Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

lundi 30 novembre 2009

REMARQUES EN PASSANT 21


Sein de neige © Sagault 2009

ACCORD
Il y a une chose que nos gouvernants font encore plus souvent que de signer à tout bout de champ des accords avec lesquels nul, y compris eux-mêmes, n’est d’accord, et que par voie de conséquence nul ne respectera : ce sont les fautes d’accord.
J’entendais ainsi l’autre jour le sémillant Christian Estrosi, ministre de son état, écorcher allègrement le français (pas les français, nous n’en sommes pas encore là) : « une situation des finances de l’état qui font que… »
Comment pourrions-nous respecter des politiques qui ne respectent aucun accord, pas même celui du verbe avec son sujet ?

ADMIRATION
M’étonne toujours l’étrange admiration de la plupart de mes congénères pour tout ce qui est malsain.

ADMIRATION
Je suis plein d’admiration pour le courage que montrent les êtres humains qui m’entourent. Dans la catastrophe, ils continuent à vivre comme si rien ne se passait, comme si tout était normal. Ils consomment, discutent, parlent gravement de croissance, de laïcité, discourent doctement de la civilisation judéo-chrétienne et des différences doctrinales et psychosociologiques entre ses diverses branches, ou évoquent avec une sorte d’envie l’irrésistible essor de la Chine et notre inéluctable décadence si nous autres français ne nous mettons pas enfin au travail.
Il en faut, du courage, pour parvenir à se voiler si complètement la face et continuer à brasser du vent tout en faisant semblant de croire que rien n’a changé et que tout va continuer à l’infini comme avant…

ADMIRATION
Je ne peux admirer que ceux qui sont capables de faire des choses dont je me sais incapable. Ça fait beaucoup de monde.

ADORATION
Il y a dans le fait d’adorer quelque chose ou quelqu’un une nuance d’inconditionnalité qui m’a toujours mis mal à l’aise. L’adoration me semble incompatible avec l’intelligence, parce qu’en communiant avec son objet elle perd toute distance. Sans recul, pas d’esprit critique, et sans esprit critique, pas de jugement, donc pas de choix possible. L’adoration est un voyage sans retour, d’où la violence des adorateurs déçus.
D’un autre côté, l’adoration, si elle ne perd pas la tête, a l’immense mérite d’impliquer le corps tout entier, de mobiliser tout l’être, et de permettre une forme de fusion qui transcende l’observation en parvenant à la contemplation. Si elle ne se dissout pas dans son objet, l’adoration devient compréhension. Elle reçoit alors autant qu’elle donne.
L’adoration ne peut être à sens unique, la vraie adoration exige l’échange.
C’est en quoi Hugo a tort quand il dit : « J’admire tout comme une brute », donnant par là la mesure de son singulier génie – en creux comme en plein, en ouverture d’esprit comme en opportunisme.

ADULTE
On reconnaît un véritable adulte à ce qu’il a compris qu’il ne sera jamais qu’un enfant. Et agit en conséquence…
Je n’en ai connu que très peu, et n’ai toujours pas l’impression d’en voir un dans mon miroir.

AIMER
On aime comme on peut. Mais on aime. On aime toujours, même quand on croit haïr.
Voir HAINE

AIMER
J’essaye de ne pas tenter de séduire les gens que j’ai envie d’aimer. Pas par jansénisme, par calcul. La séduction est un obstacle à l’amour.

AMBASSADEUR
Bernadette regarde « 66 minutes » sur M6. Je suis pendant cinq minutes le portrait du nouvel ambassadeur de France en Irak, superbe prototype de tête à claques, aussi inculte et vulgaire que son maître, vide et avide à l’image du pauvre type dont il est le clone. Ce qui me terrifie, c’est que ce rachitique amateur de pompes est aussi représentatif de la génération de zombies analphabètes et invertébrés engendrée par nos détestables trente glorieuses que son mentor. Et mérite donc pleinement d’être son ambassadeur…

AMBITION
Une de mes grandes ambitions d’indécrottable romantique : réconcilier le figuratif et l’abstrait. Rien que ça !

AQUARELLE
J’entends toujours dire que l’aquarelle, c’est très difficile.
Ce qui me semble très difficile avec l’aquarelle, c’est de faire de la peinture. La plupart des aquarellistes se contentent de faire de l’aquarelle. Quand on regarde ce qu’ils font, ce qui saute aux yeux, ce n’est pas la peinture, c’est l’aquarelle.
Avec l’aquarelle, Turner faisait de la peinture.
On peut faire le même reproche à beaucoup de peintres à l’huile : quand on regarde leurs tableaux, on nage dans l’huile. Pourtant la peinture à l’huile n’est pas destinée à la friture, ni à faire de la glace ou du pâté, mais à faire de la peinture.
Je veux dire qu’idéalement, quand on regarde un tableau, on ne devrait pas penser en premier lieu à la technique utilisée, mais voir de la peinture. Si on voit de l’eau ou de l’huile, c’est que la mayonnaise n’a pas vraiment pris, c’est que le tableau, davantage que l’œuvre d’un peintre, est celle d’un cuisinier, voire d’un gâte-sauce.

AQUARELLE
Mon choix de l’aquarelle est un choix écologique. Tout comme mon choix d’un sujet unique. Il va dans le sens d’un refus du toujours plus et du toujours nouveau. Je récuse l’idée que la transgression serait la seule démarche de création possible.

ART ?
Chez des amis, certains jouets et artefacts rapportés d’Inde me donnent à penser. L’art ne vient-il pas mieux quand on ne le cherche pas ? L’artisan rencontre l’art presque fortuitement, parce qu’il a créé avec amour, non parce qu’il a cherché à faire de l’art. Ce qui s’ajoute de gratuit à son travail efficace, là est l’art. Cerise sur le gâteau, qui tout à coup en change le goût, opérant la transmutation qui sépare le chef-d’œuvre du travail bien fait.
Est-ce assez dire que le plaisir a rendez-vous avec l’art ? Le plaisir épouse toujours la gratuité, et quoique, comme tout ce qui est gratuit, il coûte cher, il porte en lui-même sa récompense.
Rien n’égale le bonheur de créer. Mais alors, quid des enfants qui tissent des tapis douze heures par jour dans des ateliers sombres et insalubres dont ils sortent à peu près aveugles avant leurs vingt ans, comme c’était le cas au Maroc du temps que j’y vivais ?

