Je reçois à l’instant d’un ami ce beau et fort texte de Dimitris Alexakis. Il formule clairement l’essentiel de ce que nous pouvons répondre aux tenants de l’oligarchie néo-libérale mondialisée quand ils entament l’infâme ritournelle du chantage aux "valeurs". Il est passionnant et très instructif de comparer le texte de Cornu (vous le trouverez ci-dessous à la suite de celui d’Alexakis, vous pourrez ainsi juger sur pièces !) et celui qui suit. Leur confrontation met en lumière ce qui sépare un discours creux d’une parole habitée, et les artifices d’une rhétorique tournant à vide de l’analyse lucide d’une situation réelle. Cornu cherche à imposer une norme et une conduite, Alexakis tente de partager un point de vue et l’engagement qu’il détermine. Le premier parle du haut d’une chaire, le second du fond du cœur, Cornu veut répondre à notre place à une question qu’Alexakis se pose et nous pose.

C’est toute la différence entre un tenant de l’oligarchie et un amoureux de la démocratie.

 FACE AU CHANTAGE : À PROPOS DU 7 MAI 2017

Je n’aurai pas le temps de lire aujourd’hui d’autres articles, d’autres études sociologiques, d’autres analyses et d’autres déclarations, il faut garder la petite, préparer le travail du soir, écrire le texte que je devais rendre le 25 avril et dont la remise a été reportée au 2, mais j’en sais déjà assez, je crois. Il faudra bien que je me passe des analyses d’Emmanuel Todd (que j’aimerais lire mais qui sont en accès payant : quelqu’un pourrait-il les publier sur sa page ? sur son profil ?), et de tant d’autres— il arrive forcément un moment où l’on doit décider seul, avec ce que l’on a, ce que l’on sait en l’état et ce que l’on est.

Je sais quelque chose, même si cela fait longtemps que je n’ai plus le temps de lire et de m’informer autant que je le voudrais (de lire comme à 15 ans, à 20 ans ou à 30) : je sais que la montée du FN n’a cessé d’accompagner l’abandon déclaré, assumé, des classes populaires, des « bastions ouvriers », des chômeurs que les ouvriers de naguère tendent de plus en plus massivement à devenir depuis le tournant des années 80, ne cessent de devenir encore, à Florange, Amiens, Saint-Nazaire, des jeunes travailleurs précaires qui se sont démultipliés dans un champ du travail de moins en moins lisible à partir du milieu des années 70 et aussi, et peut-être avant tout, du monde rural, par les partis et l’ensemble des gouvernements qui se sont succédés depuis 1981 comme par toute une frange de la population (des « classes moyennes éduquées », pour parler à traits larges, et des intellectuels, de ceux qui sont avant tout possesseurs d’un capital culturel, de ceux qui, à un moment de leur vie ou tout au long de leur vie, ont eu le temps de lire).

Je sais que l’alternative qui nous est aujourd’hui proposée (entre la finance ou le fascisme) est une forme particulièrement viciée, particulièrement perverse de reconduction de ce pacte passé dès les premières années du gouvernement socialiste (1983) entre ces mêmes classes moyennes, les professions libérales et le patronat, sur le dos de ceux qui ne possèdent pas de capital et, en particulier, pas de capital culturel.

Je sais que, par rupture avec toute une partie du mouvement ayant suivi Mai 68, l’écrasante majorité des intellectuels « de gauche » a, à un moment crucial, pris le parti ou décidé de se retirer du jeu, de la construction de solidarités entre les classes, de l’organisation de transferts et d’échanges réciproques de savoir permettant de bâtir des luttes entre pratiques ouvrières, agricoles et savoir livresque, théorie, réflexion collective, création d’espaces pour un discours et une expérience politique en commun entre l’usine, les champs et l’université : de cesser d’incarner un point de connexion, de jonction, entre classes populaires et classes passées par l’université (et cela vaut autant pour le monde de la production industrielle que pour le monde rural ; mais aussi, de manière chaque jour plus aiguë, de la solidarité en acte avec les migrants).

