Le hasard fait bien les choses : c’est le 6 janvier que je me décide enfin à apporter ma contribution à l’épiphanie du regard sur la peinture et plus généralement sur l’art proposée le 17 décembre par Jean Klépal sur son blog, « Épistoles improbables » sous le titre « REGARDER LA PEINTURE », à la suite de notre intervention au Musée-Muséum de Gap autour de la « lecture d’œuvre ».
J’éprouve le besoin de rappeler que le mot « Épiphanie » est d’origine grecque. Epiphaneia signifie « manifestation » ou « apparition » du verbe phaïnò, « se manifester, apparaître, être évident ».
À la lumière de cet atelier gapençais hautement jouissif, augmentée par l’éclairage apporté par le texte de l’ami Klépal, je prends davantage conscience de ce que je recherche dans l’art, et tout particulièrement dans la peinture, en tant que spectateur et acteur. Je vais donc parler ici en toute subjectivité…
Vous trouverez à la fin le commentaire de Jean sur le présent texte.
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VIVRE LA PEINTURE
Se pose en tout premier lieu, fondatrice, la question de l’enjeu.
Qu’est-ce que j’investis, qu’est-ce que je recherche ? L’art est-il objet de distraction, ou quête de perfection, recherche de l’essentiel ? S’agit-il de revendiquer un statut, de rentabiliser un investissement, ou de dépasser ses propres limites, sa propre imperfection, tout en espérant aider autrui à les dépasser aussi ?
S’il ne s’agit que de s’amuser, il y a des jeux plus amusants ; s’il ne s’agit que de gagner de l’argent, d’acquérir du pouvoir, de la renommée, il y a des voies plus sûres et plus faciles.
Si l’art se proclame divertissement, s’il se veut décoratif ou utilitaire, il ne relève plus pleinement d’une démarche artistique telle que je la conçois.
L’art est incompatible avec le relativisme : si tout se vaut, rien n’a de valeur en soi, tout est interchangeable. Tout peut être objet de spéculation, puisque plus rien n’a de sens qu’en fonction de sa place dans l’échelle mobile absurde de la loi de l’offre et de la demande, elle-même sans cesse artificiellement manipulée en vue d’une perpétuelle et donc illusoire « maximisation » du profit. Il ne s’agit plus de création artistique, mais de création de valeur…
Face à ce règne impie du Quantifiable abstrait, qui littéralement nous désincarne tout en nous coupant de la réalité du monde, l’art pose la primauté absolue, gratuite, universelle et éternelle de la Qualité particulière et concrète, qui crée l’infini à partir du particulier et l’éternité dans l’instant. L’art nous réunit, à nous-mêmes et au monde.
C’est pourquoi il importe aujourd’hui de rappeler qu’il y a bel et bien une universalité du beau. Où qu’elle se trouve et quelque forme qu’elle prenne, partout et en tout temps, dès que nous ouvrons les yeux, nous reconnaissons la beauté. Ce n’est pas ici le lieu de tenter une Esthétique générale, il s’agit juste de rappeler que la beauté véritable, du fait même de son universalité, fait lien par delà toutes les différences.
Universalité dans le temps : Lascaux, l’Égypte des pharaons, la Chine antique, la Grèce classique, le Moyen-Âge, la Renaissance, etc. Si leurs écritures peuvent parfois nous sembler lointaines ou impénétrables, leurs arts peuvent nous toucher encore aujourd’hui, avant même que nous les comprenions. D’entrée, leur beauté nous frappe et nous comble.
Universalité dans l’espace : partout les artistes ont été sensibles aux beautés contemporaines qui leur étaient au départ étrangères et en ont fait leur miel. Voyez, pour ne prendre que ces exemples, aux 17e et 18e siècles, les influences réciproques entre la Chine et l’Occident et l’influence de l’Occident sur le Japon, au 19e l’influence de l’art japonais sur l’Occident.
Qualité implique hiérarchie. Il y a ce que nous regardons et ce que nous contemplons, ce qui est agréable et ce qui enchante, ce qui interroge et ce qui bouleverse, ce qui nous fait plaisir et ce qui nous change. Il ne s’agit pas de se priver du plaisir, mais de ne pas le confondre avec le bonheur. Jouir du plaisir de retrouver ce que l’on connaît et qui réconforte ne doit pas faire obstacle à la joie de découvrir ce qu’on ignorait.
Qualité implique travail. Travail sur son art, travail sur soi, vont de pair. Travail à travers lequel on ne cherche pas le profit, mais au moyen duquel on traque sa vérité. Exigence, intransigeance, probité : suivre sa nécessité intérieure n’est pas toujours une partie de plaisir, la découvrir implique souvent efforts et renoncements – à la facilité, pour commencer !