ART CONTEMPORAIN
Je trouve étrange et pour tout dire contre nature la réunion des mots « art » et « contemporain ». Elle me semble révélatrice de la confusion permanente si caractéristique de notre époque de créateurs impuissants. Un art digne de ce nom n’est jamais seulement contemporain. L’art véritable d’une façon ou d’une autre touche à l’éternité.
« Art contemporain », voilà bien pour moi le plus vicieux des oxymores ! C’est être trop humble ou trop prétentieux – à côté de la plaque en tout cas. Une recherche de la perfection qui n’est pas, fût-ce inconsciemment, recherche de la transcendance, a toute chance de rester stérile. Si l’art ne divinise pas, il décore. C’est là déroger.
Voir SUPPLÉMENT (d’âme) et TARANTINO

AUTEURS
Ben Hecht haïssait les acteurs. Je hais les auteurs – en connaissance de cause, j’en suis un. Entendu, dans un petit salon du livre joyeusement ringard, deux auteurs partant déjeuner aux frais de la princesse, s’exclamer : « Aujourd’hui on repère, demain on vend ! »
Qui a dit que j’étais violent ? Je me suis contenté de ne pas manger avec eux.
Tout le monde publie désormais. C’est trop. Il n’est pas bon que les écrivants supplantent les écrivains, parce qu’il n’est pas vrai que tout le monde ait quelque chose à dire.

AVANCÉE
Grave confusion que celle qui fait prendre toute nouveauté pour une avancée. Entretenue, cette juteuse confusion, par le marketing, dont c’est un des procédés favoris.
Comment remplacer ce qui n’a pas besoin de l’être, et si possible par quelque chose d’identique, mais plus cher, sinon en matraquant sans cesse : Nouveau ! New ! Neu !
Proust était une avancée, le nouveau roman n’était qu’une nouveauté…

BAISE
Une vieille amie toujours charmante me raconte qu’il y a un quart de siècle, pendant le tournage d’un court métrage dont, excusez du peu, j’étais la star, elle a engrangé un souvenir de moi particulièrement frappant : un soir que nous couchions à quelques-uns dans une chambre commune, j’aurais, hilare et les jambes pendant du châlit, professé avec la foi du charbonnier : « Rien de tel qu’une bonne baise ! »
Je connais pire message à adresser au monde.
Mais je ne me croyais pas tant de bon sens.
Je devais être bourré.

BESOINS
Nos besoins essentiels sont finalement très peu nombreux et relativement faciles à satisfaire. Je suis toujours surpris quand j’entends des gens « raisonnables » s’écrier : « Je ne pourrais pas me passer d’Internet ! »
Ou de la télévision, ou d’une voiture, ou de l’électricité, ou de toute autre invention « indispensable ». Pour vivre, il nous faut de l’air, de l’eau, du feu, et un coin de terre. Tout le reste est divertissement, aurait ajouté Pascal. À juste titre.
Pour vivre nous n’avons besoin que de nous-même, et de quelques autres.

BON SENS
Le bon sens consiste d’abord à admettre que nous sommes bien là. En ce sens, il n’est pas interdit de préférer Churchill à Cioran.

BOURDON
J’aime toujours autant la vie, mais j’ai bien peur qu’elle ne m’aime plus. C’est peut-être tout bêtement le drame de ceux qui vieillissent : ils en veulent encore, de la vie, mais la vie ne veut plus d’eux…

BUKOWSKI
Je n’ai lu que les contes et nouveaux contes de la folie ordinaire. J’ignore tout de sa poésie, et il se peut bien qu’elle soit géniale. Mais pour sa prose, je suis tombé de haut. On m’en avait dit tant de bien, j’allais voir ce que j’allais voir. J’ai surtout vu un vieux con. D’accord, Bukowski fait beaucoup de vent. Mais au bout du compte, ce n’est jamais que du vent. Et les vents de Bukowski ne pètent pas bien haut.
Un côté sous-Fante, un Fante qui n’aurait pas su se dépasser, faute de vrai travail. Dans désespérance il y a rance, et c’est un peu l’effet que me fait Bukowski. Ça vient à peine de sortir, et c’est déjà vieilli. Cette sordidité joyeuse est parfois amusante, parfois presque bouleversante, mais souvent, mais surtout, creuse, plate, vide.
Bukowski, dans ses contes en tout cas, manque d’imagination. Je ne suis pas très intéressé par les écrivains qui vous font vivre une tranche de réalité dont les imbéciles, toujours à l’affût d’une occasion d’étaler en plein jour leur congénitale stupidité, vous disent, épatés, « c’est la réalité », comme s’il y avait une réalité.
Bukowski a du bon sens, il voit assez clair, mais il voit court. Voir le monde à travers le cul des bouteilles, c’est courir le risque d’une philosophie de brèves de comptoir.
Il est bon que certains fassent les poubelles, mais les poubelles ne sont pas la vie. Qui croit que les poubelles sont toute la vie ne connaît tout simplement rien à la vie – refuse de la vivre comme elle est. Fait comme si son regard était le monde – ce que jamais n’est un regard, si perspicace soit-il.
Bukowski ne parle en fait que de lui, parce qu’il refuse toute relation réelle avec autrui. Fante parle de lui et de ceux qui l’entourent, parce qu’entrer en relation est à la fois son souhait le plus cher et ce qui lui est le plus difficile. Fante décrit le raté qu’il aurait pu être, Bukowski met en scène celui qu’il est. Il se regarde écrire, alors que Fante se regarde vivre et vit en même temps – et ça, c’est très fort. Fante, quand il écrit, est à la fois dehors et dedans. Bukowski reste presque toujours dehors, parce que c’est plus facile et que Bukowski est avant tout un paresseux.
Bukowski n’est pas un alchimiste, l’alchimie demande trop de travail : avec de la merde, il fait de la merde. Fante, avec de la merde fait de l’or, et en prime montre que la merde peut devenir de l’or. C’est que Fante a du génie, quand Buk n’a que du talent.
Pour croire au génie de Bukowski, il faut des précieux ridicules comme Sollers, à l’affût de toutes les modes pour tenter d’y faire voler leur dragon poussif, et qui comme Bukowski manquent terriblement d’humour, parce qu’ils se prennent au fond très au sérieux, et d’autant plus qu’ils affectent la légèreté. Sur ces êtres-là, l’humour corrosif de Fante agit comme un décapant.
C’est pour toutes ces raisons et d’autres que je n’aime pas Céline. Chez lui comme chez Bukowski, je retrouve cette coquetterie du dégueulasse qui est la marque de fabrique de l’adolescent qui n’a jamais voulu grandir. Que d’afféterie dans la vulgarité ! Ça amuse cinq minutes, et puis ça lasse.

