- L’Annonciation, Fra Angelico, AS 2022
« Toute civilisation est de l’intelligence rendue sensible au cœur. »
André Suarès
L’époque me rend rebelle aux certitudes. Si je souhaite continuer à tenter de vivre et de célébrer les valeurs qui ont jusqu’ici cahin-caha conduit ma vie, je me sens moins que jamais capable de répondre à toutes les questions que me pose le monde où je continue provisoirement à vivre. Ces questions, je peux tout au plus les poser à mon tour, en tentant de les examiner honnêtement, je ne dirai pas sans préjugés, mais du moins avec la conscience de mes préjugés. Je ne souhaite pas énoncer des vérités intangibles mais proposer au débat mes petites vérités personnelles pour tenter de découvrir avec qui le souhaite quelques-unes des nombreuses facettes d’une vérité que nous croyons trop souvent plus simple qu’elle n’est.
D’où, depuis 20 ans mes Remarques en passant, dont voici la 35e livraison.
Même si j’adopte parfois un ton ironique, voire provocant, je ne présente donc ici ni conclusions ni jugements, mais les réflexions personnelles de l’homme moyen, points de vue et propositions mettant souvent en question des opinions et des théories qui me semblent vouloir s’imposer arbitrairement, pour devenir des consensus allant tellement de soi qu’ils devraient échapper à tout examen. Face aux idées reçues, nous sommes de plus en plus cordialement invités à l’autocensure, et, si nous refusons cette castration de l’intelligence, soumis à une censure de fait ou à des interdits parfois renforcés par la loi, au grand dam de la liberté d’expression.
On sait quand commence la censure, on ne sait jamais jusqu’où elle ira. Je voudrais pour ma part que l’on puisse encore aborder tous les sujets, en examiner tous les aspects, exposer et discuter honnêtement tous les points de vue, particulièrement ceux qui semblent indiscutables : que son ancienneté l’ait installée dans la conscience collective ou que sa nouveauté lui donne la dangereuse séduction de l’inédit, plus une idée est « reçue », plus on devrait se demander pourquoi elle l’est…
Extrême-gauche, extrême-droite, mais aussi et peut-être surtout extrême-centre, des minorités très bavardes et agressives s’efforcent de confisquer la parole pour s’octroyer une légitimité qui naît davantage de leur propagande incessante que de la justesse et de la cohérence de leurs théories. Toute idéologie a vocation à faire système, au détriment de la réalité, qui est aussi variée que complexe. Forcer le réel à entrer dans notre vision du monde bride la vie avant de la tuer.
Questionner les questionneurs qui prétendent régenter nos pensées mais aussi nos vies, et proposer une autre vision des choses, pas forcément meilleure mais au moins différente, est donc à mes yeux le premier devoir du citoyen.
Je voudrais, de concert avec mes éventuels lecteurs, promouvoir une réflexion partagée qui s’autorise à examiner tous les aspects de la réalité, des plus plaisants aux plus douloureux, des plus exaltants aux plus sordides. Et à tenter de faire naître une civilisation humaine enfin digne de ce nom.
ACCEPTER
Admettons nos contradictions et notre faiblesse, et remettons un peu de finesse dans notre analyse du réel. Comme nous tous, par paresse et facilité, j’ai tendance à voir les choses plus simples qu’elles ne sont. Débattre, cela devrait être s’entr’aider à voir la réalité dans toute sa variété et sa complexité, afin de pouvoir agir de concert et en connaissance de cause. Comme le fait la Vierge dans L’Annonciation de Fra Angelico, accepter, c’est accueillir une vérité qui nous dépasse et à laquelle nous ne pouvons échapper et tenter de la comprendre et de la partager en la laissant agir en nous. Voir DÉBAT
ADULTE (âge)
Devenir adulte, c’est trop souvent mourir à sa vie personnelle pour entrer dans la vie sociale. Je ne sais pas d’où cela me venait, mais je me suis efforcé très tôt de refuser cette démission. Et suis donc resté un adolescent attardé, ce qu’on appelle parfois un adulescent – autrement dit un franc-tireur. La liberté, c’est le fait de ne pas se laisser castrer. Je connais beaucoup de gens plus ou moins castrés, soit de leur fait, soit par les systèmes auxquels ils se soumettent et dont ils adoptent les normes mutilantes.
Ma liberté toute relative de rebelle privilégié, j’en ai, comme il se doit, payé le prix, en matière de solitude et de rejet mais aussi en trichant parfois avec les règles de notre société. De petites saloperies pour échapper à l’embrigadement. Commises pour tenter de m’éviter d’en commettre de pires, certes, mais tout de même des saloperies…
On ne résiste pas sans se salir un peu les mains.