Je sais que la reconduction de ce pacte marqué par l’égoïsme bourgeois le plus étroit ne peut plus aujourd’hui se prévaloir, s’il l’a jamais pu, de cette caution morale qu’était jusqu’à présent censée lui apporter l’injonction du « tous ensemble contre le fascisme », en premier lieu parce que la gauche de gouvernement a transformé l’antiracisme en serpillière de ses opportunismes et de ses reniements, en second lieu parce qu’aucune réflexion sociale n’a jamais accompagné aucun « sursaut républicain ». Privé de toute véritable réflexion sur les causes sociales de la montée de l’extrême-droite, cet antiracisme-là (celui de SOS Racisme comme des grandes manifestations unitaires des années 90 — mais certainement pas celui, dans notre enfance, de la belle marche pour l’égalité) n’a jamais été qu’une passoire, qu’un crible ne faisant dans le fond barrage à rien — la preuve en est apportée aujourd’hui, de la façon la plus critique, la plus criante et, au vrai, la plus dramatique qui soit.

Je sais aussi quelque chose du racisme profond qui habite depuis des décennies la société française. Je ne devais pas avoir 8 ans lorsque le gardien de notre ILM (Immeuble à loyer modéré) de Place des Fêtes m’a menacé un jour de me renvoyer dans mon pays « avec un coup de pied dans le cul » — et cette remarque m’a certainement marquée à vie. Dans l’immeuble de la rue du docteur Potain où nous avons grandi, mon frère et moi, nos amis s’appelaient Bichara, Céline, David, Samuel, Reda, Karim, Eric, Basile, Lamine, Stratos, Frédéric, Moussa, Aïssatou, Heidi. Je me souviens des bavures et du mot ratonnades dont l’écho a suivi toute notre adolescence, et des noms. Je me rappelle avoir, quelques années plus tard, été saisi à la gorge par un policier du commissariat du Forum des Halles et soulevé, contre le mur, au bord de l’asphyxie : je venais de protester et de m’opposer à un contrôle d’identité humiliant. Je sais quelque chose de ce racisme : je l’ai reçu dans la face comme une insulte, très jeune, je l’ai senti se refermer sur ma gorge — moi qui suis pourtant, comme le disait Pasolini, « un petit bourgeois », un privilégié, quelqu’un que les livres protègent, quelqu’un qui, en cas de démêlés avec la justice, aura plus de chances d’échapper à l’incarcération que, par exemple, la plupart de nos amis d’enfance.

Je sais aussi, pour avoir vécu en Grèce ces quinze dernières années, que l’alternative Macron / Le Pen est une nouvelle forme du non-choix auxquels les Grecs, singulièrement, ont été confrontés en juillet puis en septembre 2015. Le chantage exercé alors sur le peuple grec par l’Eurogroupe consistait à faire jouer la menace d’une sortie en catastrophe de l’euro et de l’effondrement, du jour au lendemain, du système bancaire. Le chantage exercé aujourd’hui sur le peuple français est peut-être plus violent encore, car il utilise une arme de nature éthique, ou morale : votez pour la finance afin de faire obstacle à l’horreur, au parti de la haine de l’autre. Votez pour les plans d’austérité que nous vous infligerons, car vous n’avez plus le choix.

Mais la finance n’est-elle pas, aussi, un parti de la haine ? De la haine des pauvres, des réfugiés, des ouvriers, des chômeurs, des sans dents, des incultes ? Derrière le visage étrangement lisse d’Emmanuel Macron, ne faisons pas semblant de ne pas apercevoir les chiffres atroces et le réel des plans d’austérité, celui, notamment, de l’accroissement de la mortalité infantile et des suicides dans les pays du Sud, ni la réalité sordide des camps de réfugiés organisés en Grèce sous les auspices de l’Union européenne, ni le silence de ceux qui continuent de mourir en Méditerranée.

Le propre de la gouvernance néo-libérale est de nous contraindre à apposer notre signature à son programme de guerre sociale alors même que nous savons qu’il est dirigé contre nous, contre la société, contre ses solidarités les plus élémentaires. De lui donner notre aval, fût-ce sous la menace d’un chantage cru.

Quelle « caution morale » et quel assentiment subjectif apporter à un mouvement incarnant la destruction de plus en plus accélérée, à travers l’Europe, des classes populaires, de toute une partie des classes moyennes, mais aussi, à l’échelle mondiale, des ressources naturelles et de la planète elle-même ?

L’antiracisme quinquennal des classes dirigeantes françaises n’est fondamentalement que la caution morale d’un égoïsme et d’un cynisme de classe : le vernis dont les intellectuels et une grande partie de l’électorat socialiste tentent de recouvrir leur trahison historique.