dimanche 8 novembre 2009

REMARQUES EN PASSANT 20, suite et fin


Beauté de la violence ? Tempête au Cap Gris-Nez, septembre 2009

FOOTBALL
Je dirai plus tard ce que je pense de l’ô combien significatif et exemplaire geste du voyou en chef de l’équipe de la triche et du fric.
Quand la politique et l’économie oublient toute idée de morale, c’est que la pourriture a tourné à la gangrène.
Elle est belle, notre identité nationale…
En attendant, je ne saurais trop recommander la lecture du salubre réquisitoire dont voici le lien :
http://www.marianne2.fr/Comment-le-foot-est-devenu-un-sport-de-voyous_a182851.html

DEVOIR DE RÉSERVE
Un nommé Raoult, scandalisé par la liberté de parole de la dernière Prix Goncourt, demande à Frédéric Mitterrand de rappeler aux primés un « nécessaire devoir de réserve qui va dans le sens d’une plus grande exemplarité et responsabilité ».
On ne savait pas que le nommé Raoult appartînt au jury du prix Goncourt, dont les membres, à défaut d’être toujours de grands écrivains, ne sont généralement pas, contrairement à cet analphabète, incapables d’écrire correctement deux phrases dans leur langue natale. Pour l’honneur de la France, il serait plus important que ce cancre monté en graine et en bedaine écrivît le français que de censurer les écrivains qui contrairement à lui se servent de leur langue pour penser.
Restons sur la réserve : passé un certain niveau d’ânerie, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. Ce bouffon a été ministre…
Mépriser Eric Raoult, c’est encore lui faire trop d’honneur.

IDENTITÉ
On n’a plus le droit de sourire sur les photos d’identité. Obligation de faire la gueule sur les papiers officiels ! Preuve supplémentaire de l’insondable connerie des nuisibles qui nous gouvernent ? Ils devraient savoir qu’à trop vouloir nous identifier les uns les autres nous perdons notre identité. Mais peut-être est-ce là leur but.

IMAGE
Notre époque me semble avoir poussé plus loin que tout autre le souci permanent et obsessionnel du regard d’autrui comme étalon de la valeur de l’individu. La plupart des membres des élites au pouvoir se préoccupent bien davantage de construire leur image que de vivre leur vie. Le piège fonctionne pour presque tous les « starisables », comme en témoigne à mes yeux le tennis où les champions de la vieille école (introvertis à la Edberg ou à la Sampras comme extravertis façon Connors ou Mac Enroe) ont fait place aux « méga-stars » façon Agassi ou Federer, qui contrairement à leurs prédécesseurs sacrifient allègrement, avec la bénédiction intéressée des médias, l’authenticité, spectaculaire ou non, à la communication. Les uns cherchaient à leur manière la perfection, les autres veulent créer un mythe. On a les ambitions qu’on mérite.
Ce souci de l’image n’est pas nouveau, mais il n’a jamais été aussi universellement partagé – « démocratisé », plébiscité. Il constitue désormais une menace mortelle pour l’humanité, par le mélange contre nature de conformisme et d’excès qu’il engendre, et par les frustrations qu’il ne cesse d’alimenter. Recherche de sécurité et mégalomanie se conjuguent en injonctions paradoxales de plus en plus schizophréniques : l’oxymore n’est pas un mode de vie durable.
La communication (ce beau mot, usurpé et dénaturé par les hommes de pouvoir, est devenu un faux ami, un masque hypocrite destiné à cacher la réalité de la manipulation par la publicité et la propagande) triomphe, sous les applaudissements de la foule en délire, hypnotisée. L’image ayant totalement phagocyté la réalité, il n’y a jamais eu autant de temps de cerveau disponible. Pour combien de temps ?
C’est que le règne de l’image n’offre pas à ses sujets que des droits toujours plus étendus. Il exige en échange des sacrifices consentis à la légère dans l’euphorie des illusions consommatrices, sacrifices dont les factures commencent seulement à être présentées, et s’avèrent déjà trop lourdes pour nos moyens. L’extension du domaine des droits s’accompagne en sourdine d’une extension proportionnellement plus grande encore du domaine des devoirs.
Se définir par rapport à une image, c’est déjà entrer dans l’abstraction, c’est se dépouiller de sa réalité en devenant l’esclave de références extérieures constamment réévaluées dont les exigences toujours plus impérieuses nous éloignent toujours davantage de nous-mêmes.
« La liberté, c’est l’esclavage », fait dire Orwell à sa prophétique novlangue. Les libertés que nous avons si imprudemment prises désormais nous enchaînent mieux que toutes nos anciennes contraintes.
Devenues littéralement folles, nos élites n’ont cessé de creuser toujours plus vite depuis les débuts de la révolution industrielle, et particulièrement depuis une trentaine d’années, notre tombe à tous.
Jusqu’au jour où les masses, confrontées au désastre généralisé, folles furieuses de s’être laissé abuser par les faux-semblants triomphants de la stupide fuite en avant technologique, se retourneront contre leurs anciennes idoles, et les piétineront pour mieux replacer l’instant d’après sur leurs piédestaux les nouvelles stars chargées d’incarner la nouvelle image à poursuivre, le nouvel idéal à imposer.
Car l’inconscient collectif ne renonce pas si aisément aux fantasmes qui lui permettent d’éluder notre peur universelle : quand on a enfin déshabillé le pouvoir et que les vieux rois sont nus, vite, vite, en habiller de nouveaux – pour ne pas se voir dans le miroir.
Oui, le roi est nu. Ses sujets aussi.

