Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mardi 23 février 2010

POÉSIE, QUAND TU NOUS TIENS !

Marseille, la Vieille Charité, novembre 2009.
J’accompagne des amis à une étrange soirée psychanalytico-poétique, manifestement réservée à une élite d’intellectuels tourmentés – notamment par le démon de midi. Ambiance solennelle. Quelques ecclésiastiques freudo-lacaniens de haut rang se sont réunis pour procéder à la canonisation d’un pauvre vieux poète anonyme qui manifestement n’en demande pas tant, et dont la modestie va jusqu’à bredouiller d’une voix inaudible quelques-uns de ses poèmes dont on perçoit seulement que selon la langue rituelle en vigueur ils interpellent le quotidien et convoquent la transcendance au secours de la vie la plus humble, dans un dénuement sensuel de haute volée.
Bref, on s’emmerde ferme. Les éloges pleuvent sur le pauvre héros de la fête comme les roses sur un cercueil qu’on descend dans sa fosse. Les grands prêtres, tout de noir vêtus, sans doute pour porter le deuil de leur poésie mort-née, font dans la révérence, le public, assez nombreux, observe un silence religieux, et fait assez vite des efforts inouïs pour ne pas bâiller ouvertement. C’est qu’une douce torpeur salue le ronron des dithyrambes successifs, aussi convenus que narcissiques, à l’exception du dernier, dont la relative simplicité et la réelle gentillesse font passer l’honorable banalité.
J’avais prévu le coup et me suis muni du meilleur des antidotes, le « Discours de la servitude volontaire » du camarade La Boétie, dont j’aurai le temps de lire une bonne moitié pendant cette soporifique grand-messe, sous les regards mi-courroucés mi-envieux d’un des organisateurs.
Et je me demande non sans effroi : Comment peut-on se prendre autant au sérieux ? Car on tutoie ce soir l’infini du pédantisme, le comble de l’ânerie élitiste, un himalaya d’ennui pseudo-poétique, Molière se tordrait de rire devant cette admirable invention de la poésie contemporaine : la préciosité dans l’austérité.
Ce qui achève de me terrifier, c’est quand à la fin de cette pesante cérémonie je lis l’affichette qui orne l’entrée de ce haut lieu de la culture marseillaise et qui est censée présenter l’exposition, d’ailleurs intéressante, consacrée à Pierre-Albert Biraud : Car il sût n’être jamais futuriste, dadaïste ou surréaliste, bien qu’il croisa tous ces mouvements (…) ».
Cerise sur le gâteau, jouissive perle d’inculture orthographique dans cette lamentable soirée, qui me confirme une fois de plus dans mon choix de quitter les grandes villes pour une campagne où on trouve encore, et pas seulement chez les intellectuels, des gens qui parlent français.
En contraste, la porte à peine franchie, la Vieille Charité découpe sous une nuit ennuagée de rose la fière élégance de son architecture aussi souple que savante, et qui m’évoque le temps d’un éblouissement crépusculaire la cour intérieure du Fontego dei Tedeschi à Venise. Beauté intemporelle de cette cour et de cette église-temple qui, tant elle paraît taillée pour l’éternité, semble consacrée à tous les dieux de tous les temps, ou mieux encore à ce rêve de perfection qui nous les a fait créer.
Non, la poésie n’est pas morte. Suffit de fermer les oreilles au vacarme de ces indécrottables béotiens que sont toujours les snobs et d’ouvrir les yeux sur l’infini, toujours à portée de main.
En une seconde l’horizon borné des salonnards alambiqués a fait place nette, balayé par le souffle du large, et j’embarque pour les étoiles sous la coupole arrondie comme un sein du beau vaisseau de pierre qui, fendant la houle des nuages, m’emmène voguer dans l’harmonie de l’univers où il taille sa route.
Et je me rends compte une fois de plus que ma vue un peu faible, pareille à la lumière des bougies, en tamisant les contours et adoucissant les contrastes, respecte le mystère des choses. Comme pour m’arracher à l’envoûtement, je chausse mes lunettes, et sous leur trop grande netteté, une partie du charme fascinant de l’endroit s’évanouit. Les lignes s’accusent, les ombres durcissent, la lumière tout à coup gelée fait exploser en mille arêtes aigues l’image vaporeuse que ma presbytie caressait.
Il n’est pas toujours bon d’y voir trop clair.

