien qu’aimant le premier, je préfère le second. Reste que Ford, avec La Prisonnière du désert a réussi un western sublime, à la fois biblique et shakespearien, tout comme Walsh avait porté à l’incandescence le film noir avec L’Enfer est à lui, chef-d’œuvre aussi biblique que shakespearien.