Cet antiracisme-là doit finir, est fini : chacun le sait, tant son masque apparaît désormais craquelé, boursouflé, caricature ne pouvant même plus se prévaloir, par différence avec 2002, de la tradition républicaine.

Fascisme, austérité, silence. La seule issue, pour la gauche, consiste désormais à se tenir à distance des injonctions morales d’une hypocrisie absolue de ceux (journalistes, intellectuels organiques du capital) qui, en la pressant de se prononcer en faveur d’E. M., n’ont pas d’autre objectif que de la voir abjurer — ce qu’Alexis Tsipras, après six mois de gouvernement, s’est résolu à faire, et ce dont Jean-Luc Mélenchon s’est pour le moment heureusement bien gardé.

Elle est surtout de travailler à une nouvelle alliance de classes, de groupes sociaux, de fragments dispersés, désunis, de modes de travail, de modes d’être et de vie, de cultures (« nouvelle » dans le sens où le travail a, depuis les années 70, subi des transformations décisives), en faveur de la redistribution et de la justice sociale : contre une accumulation des richesses devenue proprement monstrueuse, pour leur partage, et pour la circulation du savoir à travers l’ensemble du champ social.

Nous sommes des milliers, en ce moment-même, à débattre (ou à nous déchirer) sur les décisions que nous prendrons le 7 mai, mais peut-être conviendrait-il d’abord de dire l’évidence : que les termes du débat sont faussés. Que ce débat est un piège, car il repose sur un chantage et sur l’appui objectif apporté depuis des décennies par l’establishment aux thèses de l’extrême-droite, au détriment des revendications de justice. (Favorisons la création du monstre, nourrissons-le, puis déclarons : Votez pour la finance, sans quoi nous sortirons le monstre de sa cage.) Ce débat vicié doit et peut être, maintenant, radicalement dénoncé, contesté dans ses termes. L’alternative entre Macron et Le Pen est le symptôme le plus éclatant de la perversion profonde du système capitaliste contemporain, dans sa forme néo-libérale et (forcément) autoritaire. Nous ne devons pas nous résoudre à ce que « gouvernance » soit désormais, dans tout le continent européen, et au-delà, synonyme de « chantage ». Cette imposture doit être maintenant, aujourd’hui, dénoncée et ramenée à ses causes.
Alexakis poursuit sa réflexion ce dimanche, vous pouvez la suivre en cliquant sur ce lien :
LE FASCISME NE VIENT JAMAIS SEUL


 MOUVEMENT SOCIAL ET CRISE DÉMOCRATIQUE

29 AVR. 2017 PAR LES INVITÉS DE MEDIAPART ÉDITION : LES INVITÉS DE MEDIAPART`

Il s’agit en l’occurrence d’un universitaire, historien, Pierre Cornu.

« Qui peut prétendre trouver dans la haine de Francfort et de Bruxelles la continuité du mouvement social dans sa dimension historique ? Qui ne voit que la haine de l’oligarchie produit non des prises de la Bastille, mais des pogroms ? », s’interroge Pierre Cornu, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lyon, pour qui la gauche doit « défendre, envers et contre tout, les instruments de la démocratie et de la coopération européennes ».

Il se trouve donc, dans la France de 2017, des électeurs de gauche qui, confrontés, lors d’une élection présidentielle qui concentre tous les instruments de la raison d’État dans les mains d’une seule personne, au choix entre un candidat démocrate, libéral et pro-européen, et une candidate populiste, réactionnaire et nationaliste, restent sur leur quant à soi. Fort bien, suivons leur logique.

L’ennemi, pour ces électeurs, c’est la finance, l’oligarchie capitaliste. Hier bourreaux des peuples, aujourd’hui fossoyeurs de la planète, les « puissances d’argent » mènent le monde vers l’abîme. Emmanuel Macron a travaillé pour la banque Rothschild, il est soutenu par des industriels et des financiers, il serait donc l’ennemi. Marine Le Pen, elle, est l’héritière d’un instrument politique de captation du vote des perdants réels ou potentiels de la société de la compétition libérale, et dénonciateur obsessionnel de la finance et des élites « cosmopolites », le Front national. Elle serait donc, au regard de la lutte contre l’ennemi capitaliste, une simple concurrente. Confronté à un choix entre la figure de l’ennemi et celle de la concurrence, que faire ? Relire Marx, peut-être, et pourquoi pas Lénine aussi, qui lui, au moins, savait analyser froidement les rapports de force et ne se laissait pas griser par les moyens réclamés par ses fins.