lundi 8 février 2010

IL FAUT VIVRE AVEC SON TEMPS


IL FAUT VIVRE AVEC SON TEMPS

Il est plein d’attentions depuis quelque temps.
Elle a apprécié qu’il lui propose d’arrêter de travailler, maintenant qu’il a obtenu un vrai CDD. Et elle est contente qu’il ait arrêté de fumer et de boire de l’alcool.
Comme elle s’en étonnait, il s’est exclamé avec sa bonne humeur habituelle :
– Il faut vivre avec son temps ! »
Ravie, elle n’a pu s’empêcher de répondre :
– Depuis le temps que je te le dis… » et devant son air marri s’est aussitôt excusée.
Autre changement, plus notable encore : il ne jure plus – ou se reprend aussitôt.
Et il la couvre de cadeaux, au point qu’elle s’est demandée s’il n’avait pas une maîtresse. Mais il n’a jamais été plus amoureux : après, il a même plusieurs fois parlé de faire un enfant.
– La pilule, au fond, c’est dépassé… » a-t-il conclu.
Lui qui ne s’intéressait pas du tout à ce qu’elle portait, voilà qu’il lui offre de la lingerie fine, des dessous coquins, un seroual transparent. Ce qui se fait de mieux ces derniers temps. De plus cher aussi.
– On me l’a changé… » soupire-t-elle, comblée.
C’est aujourd’hui sa fête. Elle n’ose croire qu’il pourrait s’en souvenir. Ce serait bien la première fois !
C’est pourtant bien lui qui sonne et qui entre, hilare, à demi caché par un gros paquet cadeau.
– Bonne fête, lumière de mes yeux ! psalmodie-t-il, lyrique.
Tandis qu’aux anges elle déchire fébrilement le papier il la couve d’un regard adorant et poursuit :
– C’est la dernière mode. C’est toi qui avais raison : il faut vivre avec son temps. »
Du paquet éventré, elle sort des deux mains et tend vers le ciel, toute brodée, une superbe burqa.


Vous pourrez retrouver ce texte et bien d’autres d’auteurs tout aussi peu fréquentables dans un des prochains numéros de La Belle-Mère Dure, la revue qui paraît quand elle est prête, http://lbmdure.canalblog.com/

jeudi 4 février 2010

DÉFORMATION CONTINUE

"Mon cher ami,
connaissant de longue date votre intérêt pour les problèmes éducatifs, je me permets d’appeler votre attention de jeune retraité sur le nouveau projet de formation des chefs d’établissement. Je pense que vous serez intéressé par cette première mouture, et que vous aurez à cœur de participer par vos remarques et suggestions, au sein de la commission ad hoc qui vient d’être créée et dont j’ai l’honneur d’assumer la présidence, au grand œuvre en cours, cette réforme de l’an saignement que nous appelons tous de nos vieux.
Bien cordialement à vous
(J’ai bien entendu supprimé la signature, mais respecté les fautes de mon correspondant, dues certainement à son emploi du temps de VIP)

FORMATION DES CHEFS D’ÉTABLISSEMENT

Gestion des ressources humaines dans les établissements publics d’enseignement (module obligatoire)

Niveau 1 (Mise à niveau) :
- Mise en phase du personnel dirigeant avec les objectifs : approche du management participatif et de l’évaluation individualisée. Éthique du nivellement.
- Techniques de communication : protocoles argumentatifs et storytelling.
- La langue de bois, ses usages, ses techniques, ses limites.

Niveau 2 (Perfectionnement, parfois dénommé par les étudiants : Carotte-Bâton)  :
- Élargissement des compétences du personnel : polyvalence et devoir citoyen.
- Notre clientèle et ses attentes : éloge de la consommation culturelle, nécessité d’une formation efficace orientée vers l’employabilité et accordée aux besoins des employeurs.
- Repérage des personnes ressources et fichage des individus à faible résilience en vue de les aider à s’adapter aux évolutions en cours.
- Identification des résistances et mise en place des stratégies appropriées à leur réduction :
a) Négociation : du bon usage de la théorie du rapport gagnant-gagnant.
b) Intimidation : l’éventail des sanctions et leur gradation.
c) Culpabilisation : les failles de l’image de soi chez les enseignants et leur exploitation. Prolégomènes à une culture du devoir adossée aux grands principes dont nous sommes tous les serviteurs.
d) Répression : La répression, une fin ou un moyen ? Création d’un rapport de force favorable : diviser pour régner. La délation, mode d’emploi.
e) Élimination : Du bon usage des mines anti-personnel et des munitions propres : pousser à la faute, une clef pour la gestion des ressources humaines indésirables.

Niveau 3 (Expert) :
- Médisance et calomnie dans la gestion rapprochée du personnel enseignant.
- Techniques du harcèlement : jusqu’où aller trop loin (en préparation).
- La diagonale du fou : la pratique systémique des injonctions paradoxales.

Nota bene :
Les étudiants pourront utilement consulter les documents fournis par la Direction des Ressources Humaines de France Télécom et s’appuyer d’une façon générale sur les pratiques des entreprises privatisées, tout en veillant à ne pas tomber dans de préjudiciables excès qui risqueraient d’impacter défavorablement le rapport de force entre la direction et les employés : on évitera par exemple de communiquer sur la nécessité de « marquer un point d’arrêt à cette mode du suicide ».

Remarque : Il est rappelé aux étudiants candidats à un poste de responsabilité dans l’administration du système scolaire que les formations proposées, obligatoires ou facultatives, sont toutes diplomantes, et débouchent sur une certification entrant en compte dans la définition de leur profil de carrière et des primes y afférant."