Ma découverte de l’improvisation s’est ainsi faite sous la merveilleuse, la miraculeuse influence des comédiens québecquois, et de leur mentor, le poète Michel Garneau, réunis « Pour travailler ensemble », dans la Fondation du Théâtre Public, au Festival d’Avignon en 1978.
Au fil de leurs improvisations, étaient apparus en chacun des improvisateurs un « flapin » et un « rageur ». Le « flapin », disait Garneau, c’est ce petit numéro exclusif que chacun de nous a dans sa manche pour se faire aimer. Et qui n’est plus créateur, puisque nous le refaisons, le replaçons sans cesse, comme une marque de fabrique. Le « rageur » c’est cette partie profonde en nous qui ne se contente pas de l’apparence et ne se satisfait pas du succès, qui veut du vrai. C’est cette découverte de soi-même et du monde qu’on n’atteint pas par un savoir, mais à travers un vécu. Le flapin se fait plaisir en jouant la sécurité du connu, le rageur trouve son bonheur à faire apparaître la part d’inconnu en lui et chez autrui. Il se sert de ce qu’il sait faire pour faire ce qu’il ne savait pas faire, ce qu’il ne savait même pas pouvoir être fait. Le flapin fait du surplace, le rageur chemine.
L’enjeu à mes yeux est immense, prométhéen : célébration paradoxale de la gratuité comme richesse la plus profonde, recherche de cette sorte d’humaine et imparfaite perfection qui consiste à transcender l’anecdote pour lui faire rejoindre et représenter l’universel. Il s’agit d’une tentative de présence au monde renouvelée et accrue. L’enjeu, c’est une ré-union,
D’où l’expérience du coup de foudre : au choc miraculeux de la beauté redécouverte répond la naissance du silence.
Face à la beauté retrouvée, le sceau du silence comme reconnaissance. Je découvre et je retrouve, dans le même éblouissement, né en un éclair de la fusion du passé tout entier avec l’entièreté du présent. Reconnaître, c’est renaître.
Je me suis longtemps demandé pourquoi je peins si souvent l’aube. Presque inconsciemment, « involontairement », comme par nécessité. C’est presque l’aube qui se peint, sans me demander mon avis. Cela m’échappe, c’est donc essentiel. Je crois que cela se fait en moi et par moi parce que, chaque matin, je vis l’aube comme une reconnaissance et une renaissance. Chaque matin ouvre une nouvelle fenêtre sur la vie, apporte une nouvelle lumière. À la fois nous remet dans la continuité du passé et le surgissement du présent.
Le présent, c’est le retour du passé et l’irruption du futur. La continuité et la nouveauté.
Chaque matin, retour du vrai présent, est à la fois un matin parmi d’autres et le matin nouveau, celui que nous n’avons pas encore vécu, et qu’il nous incombe de vivre.
Chaque matin est la page blanche suivante du livre de nos vies.
Chaque matin nous appelle à redevenir artiste.
Être artiste, c’est, même inconsciemment, chercher à se dépasser. Chercher à créer, chercher à être, modestement mais fermement, Dieu, en ouvrant notre personne particulière à l’universel dont elle fait partie et qui s’incarne en elle. Exprimer concrètement un ressenti personnel assez fort pour évoquer les valeurs universelles que nous portons en nous.
Pour moi il y a art quand, même si le plaisir, voire l’amusement, sont présents, une recherche vitale est engagée. Je l’ai déjà écrit ailleurs, l’art ne donne pas du plaisir, il crée du bonheur. Il y a art quand on s’oublie.
L’artiste authentique, dans les moments où il tente de créer, est tout entier dans la tentative, il perd littéralement de vue les autres objectifs qui peuvent plus ou moins le motiver par ailleurs (désir de plaire, peur de déplaire, appétit de reconnaissance, appât du gain, recherche de l’originalité, soumission à la mode et aux idées reçues). Il est au service, en toute gratuité, de cet infini en lui qui le dépasse et qu’il reconnaît, et cherche sans cesse à redécouvrir.
Il est commode, et infiniment vulgaire, de confondre création et créativité, et la publicité, qui est le comble de la vulgarité, a tout fait, et pour cause, pour répandre cette assimilation plus qu’abusive, contre nature. La créativité poursuit un but et use de techniques éprouvées, elle imite, décline et sans cesse fait référence, quand ce n’est pas révérence. La créativité séduit, alors que la création émeut, bouleverse.
La création ne cesse de s’inventer, elle ne sait pas où elle va même quand elle sait ce qu’elle veut, elle ne cherche pas à atteindre un objectif, elle vise à incarner un rêve. D’où qu’elle ne se contente pas d’un résultat, mais est quête permanente, va toujours plus loin à la recherche de l’essentiel.
La créativité adore se répéter, la création meurt de se revoir semblable.