Déçu des promesses non tenues de la social-démocratie, inquiet de la dégradation accélérée de l’habitabilité de la planète, l’électorat de gauche est en effet travaillé par un processus de radicalisation politique dont on peut comprendre les ressorts – la menace bien réelle que fait peser l’absolutisme du profit sur des équilibres sociaux et écosystémiques au bord du collapsus –, mais qui révèle de manière cruelle la misère philosophique de l’anticapitalisme contemporain, et sa propension désespérante à faire le jeu de son ennemi et le bonheur de ses adversaires. Certes, la complexité, c’est compliqué. Le monde interconnecté, hyper-technicisé, à la fois violemment conflictuel et puissamment syncrétique de ce début de XXIe siècle a de quoi faire perdre ses repères au militant socialiste et écologiste le plus convaincu. Mais les pères du socialisme, eux aussi, avaient affaire, dans leur propre entourage, à des dérives doctrinaires et à des tentations simplificatrices. Et c’est parce que leur œuvre avait un rapport exigeant à la vérité et à la durée qu’elle demeure féconde aujourd’hui encore. À condition, bien entendu, qu’elle soit véritablement lue et méditée, et pas seulement paraphrasée de manière approximative, ou transformée en millénarisme kitsch. Quant un enfant gâté de la globalisation renverse la table, il ne réalise pas un acte révolutionnaire, mais un caprice. Faut-il que la gauche française soit tombée si bas qu’elle se laisse emporter par un spontanéisme révolutionnaire à contre-temps et à contre-emploi, qui, la chronique des temps modernes l’atteste, n’a jamais produit que des désillusions sanglantes ? Et faut-il que les dirigeants de la gauche française aient oublié à ce point leur propre histoire pour s’imaginer qu’ils pourront tirer les marrons du feu d’une époque de haine de soi et d’autrui ?

La présente campagne électorale, dominée par la mise en scène d’un combat existentiel de tous les instants entre une nation désemparée et des intérêts acharnés à sa perte, porte en effet tous les stigmates du capitalisme postindustriel : inscrite dans l’économie de la consommation immatérielle, cette mise en scène du « match » entre populisme et oligarchie applique consciencieusement le marketing de l’industrie pornographique, qui consiste à capter l’énergie des individus pour la drainer et l’épuiser par des stimuli sans cesse plus puissants et plus destructeurs. Pour les promoteurs de cette déréalisation mortifère de la vie sociale, peu importent, d’ailleurs, les valeurs au nom desquelles les électeurs choisissent de détruire les instruments de la régulation démocratique, pourvu que celle-ci ne s’en relève pas et laisse le champ libre à une économie de la prédation généralisée. Que l’on écoute avec attention les discours anti-systèmes, « dégagistes » et purificateurs de cette campagne, la façon également dont des intellectuels et des cadres politiques renient leur position et leurs responsabilités pour se faire les porte-parole vengeurs des « damnés de la terre », c’est en effet une impression de jouissance morbide qui s’en dégage. Et l’observateur attentif ne peut que s’alarmer des similitudes objectives entre cette passion nihiliste et la bigoterie mesquine et haineuse qui se développe comme une épidémie du sous-continent indien aux États-Unis. Qui, en effet, peut prétendre trouver dans la haine de Francfort et de Bruxelles la continuité du mouvement social dans sa dimension historique ? Qui ne voit que la haine de l’oligarchie produit non des prises de la Bastille, mais des pogroms ?

Porteur des aspirations à la dignité des peuples, le mouvement social se nourrit depuis le XIXe siècle d’un juste équilibre entre réalisme et idéalisme, dans l’affirmation obstinée et incarnée de ce que le travail n’est pas une marchandise, et que la vie sociale n’est pas un marché. Par ses luttes, le mouvement social ne cherche pas à détruire, mais à bâtir la modernité ; non pas à réduire, mais à cultiver la liberté d’expérimenter, de créer, d’exprimer ; non pas à épurer l’existence humaine de toute jouissance, mais à lui imposer les principes de partage et, aujourd’hui, de souci de la durabilité. Les sciences et les techniques, la connaissance de l’homme et de la nature, les jeux de l’échange eux-mêmes, ne sont pas intrinsèquement des instruments d’oppression, comme une critique nihiliste de la modernité tendrait à le faire croire, mais les enjeux mêmes de la conquête démocratique.