INCONSCIENCE
Y a des gars, ils sont tellement de bonne foi qu’ils peuvent faire n’importe quoi.
Voir INDÉCENCE

INDÉCENCE
Je suis toujours frappé par l’infernal toupet de certains intellectuels hâtivement décorés du nom de penseurs. La façon dont un Alain Finkielkraut récupère et détourne le superbe concept de « common decency » développé par Orwell est ainsi d’une rare indécence : ce laquais d’un ordre dont le fonctionnement communicationnel est tout proche de celui du gouvernement décrit dans « 1984 » retourne le sens de cette notion avec la même cynique impudeur qui guide la démarche des laveurs de cerveau du terrifiant pouvoir si lucidement décrit par l’auteur d’Animal Farm.
Voir INCONSCIENCE

INDIVIDUALISME
M’inquiète au plus haut point la très à la mode et très paradoxale condamnation de l’individualisme par une société plus élitiste que jamais, et l’exaltation concomitante du collectif et de la « fête ». J’y vois le grand retour des fascismes de droite et de gauche, qui ont toujours joué la masse contre la personne, et déguisé sous le masque commode de l’unanimisme la recherche du pouvoir absolu par une oligarchie désireuse de légitimer sa domination pour mieux la perpétuer.
L’individu n’est certes pas tout, mais nous ne devrions jamais oublier que cette petite partie-là est la raison d’être de l’ensemble. L’humanité n’est pas une fourmilière, et aurait tout perdre à le devenir – à commencer par son humanité !
Quand des people aussi ouvertement cyniques que l’actuel président de la république ou que la patronne en cours du Medef se mettent à évoquer la solidarité avec des trémolos dans la voix, je me demande avec angoisse à quelle sauce « collective » ils ont décidé de manger les appétissants individus que nous sommes…

INTELLIGENCE COLLECTIVE
Je crains que les thuriféraires de l’intelligence collective ne se fassent beaucoup d’illusions sur ses possibilités créatrices, en matière artistique du moins. Il ne faut pas confondre efficacité et création. L’intelligence collective est par nature plus gestionnaire qu’inventive. Elle relève nécessairement du compromis, démarche bien peu favorable à la création.
On le voit clairement dans les groupes artistiques et autres écoles ou mouvements littéraires. S’ils permettent aux novateurs de survivre dans un environnement hostile, voire de lui imposer une présence collective, les individus qui les composent dès qu’ils le peuvent quittent le nid, et le groupe explose à mesure que chacun trouve sa vraie voie.
C’est que le collectif n’était que l’addition provisoire des consensus, toujours réduits à peu de choses dès qu’on y regarde de près, c’est à dire dès que diminue l’urgence de la survie. Dès lors, chacun des maillons prend conscience que le groupe est une chaîne, et ne vaut jamais que ce que vaut le maillon le plus faible.
Les groupes favorisent bien plus l’éclosion des génies individuels que la naissance d’œuvres véritablement collectives. Et si des collaborations entre deux ou trois créateurs peuvent sous certaines conditions entraîner de véritables synergies, elles portent le plus souvent la marque d’une cheville ouvrière, comme dans les cas très caractéristiques de Dumas et de Labiche, ou se résument à des couples fusionnels comme Meilhac et Halévy.
Le dix-neuvième siècle a donné de nombreux et remarquables ouvrages littéraires collectifs. « Les français peints par eux-mêmes » ou « Le Diable à Paris » sont par exemple des livres passionnants, mais moins par leurs qualités littéraires que parce qu’ils sont éminemment représentatifs de leur époque, tout comme aujourd’hui « Desperate housewives » ou « Dr House ». Ces ouvrages collectifs ont la force du consensus qui s’en dégage, mais l’originalité personnelle de leurs collaborateurs et leur énergie particulière, si prestigieux soient-ils, s’y trouvent par là même quelque peu muselées, soumises qu’elle sont à l’accord général, à la communauté d’idées et de vécu qui préside au projet collectif.
Ce n’est pas pour leur collaboration à ces ouvrages qu’on garde le souvenir de Balzac, de Musset ou de George Sand, et elle n’a pas suffi aux excellents auteurs qui les accompagnent pour sortir de l’anonymat, faute d’une œuvre personnelle plus accomplie.

JEU
Non, la vie n’est pas un jeu. Elle est à la fois bien trop belle et bien trop cruelle pour n’être qu’un jeu. Dire que la vie est un jeu, c’est tricher avec elle pour n’avoir pas à la vivre pleinement. Et puis nous n’avons au fond rien à perdre ni à gagner ; il s’agit juste de vivre.

LIBERTÉ
Depuis la révolution artistique qui a ouvert tant de portes, beaucoup d’artistes, même parmi les plus grands, sont devenus prisonniers de leur liberté. La recherchant pour elle-même et non pour ce qu’elle leur autorise, ils en jouissent mais ne s’en servent pas. C’est qu’il n’y a de vraie liberté qu’au service d’un dessein.
Pour savoir ce qu’est vraiment la liberté créatrice, il faut regarder la nature. Il y a beaucoup plus à apprendre d’un chèvrefeuille en fleurs que de tous les mouvements du style Support-Surface. Certaines recherches sont de nécessaires voies de garage : il faut savoir se fourvoyer, mais pour mieux reprendre sa liberté. L’erreur bien comprise est le meilleur des tremplins. Il y a une logique de la liberté qui consiste à se jouer de la contrainte pour mieux jouer avec elle.
Supprimer toute contrainte, quel esclavage !
Tu me dis que tu es libre, et je te réponds : Oui, et qu’as-tu fait de ta liberté ?