La création s’appuie sur les œuvres passées, non pour leur emprunter des recettes toute faites, mais pour se nourrir des expériences qu’elles représentent et poursuivre une réflexion et une quête qui restent sans cesse à reprendre : l’absolu ne peut s’incarner que dans le particulier. Et il n’est jamais conquis, jamais gagné. La beauté ne peut se mettre en boîte, la beauté ne se quantifie pas. On ne peut la décider, ni la stocker, toujours elle échappe à la prise.
L’art ne « sert » à rien, et c’est son « inutilité » même, sa gratuité, qui le rendent indispensable à une vie digne de ce nom. L’art n’est pas utile, il est vital.
Contrairement à ce que veut croire une « civilisation » contemporaine qui se caractérise par sa barbarie particulièrement stupide, nous ne sommes pas au monde pour devenir riches ; nous venons au monde pour nous enrichir de lui et l’enrichir en retour, chacun à notre tour.
L’art échappe à l’avoir parce qu’il l’ignore, l’art est au service de l’être.
Regarder la peinture, c’est d’abord et avant tout la vivre.
« Voici un texte foisonnant , il ouvre des pistes, il amorce un chemin de découverte. La question des enjeux est primordiale. C’est elle qui pose toute la différence.
L’art est multiple, mais tout n’est pas art. Oui, l’art est un besoin vital, foin des succédanés, la relation au sacré qui est en chacun ne saurait se brader. C’est par l’art que l’homme se fait humain. Voilà pourquoi il faut non seulement se garder, mais combattre les marchands du Temple. Agir pour que l’accès à l’art soit largement ouvert. Gardons-nous des détenteurs de savoir érigeant des barrières d’octroi, et osons d’abord nous laisser aller à nos émotions, écoutons les, puis, ensuite seulement, que vienne le temps de la compréhension et de la connaissance.
L’Art est un sport de combat... C’est bon pour la santé ! »
Jean Klépal
Histoire d’aller un peu plus loin à propos de ce passionnant concept du flapin et du rageur, j’ajoute ces deux entrées de mon Dictionnaire d’un homme moyen :
AFFAIRE (être à son)
Ce soir-là, elle était très à son affaire. Je n’aime pas les gens qui sont trop à leur affaire. Je n’aime pas quand je suis trop à mon affaire. Dangereux, d’être à son affaire. Très vite, on en fait trop.
Ou alors, il faut aller encore beaucoup plus loin, non plus être à son affaire, mais dépassé, transcendé. Tellement à ton affaire que ce n’est plus seulement la tienne, ça devient la nôtre !
Trop à ton affaire, tu n’es plus à notre service, au service de la vie. C’est le piège du virtuose. Il se domine, et il domine. Et se limite, du coup : si tu es tout à fait à l’aise, c’est que tu ne te donnes pas à fond. Tu séduis, tu ne partages pas. C’est le "flapin" dont parlait Garneau, ce petit numéro exclusif que chacun de nous a dans sa manche pour se faire aimer. Et qui n’est plus vrai, puisque nous le refaisons, le replaçons sans cesse. Les animateurs télé - plus généralement les "animateurs" - sont passés maîtres dans ce trompe-l’oeil insincère, singes savants qui ont appris à vendre leur naturel.
J’aime mieux le "rageur" en nous, celui qui ne se contente pas de l’apparence, à qui il faut du vrai, et qu’on n’atteint pas par un savoir mais à travers un vécu. Je rage vers plus de vérité en moi et dans les autres.
Ma vraie vie, c’est quand je suis moi-même. C’est ça, être à son affaire. Combien de temps aurons-nous réellement vécu ?
Chaque fois que je mens, à moi-même ou aux autres, je diminue mon espérance de vie. Et ma foi en elle.
AMBITION
J’ai toujours préféré me planter en visant trop haut que réussir en visant trop bas. C’est l’histoire du flapin et du rageur improvisée à Avignon par de géniaux comédiens québecquois : ce qu’on sait faire, ça marche, mais ça nous limite. Ce qui est intéressant, ce qui nous libère et libère en nous ce que de nous nous ne connaissions pas, bref ce qui nous fait vivre, c’est d’essayer de faire ce que nous ne savons pas faire.
Réussir est au fond moins intéressant que découvrir. Parce qu’on peut réussir sans découvrir et que toute découverte est déjà une réussite.
Concernant l’aube, j’anticipe sur les Remarques en passant 28, en préparation (si, si !) avec l’entrée que voici :
AUBE
Ce n’est pas par hasard que je peins si souvent l’aube et sa lumière immaculée, à peine éveillée, renaissant de la nuit et nettoyée par elle, lavée par le passage des ténèbres. Une lumière redevenue vierge et qui par là même évoque toutes les pures lumières qui l’ont précédé, toutes les naissances du jour, à jamais passées mais en elle soudain renaissantes.
J’appelle de toutes mes forces chaque jour une renaissance universelle aussi neuve que l’aube qui m’y encourage.