Les mouvements réactionnaires, eux, se nourrissent depuis la même époque de l’anxiété générée par la dynamique de la modernité, et à chaque fois que l’opportunité s’en présente, cherchent à la transformer en panique autodestructrice, le plus souvent au profit de régimes répressifs, qui habillent d’une mythologie de pacotille leur entreprise de pillage des ressources du travail et de la nature. De fait, ce n’est que dans la panique qu’une société peut accepter la perte en rationalité qui lui permet de troquer ses intérêts de long terme contre la satisfaction émotionnelle d’un pur moment de destruction et d’aliénation à une figure fantasmatique de l’ordre, celle du chef providentiel – telle qu’elle se réinvente aujourd’hui en Turquie par exemple. Qui ne se souvient des désastres que causèrent au XXe siècle les échecs ou les trahisons du mouvement social face à cette chimère réactionnaire ?

Or, une analyse clinique de la situation sociale de la France et de l’Europe de ce début de XXI siècle oblige à considérer que le mouvement social se trouve dans un moment de grande faiblesse, en raison d’une part du processus de désindustrialisation et d’automatisation du travail, et d’autre part du développement de la consommation de masse, y compris et surtout de biens immatériels saturés de fausses significations qui inhibent le potentiel d’engagement collectif du corps social. Faut-il s’étonner, dès lors, que les adversaires objectifs du mouvement social encouragent les factions réactionnaires à capter son héritage par une stratégie d’hystérisation des rapports sociaux et de désignation opportuniste de nouveaux boucs émissaires – élites et minorités fondues dans une même altérité menaçante ?

Ainsi, quoi qu’en disent les prédicateurs de la repentance antilibérale, le désespoir aveugle qui semble saisir la société française n’est pas une réaction « naturelle » à la crise économique et sociale, il est produit, entretenu, dirigé. La désignation fantasmatique d’Emmanuel Macron, héritier d’un humanisme européen qui doit une bonne partie de son éthique politique au mouvement social, en ennemi de la nation, n’est pas un produit de l’analyse marxiste, mais du vichysme le plus rance. Nulle surprise à ce que l’extrême-droite se complaise dans cet imaginaire. Mais qu’une partie de la gauche, par aveuglement, ne voie plus dans la démocratie et dans les droits de l’homme que des à-côtés du libéralisme économique, et se place dès lors en alliée objective de la réaction – au seul profit de cette dernière –, voilà ce que l’on ne saurait accepter.

Que l’on ne se méprenne pas sur le sens de cette analyse politique. Les urgences sociales et environnementales sont bien réelles, les menaces géopolitiques hélas substantielles. Le mouvement social ne peut plus, comme naguère, considérer que le temps joue pour lui. La mythologie du progrès a vécu. Mais ce n’est pas en détruisant, dans un autodafé rageur, les instruments du traitement de la crise systémique qui touche le monde actuel – l’intelligence critique et prospective, les règles démocratiques, les institutions transnationales – que l’on va permettre de la dépasser. C’est au contraire parce que le futur proche se présente comme un abîme que l’on ne peut se permettre le luxe de détruire les institutions et les ressources existantes.

Que faire, donc, dans un contexte de pré-panique et de menace de perte collective en rationalité ? Ne pas donner raison à la déraison, ne pas jouer le jeu de l’adversaire, ne rien aliéner du capital symbolique du mouvement social. Résister, garder confiance, préparer son heure, dans une vie syndicale, associative, politique, scientifique et culturelle pleinement réinvestie, voici la mission historique d’un mouvement social national conscient des enjeux de l’époque et de l’échelle à laquelle les choses se jouent. Ce qui signifie, dans une élection présidentielle française scrutée par le monde entier comme un point de basculement décisif entre deux devenirs possibles, défendre, envers et contre tout, les instruments de la démocratie et de la coopération européennes, avec tous les hommes et femmes de bonne volonté qui ne se résignent pas à la guerre de tous contre tous et qui croient encore en la puissance transformatrice de l’intelligence collective.