LIT (faire son)
Importance des rituels. Faire le lit et le fermer, c’est ouvrir la journée. Ce rituel-là devient plus que jamais indispensable, vital même quand le chaos s’installe au foyer. Les longues maladies, ces métaphores contemporaines de l’entropie généralisée, imposent ce raidissement dans la souplesse que les Britanniques, observateurs avisés de notre psychologie pratique, nomment très à propos : « pull oneself together », grossièrement mais concrètement traduisible : « se tirer ensemble », délicate opération dont notre verbe « se remettre » traduit assez bien la difficulté…
Un lit fait, c’est table rase, place nette. Le seul bon point de départ, c’est de repartir de zéro.
Ou, au moins, de faire comme si.

MANIPULATION
Méfions-nous de qui tente de manipuler autrui. Et plus encore de qui se laisse manipuler.

MARIONNETTE
En fait, un Sarkozy n’agit pas, il est agi. Et d’abord par son inconscient. Dépourvu de surmoi, l’actuel – trop actuel – président est tout entier livré au Moi et au Ça, esclave autant de ses pulsions que de ses calculs. Pantin de son inconscient personnel comme de l’inconscient collectif d’une civilisation en pleine déliquescence, Sarkozy ferait pitié si les forces qui le manipulent n’étaient bien plus dangereuses que sa minuscule personne. En vérité, les français qui croient en Dieu feraient bien de lui demander d’avoir pitié de nous…

MARKETING
Je ne crois pas qu’il faille confondre commerce et marketing. Un commerce digne de ce nom propose un échange, alors que le marketing cherche à imposer des achats. Il y a là plus qu’une nuance…

MÉGALOMANIE
Je n’ai rien contre la mégalomanie, pourvu qu’elle soit modeste. Avoir la mégalomanie modeste permet de rester soi-même. Tricher pour être plus grand qu’on n’est, ça vous rapetisse. Rien ne vaut l’authenticité. Les mégalomanes excessifs finissent toujours par tomber dans la vulgarité parce qu’à vouloir péter beaucoup plus haut que son cul on finit par se chier dans la bouche.

MEILLEUR DE TOUS LES TEMPS
Prétendre que Roger Federer est « le meilleur joueur de tous les temps », ou que Michael Jackson ou Johnny Halliday sont d’authentiques « génies » n’est pas qu’une simple exagération, mais relève de l’hallucination collective.
C’est la plaie de notre époque asservie aux outrances de la communication publicitaire, cette peste émotionnelle, que ce goût pervers pour l’hyperbole et cet abandon moutonnier à des opinions consensuelles dépourvues de tout autre fondement que la paresse intellectuelle si bien partagée par les « élites » et les « masses » et leur goût commun pour l’adoration de la quantité comme étalon de la qualité. C’est ainsi que deviennent chefs d’état ou dictateurs des hypnotiseurs dépourvus de tout autre talent que de l’art finalement assez facile de faire prendre à une majorité d’imbéciles des vessies pour des lanternes.
Il n’y a pas, il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais, en quelque domaine de l’activité humaine que ce soit, de meilleur de tous les temps. Quiconque se vautre dans ce concept stupide s’avoue donc, sans discussion possible, membre actif de l’immense confrérie des cons. Au sein de laquelle il est d’ailleurs tout aussi impossible de distinguer « le plus con de tous les temps », tant à toute époque le con fait invariablement preuve d’une incurable excellence dans la connerie.

MENSONGE
À propos d’OGM, ce proverbe africain particulièrement adéquat : « Le mensonge donne des fleurs, mais jamais de fruits ».

MODÉRATION
« On y pratique un Islam modéré » entends-je sur France-Inter à propos de l’Indonésie. Foutaises ! Aucune religion n’est modérée, aucune ne peut l’être. Toute religion pose en principe le primat de l’absolu sur le relatif, invitant dès lors les esprits faibles au fanatisme, les esprits forts au mysticisme.
Par définition le fanatisme ignore toute mesure.
Et la modération n’a jamais été le principal souci des mystiques…
Quant aux tièdes, croyants ou non, ils demeurent toujours ce qu’ils ont choisi d’être : tièdes.
Voir RELIGION

MOYEN
Face à l’inflation des icônes et des idoles, des vedettes et des stars, des VIP et des people, je revendique ma « moyennitude », pour parler comme l’ineffable Ségolène Royal. J’en suis fier. Le refus de la performance est le premier pas vers la vraie vie, qui ne consiste pas à se projeter mais à jouir de notre présence. Être moyen, c’est refuser de monter à l’échelle et garder les pieds sur terre. Je n’ai envie ni de me dépasser ni de me surpasser, je veux juste être moi-même. La sur-vie nous empêche de vivre.

NATURE
Défendre la nature par l’artifice ne me paraît pas le meilleur moyen de venir à bout des problèmes écologiques que nous nous sommes si complaisamment créés. C’est pousser un peu loin le bouchon de nos trop humaines contradictions. Mené à cette extrémité, le paradoxe a quelque chose d’obscène.
C’est pourquoi je n’irai pas voir « Home », le film manifeste de la nouvelle écologie libérale, l’œuvre impérissable du David Hamilton de l’écologie, Yann Arthus-Bertrand. J’ai feuilleté ses bouquins, incontournables piliers des salles de séjour du bobo branché, et aucune de ces saloperies n’entrera chez moi.
Il y a à mes yeux quelque chose d’aussi obscène dans cette vision d’une terre idéalisée et déformée par la grâce de Photoshop que dans les flous « artistiques » du photographe de minettes évanescentes dont les albums ont précédé ceux du gourou de l’écolo-business sur les tables basses des écologistes de salon.
Yann Arthus-Bertrand mérite de rester dans les annales : il a inventé l’écologie pornographique. Dûment retouchées, ses photos arborent des verts trop brillants, des jaunes trop intenses, des bleus trop profonds, des rouges trop éclatants pour être vrais.
Par la grâce de ce filtrage numérique, ce n’est pas tant la beauté de la nature qui est proclamée que celle du regard du photographe, ce mage qui nous fait apparaître la beauté surnaturelle cachée d’une nature que nous ne risquions pas de découvrir par nous-mêmes puisqu’elle n’existe que dans son regard fantasmatique, à travers un objectif dont la subjectivité voulue nous présente un univers manipulé parfaitement artificiel.
Dans les photos de Yann Arthus-Bertrand, la nature est trop « belle » pour être vraie. La beauté publicitaire, tout le contraire d’une écologie digne de ce nom !
Avec ces bonbons aux couleurs chimiques, on est plus que jamais dans la consommation de la nature.
Polluants à tous égards, les livres de YAB participent de cette imposture généralisée qu’est la mondialisation.
Ils me font penser aux boîtes de jus d’ananas américaines des années cinquante, avec leurs photos Cypress Gardens…
La nature n’est pas un parc d’attractions, ni un spectacle sensationnel. La nature est tout bêtement notre mère, la maquiller pour en faire une star, pardon, une icône, c’est un travail de maquereau.

