SOMMES-NOUS CHARLIE ?
Par Alain Sagault, vendredi 9 janvier 2015 à 15:34 :: LE GLOBE DE L’HOMME MOYEN ::#10607
Virginie Demont-Breton, Fanatisme
« Si Dieu existe, j’espère qu’il a une excuse »
SOMMES-NOUS CHARLIE ?
L’émotion, la compassion.
Oui, naturellement. J’ai pleuré, il y avait de quoi.
L’indignation. La colère.
Bien sûr. Envie de tuer les tueurs, œil pour œil, et tout le koulchi, comme disaient autrefois mes élèves marocains…
ET APRÈS ?
L’union sacrée ? Comme en 1914, alors ? L’indéfectible union des loups et des moutons, l’union sacrée des combattants et des planqués, des engagés et des profiteurs ?
Très peu pour moi. Tous unanimement confits dans la déploration, les uns en toute sincérité, tant d’autres parce que moutons, et que mouton doit bêler avec le troupeau si le berger le demande, et puis les hypocrites, les politiques, ceux qui leur crachaient dessus depuis des années, et qui soudain les embaument.
Des héros, bientôt des saints !
On va voir naître la Légende Dorée de Charlie Hebdo, un comble…
Des héros, oui – maintenant. Bien contre leur gré, je vous assure ! Non, les gars de Charlie n’étaient pas des petits saints, heureusement, et nous sommes nombreux à pouvoir en témoigner, comme du fait qu’ils se trompaient parfois de cible et qu’il leur arrivait d’avoir tort, et même de ne pas le reconnaître. Les hommes engagés ne sont pas plus infaillibles que les autres, mais ils s’engagent, ça change tout. C’étaient des hommes engagés, des amoureux de la vie, de vrais vivants. C’est bien pour ça qu’il fallait les tuer.
Ils témoignaient. De la vraie vie, la seule, celle qui vaut la peine d’être vécue.
Au fait, autour de quoi, l’union sacrée ? Pour le Bien (nous tous, bien entendu) contre le Mal ?
Oui, le Mal existe, mais se limiterait-il par hasard aux sinistres crétins qui ont cru avoir tué l’esprit d’indépendance parce qu’ils ont décimé la rédaction d’un des très rares médias réellement indépendants qui subsistent dans notre si admirable démocratie ?
Je ne crois pas que l’équipe de Charlie aurait apprécié la « belle unanimité » proclamée urbi et orbi par les grands-prêtres de notre irréprochable démocratie. Et je suis sûr que s’ils ont par hasard découvert que leur athéisme était infondé (ce dont je doute quelque peu), ils ont dû se poiler grave en entendant sonner, pour les bouffeurs de curés jamais rassasiés qu’ils étaient, les cloches de Notre-Dame !
Posons-nous la vraie question : pour qui sonne le glas ? Et pourquoi sonne-t-il ?
Je ne lis pas beaucoup Michel Onfray, mais il est le seul intervenant que j’aie entendu hier sur France-Inter parler avec intelligence et justesse de ce qui est en train de se passer, le seul à n’avoir pas parlé pour ne rien dire, à n’avoir pas agité les grands mots creux sortis pour l’occasion des malles disloquées du grenier moral poussiéreux où on les conserve à toutes fins utiles, soigneusement embaumés.
Car « cette bande de joyeux déconneurs », comme les définit de façon si commodément réductrice un Thomas Legrand parfois mieux inspiré, ne faisait pas que s’amuser. Journal satirique, Charlie Hebdo était tout autant un journal politique, dimension que les besoins d’une unité nationale aussi spontanée que factice exigent d’occulter le plus soigneusement possible.
Charlie ne s’attaquait pas qu’aux religions, ou plutôt il s’attaquait à toutes les religions, à la religion du fric tout particulièrement, à la religion de la consommation, à l’adoration forcenée du pouvoir, à la religion libérale de l’exploitation de l’homme par l’homme.
Parce que, tout de même, la violence, c’est seulement les attentats terroristes ? C’est seulement la violence physique ? Pour ne prendre que cet exemple, il y en aurait bien trop, les salariés de France-Télécom qu’on a bien gentiment poussés au suicide pendant des années, c’est quoi ? Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu Robert Badinter, cette référence morale pesamment obligatoire, cette conscience chatouilleuse à géométrie variable, s’émouvoir de l’état actuel du monde, où l’immense majorité se voit pourtant condamnée par une violence économique et financière toujours plus ouvertement impitoyable à ne vivre que pour survivre, et encore…
Stéphane Hessel avait tort de dire « Indignez-vous ! ». Si, passé le premier moment, elle ne débouche pas sur l’action, l’indignation, comme la compassion, se fait complaisante et devient vite le refuge des spectateurs plus ou moins volontairement impuissants que nous sommes trop souvent. Ce que nous devons nous dire, c’est : « Réveillons-nous ! »
Parce que, Monsieur Badinter, désolé, il n’y a pas d’unité nationale possible quand 1% de salauds volent depuis des années à la nation et à ses citoyens le fruit de leur travail ; pas d’unité nationale possible quand on cautionne la scandaleuse, l’injustifiable croissance des inégalités.