AMBITIEUX
« Il n’est pas exact que l’idée de la mort nous débarrasse de toute pensée vile. Elle ne nous fait même pas rougir d’avoir de telles pensées.
Rien ne nous corrige de rien. L’ambitieux demeure tel jusqu’à son dernier souffle et poursuivrait fortune et renommée même si le globe était sur le point de voler en éclats. »
Rien mieux que ces mots de Cioran ne décrit la dangerosité de l’individu irrémédiablement taré qui occupe actuellement une fonction présidentielle dont il est à tous égards indigne.
AMOUREUX (le paradoxe de l’)
S’avouer amoureux semble le meilleur moyen d’empêcher l’autre de l’être. Ce qui revient à dire qu’en matière, non d’amour, mais de désir, savoir dissimuler ce que l’on ressent est à peu près le seul moyen de le faire partager. Comme toujours, très logiquement, l’être humain n’attache pas autant de prix à ce qui lui est offert qu’à ce qu’il doit acquérir. D’où peut-être l’étrange expression « tomber amoureux », qui signale l’état de faiblesse et d’infériorité probable de la personne qui se trouve désirer avant de savoir si elle est désirée. La personne dont nous sommes amoureux souvent nous aime elle aussi, mais pas de la façon qui nous conviendrait, et c’est l’une des raisons qui rendent si improbable, quoique nullement impossible, une amitié profonde entre l’homme et la femme, amitié qui s’épanouira d’autant mieux que le désir ne viendra pas la parasiter. Ou qu’il en consistera la cerise sur le gâteau, non le gâteau lui-même.
Adolescent, je me demandais parfois : les êtres humains aiment-ils qu’on les aime, ou préfèrent-ils aimer qui ne les aime pas ?
ANCÊTRES
Nos ancêtres, ceux que nous avons connus et aussi ceux que nous n’avons pas connus, ne serait-ce pas gai de les retrouver ? Peut-être est-ce une des motivations qui nous ont fait inventer la vie éternelle. Regarder les films de mon père enfin numérisés m’a mis en présence de tous ces disparus que je n’ai pas oubliés, mais que je retrouve, et cela change tout, au moment où ils étaient en pleine vie, en pleine forme, dans leur jeunesse ou leur maturité, alors que dans mes souvenirs ils m’apparaissaient tels qu’en leur vieillesse je les avais connus. Nous avons tendance à garder en mémoire la dernière image vivante de nos morts, qui n’est ni la plus flatteuse ni la plus véridique, mais une sorte de résumé, palimpseste contenant les divers moments d’une incarnation en constante évolution.
ARTISTES
Les plus grands artistes de ces cent dernières années ne sont à mes yeux ni des peintres, ni des sculpteurs, même si quelques-uns d’entre eux ont été de vrais créateurs, voire d’authentiques génies. Les grands artistes modernes viennent des arts nouveaux, ils ont été cinéastes, dessinateurs de bandes dessinées. Il faut être aveugle pour mettre des Rothko ou des Soulages à la hauteur des Chaplin, Bergman, Fellini, Tati ou Visconti, et je pourrais citer vingt autres cinéastes majeurs à la cheville desquels les Warhol et les Basquiat sont bien loin d’arriver.
Quant à Hergé, Franquin ou Sempé, ils sont infiniment supérieurs aux barbouilleurs et bidouilleurs susnommés. Et qu’on ne me dise pas que ça n’a rien à voir. Qu’on y réfléchisse honnêtement deux secondes, et l’on verra qu’au contraire ça a tout à voir. L’art n’est pas dans le médium ni dans la prétention de l’artiste, ni dans la vénalité du marchand, la spéculation du milliardaire ou le consensus intéressé d’une critique ayant échangé le sens critique pour le sens des affaires, il est dans la force et l’influence de la création, dans la beauté d’une œuvre assez riche et originale pour durer. De ce point de vue, il n’y a pas photo.
BACH
Il aurait dit : « Je joue pour le plus grand musicien au monde : Dieu. Et s’Il n’était pas là ? Je joue comme s’Il y était. »
Et je comprends mieux la belle formule de Suarès : « Bach révèle l’intelligence au cœur et pénètre d’amour toute l’intelligence. » Suarès, Pages, Éditions du Pavois.
BEAUTÉ
La beauté des femmes est une fête, entre lucre et luxure nous avons réussi à en faire un enfer.