NAUFRAGE
Je ne lis plus Charlie-Hebdo. Pas plus d’ailleurs que Siné-Hebdo. Depuis quelques années, les chroniques de Cavanna et Siné m’ont trop régulièrement rappelé que pour beaucoup d’entre nous la vieillesse est un interminable naufrage.

NON-VIOLENCE
La non-violence ? Elle peut être efficace, dans les pays plus ou moins démocratiques, ou qui se réclament de la démocratie. Mais jamais dans les vraies dictatures, qui l’écrasent dans l’œuf ou s’en font une complice. En dictature, la non-violence est un renoncement. Où était la non-violence dans l’Allemagne nazie, sous le régime stalinien, dans l’Espagne de Franco ? Où est-elle en Corée du Nord, en Birmanie, en Iran ?
Le choix de la non-violence dans un régime dictatorial est en fait une démission, un alibi commode pour ne rien faire : dans cet ordre d’idées, la remarquable action unitaire non-violente des syndicats français depuis le début de l’année 2009 est un cas d’école. Complices objectifs du pouvoir, les syndicats ont magistralement réussi à désamorcer le mouvement populaire.
La non-violence en dictature est démobilisatrice parce qu’elle y est en fait impraticable. Un pouvoir dictatorial digne de ce nom n’a aucun complexe, ne ressent aucune culpabilité. La non-violence ne peut mettre en porte-à-faux que les pouvoirs qui prétendent à tort ou à raison respecter les droits de l’homme et du citoyen.
Sous tout autre régime, la non-violence est tout simplement puérile. Muselée d’avance, elle ne mène nulle part.
Si on pouvait arrêter un tank en se mettant à genoux devant, ça se saurait.

ŒILLÈRES
Ont remplacé les yeux, d’après ce que j’entends dire à un spectateur béat de l’ouverture du Festival d’Avignon 2009 : « On est venu s’en mettre plein les œillères ! »
J’ai toujours adoré ces aveux involontaires et spontanés que sont les lapsus. Que nos yeux soient devenus des œillères, c’est la preuve que j’attendais pour me rallier au si réconfortant adage : « On n’arrête pas le progrès ».

OXYMORE
J’avais presque terminé « La politique de l’oxymore ». Le livre en main, j’ai croisé dans la rue une ex-collègue, prof de maths BCBG provincial, femme de militaire et très propre sur elle, attifée à la mode djeune, c’est à dire déguisée en pute, poitrine offerte, nombril ouvert et croupe moulée jusqu’à l’anus.
Bel oxymore que cette femme coincée au dernier degré offrant le simulacre d’une liberté dont elle a si peu idée – et encore moins envie – qu’elle refuserait avec indignation qu’on prenne la moindre avec elle. Liberté, je veux dire.

PAROLES (mes futures dernières)
Attendez-moi ! Je reviens dès que possible ; je veux voir la suite…

PARTIALITÉ
Rien de plus exaspérant que la partialité, surtout quand elle se prétend objective. Par exemple, je ne supporte pas les gens qui font semblant de douter de mon impartialité.

PEINTURE
Quand j’écris sur la peinture, ça peut paraître souvent très péremptoire. Aucune prétention là-dedans, juste de la passion. Si je me trompe, tant pis pour moi…

PERVERSITÉ
La perversité inconsciente a du moins le mérite de n’être pas volontaire. C’est pourquoi nous la pratiquons tous assidûment. Toute la beauté et toute la laideur, tout le plaisir et toute la souffrance de la perversité résident dans sa conscience. D’ou notre admiration pour les vrais pervers : ils ont le courage de se voir tels qu’ils sont.

PEUR
Quand j’ai peur, j’y vais voir. Aucun mérite. C’est juste que j’ai encore plus peur de rester dans ma peur que d’en sortir. Et puis je suis curieux comme une pie.

POUVOIR
J’ai longtemps vitupéré les hommes de pouvoir. J’avais tort. Il n’y a plus d’hommes de pouvoir. Au degré d’abjection et de renoncement à toute éthique où ils sont désormais parvenus, les dirigeants de tout poil sont devenus des machines de pouvoir.
À force de se laisser aller à leur mégalomanie, ils n’ont plus rien d’humain. Malgré leur aptitude à l’hypocrisie, le fardeau de l’humanisme pesait aux hommes de pouvoir. Ils ont su s’en débarrasser.
Il faut avouer qu’ils étaient un peu ridicules quand ils tentaient encore de passer pour humains. Leur indigence intellectuelle, leur sécheresse de cœur, tout chez eux avoue l’être machinal, l’homme de buts, formaté, manipulateur et manipulé, pantin dérisoire qui croit tirer les ficelles de ses concitoyens et ne sait pas même que son propre inconscient tire encore plus despotiquement les siennes.
Car elles se croient libres, les machines de pouvoir, et courent pourtant à grande foulées mécaniques sous le fouet de leur maître caché, plus asservies encore que leurs esclaves plus ou moins volontaires.