C’était formidable de faire abolir la peine de mort en matière judiciaire, mais combien d’êtres humains notre modèle de développement a-t-il dans le monde littéralement condamnés à mort et exécutés depuis la fin de la Seconde guerre mondiale ?
Posons-nous la question : Sommes-nous vraiment libres ? Sommes-nous vraiment Charlie ? C’est bien beau de dire : « Je suis Charlie », mais si ça n’engage pas à agir pour que ça change, ce ne sont que des mots creux, les cache-misères d’une bonne conscience qui est la plaie de « notre belle civilisation occidentale », cette bonne conscience inoxydable qu’un Charb ou qu’un Oncle Bernard dénonçaient autant qu’ils la brocardaient.
Aujourd’hui, dans l’élan, nous sommes Charlie. Et demain ?
J’ai lu les derniers textes d’Oncle Bernard, je n’avais pas envie de réfléchir, mais je n’ai pas pu m’empêcher de réfléchir, ni de sourire, ce dont j’avais encore moins envie.
J’ai regardé un dessin de Charb. Je n’avais pas du tout envie de rire, mais je n’ai pas pu m’empêcher de rire.
C’était ça, Oncle Bernard, c’était ça, Charb, et ça restera ça, morts ou vifs.
Tant qu’un texte de Maris m’obligera à réfléchir en souriant, j’entendrai sa voix et je me saurai vivant.
Tant qu’un dessin de Charb me forcera à rire, je me sentirai libre et je le saurai vivant.
Les gars, vous êtes immortels. Continuez !
Cliquez sur la vignette pour voir la photo
Alain Sagault, Le nouveau monde, aquarelle, 15x30 cm, 2014
Le nouveau monde, il est temps de le créer. Ça ne dépend que de nous.
On peut grâce ce lien consulter la salutaire réaction de mon ami JCD :
http://soitdit-enpassant.over-blog.com/2015/01/il-y-a-des-limites-a-l-indecence.html
Commentaires
J’ai relayé ce soir - 10/01/15 - ce papier sur mon blogue "Epistoles improbables".
Rien d’autre à ajouter qu’un assentiment total.
Merci Alain, très bien.
Bonjour Alain,
Très beau texte que je vais relayer...et pourtant je suis allée marcher dimanche...pas pour faire le mouton, mais parce que c’était le moyen pour moi de montrer que déjà Indignée (car cela est fait depuis bien avant Charlie) nous devons effectivement nous Réveiller !
J’ai fait abstraction des hypocrites qui ont défilés aussi dimanche, il ne m’atteignent plus, car il y a en a trop dans notre monde, et il y en aura toujours...Je ne veux donc pas perdre d’énergie et de temps à réfléchir à des combats déjà perdus...Je veux me concentrer sur la réflexion du "comment pouvons nous agir ?" Cette question n’est pas seulement posée à nos gouvernants, mais surtout à nous même en tant qu’individu.
Nous avons réussi de gros progrès sur l’environnement par des efforts et des actions individuelles, donc pourquoi ne pas commencer par là quant aux combats sur les injustices quelles qu’elles soient. Car le terrorisme est bien cela...une injustice !
Je suis descendue dans mes rues à Tours, avec mes enfants aussi, pour leur donner un peu d’espoir sur le monde dans lequel nous vivons...et leur montrer qu’il est donc possible de s’unir...et pour moi, à la petite échelle de ma personne, c’était tout aussi important, car le changement passera aussi par l’éducation...Donnons de l’espoir à nos enfants, montrons leurs que Nous pouvons changer les choses, ou amorcer le changement...agir quoi !
Nos intellectuels aussi doivent être force de proposition et faire attention à leur discours.
Bref, j’aime beaucoup votre texte, et même si nous ne nous sommes pas retrouvés dans la Rue dimanche dernier, nos idées se rejoignent quand même !
Je partage donc, et je vous dit Bravo pour ce texte !
Amicalement,
Vanessa
merci Sagault ... je suis Alain :)
J’ai été Charlie avec passion et tristesse.
Mais aujourd’hui je veux l’être pour les vivants, pour ceux qui le sont pour quelque temps encore.
