UN MONDE À L’ENVERS : LA PERVERSITÉ AU POUVOIR

Je ne trouve plus mes mots.
Je ne sais plus quoi dire. Parler aujourd’hui semble inutile.
Partout règne un vacarme infernal où tout se perd.
Je ne comprends plus mes semblables – mais sommes-nous semblables ? – et par moments je ne me comprends plus moi-même.
Faisons tout de suite la part du vieux-connisme. Bien sûr que je vieillis, que je m’encroûte, que je m’enkyste, bien sûr qu’il y a des choses que je ne comprends pas ou plus, même quand j’essaye, sans compter les choses que je ne veux surtout pas comprendre, parce que l’adaptation, la résilience et toutes ces conneries post-modernes, vers les 80 berges ça commence à bien faire.
N’empêche que mes repères, mes principes, mes minuscules expériences, ma petite vision du monde, tout ce vécu me paraît encore très juste, c’est à dire très cohérent, très réel, palpable, concret.
Ma vie, je la sens vibrer bien fort à l’intérieur de moi, seule certitude possible. La vie, je la vois se vivre autour de moi, mer, ciel, montagne, soleil, étoiles, et je sais et je sens que j’en fais partie, et pas seulement pour quelque temps encore, puisque mes restes continueront à participer de leur mieux à la vie universelle.

En revanche, depuis quelques dizaines d’années, je vis dans un monde « humain » chaque jour plus étranger, où ma réalité n’a plus lieu d’être, où elle est tranquillement niée, délibérément pervertie, voire effacée.
Et je suis entouré de gens dont pour la plupart le comportement m’est incompréhensible, dont les paroles et les actes me sidèrent ou me révoltent. Des êtres apparemment humains acceptent presque joyeusement l’inhumanité, la cautionnent et m’expliquent qu’il faut s’adapter à l’insupportable, que de toute façon tout se vaut, que le blanc et le noir sont interchangeables, ou même, entre chien et loup, identiques, que le bien et le mal dépendent juste d’un signe + ou d’un signe –, que la beauté n’est qu’une affaire de goût, qu’en somme il n’y a rien de vrai, de vraiment vrai, juste des vérités partielles et momentanées se succédant au gré des fluctuations d’une société dévotement soumise aux caprices de la mode, ce minable ersatz de religion.

Et les bons apôtres de me dire que ces « vérités » passagères, il ne faut pas s’y attacher puisqu’elles ne cessent de changer, juste se rallier à la dernière parue, et qu’il ne sert à rien de les défendre, puisque de toute façon elles ne font que passer. Aux yeux des puissants du jour, la vérité n’est qu’une fiction, à manipuler au mieux de son intérêt personnel.
En conséquence, ma vie, paraît-il, ne dépend que de moi, à condition que j’avale sagement mes médicaments ; je peux créer ma propre vérité, tout est plastique, tout est sujet à mutation selon mon désir, j’aurais pu décider de mon genre et devenir une femme, et je ne suis pas vieux, c’est juste dans ma tête, mais c’est vrai que je commence à être de trop vu mon âge, sauf si je peux me payer de quoi rester jeune…
Les mêmes bons apôtres me répètent qu’il faut bien comprendre que certaines victimes le sont moins que d’autres, que massacrer des enfants est très mal si on prie Allah, mais bien compréhensible si on adore Yahvé, et que les bourreaux barbus sont pires que les bourreaux glabres, question de pilosité sans doute.
On m’explique patiemment qu’en dépit des apparences les agresseurs sont en fait les agressés et inversement, que je dois apprendre à voir la réalité en face : la gauche est fasciste et raciste, l’extrême-droite est républicaine et humaniste, c’est une évidence qui saute aux yeux de tout citoyen de bon sens !

Le seul monde possible, ce serait donc le monde à l’envers, celui où on dit le contraire de ce qu’on fait pour mieux faire le contraire de ce qu’on dit, où le bien consiste à cultiver le mal, où la triche est un idéal, la corruption une morale, et la violence sadique une justice en même temps qu’une jouissance.
Dans ce monde humain voué aux apparences, rien n’existe réellement, tout est contingent. Tout change sans cesse, la vie est une succession d’obsolescences plus ou moins programmées, elle se résume à la lente décomposition des chiens crevés au fil de l’eau.
La seule chose qui dure, la seule immortelle, c’est l’avidité et le chaos qu’elle engendre.
Pour moi, je suis perdu dans ce monde-là, je le sens me rendre fou peu à peu, il me désespère chaque jour davantage, certains matins j’ai envie d’abandonner, de donner raison aux Tartuffes, d’admettre qu’il n’y a pas d’alternative…
Je n’arrive plus à théoriser, à analyser, à expliquer, à discuter, je n’en ai même plus envie.
C’est inutile, les prophètes du monde à l’envers n’écoutent qu’eux-mêmes. Et le déni bouche les oreilles de ceux qui ont renoncé à vivre parce qu’ils ne veulent pas renoncer à consommer.

Mais je suis encore en vie et je peux crier ! Dire mon dégoût, ma révolte et surtout, surtout, continuer à travailler avec d’autres qui sentent comme moi combien ce « nouveau monde » sonne faux, combien il est pervers et mortifère.
Il y a d’autre valeurs et une autre vie, de vraies valeurs et une vraie vie, sans cesse à créer et recréer.
Mon monde est ébranlé, mais il est encore à l’endroit, et je sais que d’autres le partagent avec moi.
Échange et amitié, écoute et création, nos boussoles indiquent encore le nord.
Tenons le cap !

Alain Sagault, 17 novembre 2024