PRÉSENCE
Ça paraît pourtant simple, la présence : on est là ou on n’est pas là. La plupart du temps, nous sommes là sans y être. Nous devrions comprendre que si on n’est pas là, ce n’est pas la peine d’être là. Me disais-je à la fin d’un beau concert, quelque peu perturbé par des auditeurs que le fait de devoir écouter rendait sourds, mais hélas pas muets.

RECOMMENCEMENT (éternel ?)
« Malheureusement on ne sait jamais prévoir les sacrifices nécessaires, et en diminuer l’étendue en les faisant d’avance. Cette prévoyance et ce courage on toujours manqué aux nations dans les crises financières. »
Ce n’est pas Bernard Maris ou George Soros qui ont dit cela, mais Adolphe Thiers, au tome VII de son Histoire de la Révolution française, parue en 1827, à propos des problèmes posés par les assignats entre 1792 et 1795…
Allez savoir pourquoi, quand j’entends le mot progrès, j’ai du mal à me retenir de pouffer.

RELIGION
Si je pensais qu’il y a quelque chose à expliquer, bien sûr que je demanderais qu’on m’explique. Mais notre monde demeure inexplicable, d’où les religions, ces explications bidon.
Car la religion est la manifestation la plus évidente de notre incoercible besoin de raison. Elle est une tentative absurde et courageuse de trouver une raison d’être à l’univers et un sens à notre existence. La religion, c’est le triomphe de l’esprit rationnel, la quintessence de la rationalisation. La religion est le comble de la raison : une pure folie.
Que rationalisme et religion aient partie liée ou, pour mieux dire, soient comme cul et chemise, j’en vois la preuve dans le fait trop avéré que les rationalistes sont presque toujours des intégristes de la raison, cette Révélation humaine, et que les esprits religieux ne cessent de ratiociner en vue de prouver ce qui par définition ne peut l’être, à savoir l’existence de Dieu.
Voir MODÉRATION

« RÉUSSITE »
Je continue à me demander quel goût peut bien avoir la réussite individuelle au sein d’un malheur collectif.

RUINES
« Casse tes ruines ! » nous lancions-nous, gamins, pendant les chères disputes où s’affrontaient pour s’affirmer nos petits egos déjà surdimensionnés.
Ruines nous étions déjà, ruines nous restons jusqu’à la fin. Chacun de nous dès le berceau mène une lutte quotidienne constamment perdue d’avance contre l’entropie, se dit-il en s’asseyant sur le siège après avoir posé culotte.

SAGESSE
Les gens équilibrés le sont trop pour avoir envie d’exercer le pouvoir, et le laissent donc aux malades assez fous pour en rêver.
Peut-être aussi sont-ils assez intelligents pour sentir que s’ils acceptaient d’exercer le pouvoir ils risqueraient d’y prendre goût au point de rejoindre les hommes de pouvoir dans leur folie…

SNOBISME
Affecter de mépriser la culture parce qu’on a la chance d’être cultivé, c’est peut-être le seul snobisme qu’on puisse qualifier de criminel.

SOCIAL-DÉMOCRATIE
La social-démocratie, ça consiste à se dire : « De toute façon, on n’y peut rien, et bon an mal an, nous, on s’en arrange, et même ça nous arrange ; suffit de mettre des rustines, histoire de garder bonne conscience. »

SPORT
Le sport-spectacle n’est que la poursuite de la guerre par des moyens « pacifiques ». C’est pourquoi loin d’apaiser les rivalités, il les exacerbe. Les foules sportives sont sans cesse à la recherche d’un superman devant qui se prosterner et de boucs émissaires à piétiner. Le sport-spectacle n’est pas un apprentissage de la vie, mais l’instrument privilégié des fantasmes et du divertissement, et l’école de la guerre.
Rien d’étonnant donc à ce qu’il soit depuis toujours le plus fidèle soutien des dictatures de tout poil.
Au fait, je sais de quoi je parle : en ai-je regardé, du tennis !

SUICIDE MODE D’EMPLOI
« Selon la police, il s’est suicidé après s’être pendu ». Je ne sais pas s’il y a eu bavure policière dans cette récente affaire de garde à vue, mais il y a bien eu bavure linguistique. Révélatrice ?

SUPERLATIF
« La Traviata, le plus bel opéra de Verdi », décrète je ne sais quelle pimbêche radiophonique, au détour de son journal du matin. Le nombre d’énormités que peut nous faire dire notre stupide addiction au superlatif ! Pourquoi faudrait-il qu’il y ait un plus bel opéra de Verdi, ou un meilleur joueur de tous les temps ? L’a-t-elle seulement écoutée en entier, la Traviata ?
Le superlatif relatif fausse toute comparaison en la déclarant achevée d’entrée.
Préférons le superlatif absolu : c’est vrai, la Traviata est un très bel opéra.

TACT
Si tu veux vraiment obtenir tout ce que tu veux, prends la précaution de ne pas trop en demander.

TOURISME
Je me demande si je ne pourrais pas, histoire de faire court, résumer mon attitude devant la vie par les quelques mots suivants : « Ça ne m’intéresse pas de ne faire que passer. » Touriste, ce n’est pas un métier. Pire : touriste, ce n’est pas une vie.
Ils m’inquiètent, les « habitants du monde ». Moi, j’ai envie d’habiter ma vie.