Je suis Raef BADAWI,
Raif Badawi, oui, et comment ! Eencore une victime de l’intolérance religieuse. 1.000 coups de fouet au nom d’Allah, ça légitimerait mille caricature du prophète, et de tous les prophètes du monde. La religion n’est pas seulement trop souvent l’opium des peuples, l’histoire montre aussi qu’elle en est trop facilement le bourreau. Pas de société digne de ce nom sans une laïcité clairement affirmée et appliquée, et garantissant la liberté d’expression de tous, y compris des agnostiques et des athées…
J’aimerais que les grandes consciences musulmanes ou catholiques qui poussent des cris d’orfraie devant une malheureuse caricature aient (au moins !) un mot de compassion pour ce blogueur sadiquement massacré par une religion d’état obscurantiste, infâme et, au fond parfaitement stupide.
Amen et Inch’Allah !
Bonjour Alain,
Difficile d’en rajouter à ce que tu as écrit et ressenti.
Ça n’est d’ailleurs peut-être pas utile dans la mesure où ce que tu écris rencontre ma propre interprétation des événements, des attitudes, des publics ou des "élites".
Oui, l’indignation et l’émotion, la colère aussi, sont authentiques et nécessaires devant pareille monstruosité, difficilement prévisible ou à tout le moins imaginable (je pense aussi à ces explosifs explosés sur une petite fille de 10 ans, qui démontrent qu’il n’y a aucune limite à l’inconscience, à la cruauté, à l’intolérable). Et oui, ce partage des émotions contribuera peut-être à une conscience augmentée et à une préoccupation renouvelée de l’autre, des autres ainsi qu’à une compréhension de la légitimité de toutes les différences.
Mais ne nous faisons pas non plus trop d’illusions car les changements ne viendront pas de ces politiques intelligents (suffisamment intelligents, en tout cas, pour comprendre comment les exclusions, toutes les exclusions et l’absence d’éducation et de services publics dans des zones plus faciles à ghettoïser qu’à faire exister dans la communauté nationale, ont pu être la source et la cause de ces déviances pseudo religieuses (pas religieuses du tout d’ailleurs) seulement marquées par la haine), politiques qui ont tous été, de tous bords, plus lamentables les uns que les autres dans l’action mais d’abord dans la compréhension des enjeux puis des urgences que représentaient ces abandons répétés.
Je suis aussi d’accord pour ne pas limiter notre indignation (ou notre "réveil") aux seuls aspects des "quartiers difficiles" pour y inclure toutes les déviances moins spectaculaires mais tout aussi dommageables pour l’humanité, du libéralisme dont la promotion insensée réunit toutes les opinions politiques majoritaires.
Enfin, je partage ta vision des journalistes de Charlie Hebdo. Ils étaient certes dessinateurs ou chroniqueurs, mais ils étaient avant tout engagés pour dénoncer l’hypocrisie, l’égoïsme, la bêtise (aussi talentueux d’ailleurs en la matière, que l’a été Desproges l’anti-cons), le ridicule (par exemple de ce pauvre type de Sarko se poussant au premier rang du rassemblement des chefs d’états) et toutes les ignominies que notre époque sait produire sur tant de terrains. Ils étaient donc, au même titre, même si dans un autre style, tout aussi méritants et utiles que le sont les seuls autres organes de presse indépendants que je connaisse en France, Mediapart et Le Canard Enchaîné. Trois titres, trois équipes, trois vrais journalismes qui n’avaient rien d’"enchainé".
Et comme il vaut mieux admirer que pleurer (même si nous avons beaucoup pleuré), c’est mon admiration pour ces vrais journalistes que je préfère garder dans ce dernier paragraphe. Leurs dénonciations répétées et intransigeantes contribuent certainement à la conservation et au développement de l’état de droit qui est la fierté des démocraties. C’est maintenant aux survivants, à tous les survivants, de continuer.
Merci, Thierry, de ce commentaire aussi pertinent que chaleureux. J’ai souvent failli arrêter mon petit globe : impression de parler dans le vide. C’est bon de ne pas se sentir seul, et plus encore de se réunir pour comprendre et agir.
Je ne me reconnais pas dans ce système qui nous pousse sans cesse à être pires que nous ne sommes. C’est pourquoi j’ai mis pendant plusieurs années à l’entrée de mon site cette phrase :
C’est parce que je peins avec tant de ferveur la beauté du mondeque j’écris avec tant de colère contre ce que nous en faisons.
Je crois que c’était vrai aussi des gars de Charlie, leur colère naissait du même amour blessé, de notre refus de cesser d’être nous-mêmes pour ressembler à ce qu’on veut que nous devenions.
En ce sens, beaucoup d’entre nous sont Charlie sans le savoir, sans le lire, même sans l’aimer. Il me semble sain, vital même, de refuser de s’adapter à des "valeurs" qui sont diamétralement opposées aux nôtres, et finissent par nier notre existence même. Au fond, ils étaient tout bêtement pour la vie, contre les porteurs de mort de toute sorte, hommes de fric et de pouvoir, hommes de violence, hommes inhumains.
À nous de continuer, à notre manière, ce combat.