UNDERSTATEMENT
L’understatement ne consiste pas à ne pas dire les choses, ni même à les sous-entendre, mais à les évoquer de façon qu’elles puissent être entendues sans que l’auditeur ait été forcé de les écouter.
Cette négociation avec soi-même au profit des deux parties n’est pas seulement utile, elle est l’un des fondements de toute vie en société, parce qu’elle remet l’émotion à sa juste place, qui n’est jamais la première.
Elle permet aux interlocuteurs de se sentir intelligents, ce qui est la seule prémisse réellement indispensable à un dialogue constructif…

VEAU D’OR
De Nietzsche, en 1876, dans ses Considérations inactuelles, IV, Folio, page 126 :
« Je ne veux montrer que sur ces deux exemples à quel point le sentiment est détraqué à notre époque et combien elle-même n’en a précisément pas du tout conscience. Autrefois, on regardait de haut, avec un honorable sentiment de supériorité, les gens qui faisaient le commerce de l’argent, même si l’on avait besoin d’eux ; on admettait que toute société doive avoir ses entrailles. À présent, ils sont la puissance dominante dans l’âme de l’humanité moderne, et sa composante la plus enviable. »
Comme quoi l’argent-roi, ça ne date pas d’hier…

VÉRITÉ
La vérité est plus importante que le bonheur, parce qu’on ne peut pas être réellement heureux en refusant de regarder la vérité en face. Quand je dis « la vérité », je veux parler de cette vérité personnelle qui consiste à vivre et agir en accord avec sa conscience, en cherchant à s’approcher au plus près d’une vérité universelle qui par définition nous échappe, à supposer qu’elle existe.

VÉRITÉ
Je n’ai aucun souci de « La » vérité. Ne m’intéresse que ma vérité. Et celle d’autrui, si je la reconnais. Sans forcément l’adopter, car, à choisir, je préférerai toujours ma vérité à celle d’autrui.

VIOLENCE
Mon enfance, je l’ai vécue dans une époque très violente, et qui ne le savait pas. Il est vrai qu’elle succédait à une période d’horreur déchaînée et pouvait se croire un peu plus « normale ». Le fait est que la violence faisait partie de la vie ; et les petites violences quotidiennes paraissaient peu de chose au regard des « vraies » violences. On ne se plaignait pas pour des petits bobos, on ne portait pas plainte à tout bout de champ, on mourait sans faire d’histoires sur la route, on était dur au mal. On condamnait la violence tout en lui accordant sa part, histoire de la calmer.
Il n’est pas sûr que cette scandaleuse tolérance n’ait pas été une forme de sagesse. La volonté actuelle d’éradiquer la violence fait la part belle à une violence idéologique quasi inquisitoriale, et cette façon de répondre à la violence spontanée par la violence institutionnalisée ne me paraît pas exempte de dangereux effets pervers.
Refuser toute violence, c’est refuser la vie. Qui veut faire l’ange fait la bête…
Il y a quelque chose de suspect dans la rage que nous mettons à condamner la violence, et notre passion pour la sécurité sous toutes ses formes me paraît une des pires violences qu’on puisse faire à la vie. Il me semble plus sage de canaliser la violence que de tenter de la supprimer.


Violence de la beauté, tempête à Wissant, septembre 2009

dimanche 1er novembre 2009

L’AN 2440

Cet étrange roman politico-philosophique est censé se dérouler dans près de quatre cents ans, à une époque où le progrès a permis l’épanouissement d’une humanité enfin parvenue à maturité, et qui se penche avec effroi et une certaine commisération sur l’état de la France en 1770, il y a près de deux cent cinquante ans.
À vrai dire, beaucoup des critiques formulées par l’auteur semblent malheureusement encore tout à fait d’actualité, et entrent singulièrement en résonance avec des problèmes politiques et sociaux que non seulement l’humanité contemporaine est loin d’avoir résolus, mais qui sont plus aigus que jamais… sans préjudice des problèmes nouveaux engendrés par les "progrès" effectués depuis l’époque où écrivait l’auteur, Louis-Sébastien Mercier !
Il ne fait guère de doute que les heureux citoyens de l’an 2.440 pourraient s’adresser à nous autant qu’à nos ancêtres quand ils s’exclament :
"Pourquoi avez-vous la fureur de comparer ce temps présent avec un vieux siècle bizarre, extravagant, où l’on avait de fausses idées sur les matières les plus simples, où l’orgueil jouait la grandeur, où le faste et la représentation étaient tout, et le reste rien, où la vertu enfin n’était regardée que comme un fantôme, pur ouvrage de quelques philosophes rêveurs ?"

Il y a évidemment lieu de se demander si cet utopique présent futur a un avenir, et si l’an 2440 remplira les espoirs de l’auteur… à supposer que l’humanité soit parvenue jusque là !
Mercier lui-même laissait place au doute quand il sous-titrait son anticipation : rêve s’il en fût jamais.
Reste que dix-huit ans après sa parution, le peuple prenait la Bastille…

C’était le début d’une révolution qui prouve que Mercier restait sans doute encore en dessous de la vérité quand, faisant à la fois la question et la réponse, il écrivait dans le même ouvrage à propos du fonctionnement de la monarchie de son époque :
« Voulez-vous connaître quels sont les principes généraux qui règnent habituellement dans le conseil d’un monarque ?
Voici à peu près le résultat de ce qui s’y dit, ou plutôt de ce qui s’y fait :
"Il faut multiplier les impôts de toutes sortes, parce que le prince ne saurait jamais être assez riche, attendu qu’il est obligé d’entretenir des armées, et les officiers de sa maison, qui doit être absolument très magnifique. Si le peuple surchargé élève des plaintes, le peuple aura tort, et il faudra le réprimer. On ne saurait être injuste envers lui, parce que dans le fonds (sic) il ne possède rien que sous la bonne volonté du prince qui peut lui redemander en temps et lieu ce qu’il a eu la bonté de lui laisser, surtout lorsqu’il en a besoin pour l’intérêt ou la splendeur de sa couronne. D’ailleurs il est notoire qu’un peuple qu’on abandonne à l’aisance est moins laborieux et peut devenir insolent. Il faut retrancher à son bonheur pour ajouter à sa soumission. La pauvreté des sujets sera toujours le plus fort rempart du monarque : et moins les particuliers auront de richesse, plus la nation sera obéissante ; une fois pliée au devoir, elle le suivra par habitude, ce qui est la manière la plus sûre d’être obéi. Ce n’est point assez d’être soumise ; elle doit croire qu’ici réside l’esprit de sagesse en toute sa plénitude, et se soumettre par conséquent, sans oser raisonner, à nos décrets émanés de notre certaine science." »

Au fait, voilà un discours qu’on pourrait bien appliquer mot pour mot à notre régime actuel…
Il est encore loin, l’an 2440 !