BOURGEOISIE
Petite, moyenne ou grande, la bourgeoisie n’apprend jamais rien, parce qu’elle est constamment dominée par la peur, qui est la malédiction de la propriété. À trop conjuguer le verbe avoir, on oublie le verbe être…
CARESSER
Pour moi, peindre, c’est caresser la vie. C’est là que je suis au plus près d’elle. Caresser la vie, c’est la traiter avec un respect amoureux, et non la violer stupidement, comme le font tant d’autoproclamés artistes « contemporains ». Mes aquarelles, je voudrais en les peignant qu’elles caressent la peau du papier qui s’ouvre au pinceau, qu’elles caressent la vibrante humidité de l’eau et les couleurs onctueuses, qu’elles ne soient pas dans la conquête, dans la prise, mais qu’en la caressant, à force de douceur elles traversent la vie, arrivant par là même à son cœur, où est la plénitude. Quand on est dans la conquête, on ne partage pas, on occupe ; et ce qu’on occupe, c’est une apparence morte.
Il ne s’agit pas de pénétrer le papier, de lui arracher sa lumière, mais de la mettre au jour, de la faire se lever, épanouie.
CROÛTE
Il y a des peintres dont la peinture salit les yeux. D’où l’usage trop souvent justifié du mot « croûte »… Rien n’abîme notre regard comme une mauvaise peinture.
DÉBAT
Le vrai débat, ce n’est pas tenter d’avoir raison à tout prix, c’est renoncer à ses certitudes, au moins pour un moment, afin d’envisager d’autres visions du monde et de voir s’il n’y aurait pas moyen de les faire cohabiter, ou mieux encore, collaborer et se compléter, voire se rejoindre. Qui refuse le débat choisit la guerre, qui n’est jamais la victoire de la justice mais le triomphe du plus fort.
Pas de débat dans la guerre, mais de la propagande, et le règne d’un mensonge destructeur de toute vérité et qui finit par se détruire lui-même tant il a perdu contact avec la réalité. Voir ACCEPTER
DÉCHÉANCE
Les grands artistes étaient considérés comme des maîtres, non comme des démiurges. Avec la bourgeoisie triomphante et la religion du commerce et du profit, le respect et l’admiration du grand artiste ont été remplacés par la dévotion servile qui s’adresse à la Réussite et aux Affaires, pardon, au Business, moyennant quoi sont apparus dans le domaine de l’art non plus de vrais créateurs peu à peu reconnus à leur juste valeur, mais des histrions qui ont revêtu les dépouilles des artistes précédents pour leur succéder à moindres frais en utilisant les recettes toutes faites et les rituels spectaculaires des charlatans. Confusion flagrante dans l’art contemporain, où l’on consacre et porte aux nues des artistes médiocres, brillants publicitaires, et promoteurs outrecuidants de leurs chefs-d’œuvre autoproclamés. Tout pour l’effet, rien pour l’effort. Car tel est l’avantage de la créativité sur la création : la concrétisation d’une idée peut être confiée à des petites mains ou mieux à des robots. De l’atelier à la sous-traitance, on n’arrête pas le progrès. Le commerce y trouve son compte, l’art quant à lui est parti voir ailleurs.
DÉLIQUESCENCE
Proférés par une jeune écologiste dont je partage par ailleurs largement la vision du monde, les quelques mots qui suivent illustrent mieux qu’une longue démonstration l’état de déliquescence de la langue française, littéralement déchiquetée, démembrée et décérébrée par ses usagers : « privés de besoins vitaux et fondamentals ».
Même son de cloche fêlée sur France-Inter, toujours aussi avide de sauvegarder la langue française : « La mobilisation reste très porteur politiquement ». Et Yaël Gosz de renchérir : « C’est ce qui a convaincu à son tour les députés LR ». D’une journaliste sportive brute de décoffrage : « Même s’il ne préfère pas trop penser à la Coupe du Monde ». De l’ineffable Léa Salamé : « Il faut que vous les convainquiez, à ces gens-là… ». Mention Très Bien à ce courageux paradoxe : « Le travail continue, même si les convergences subsistent. ». « Y a des mutations qui fait que c’est difficile » ose l’insupportable Finkelstein, ce cuistre fielleux. Quant à Manuel Bompard, il lance avec un aplomb qui fait bien augurer de son avenir politique : « Quand je regarde les votes qui sont celles des autres partis ».
« Est-ce qu’il n’est pas imaginable d’imaginer que… » susurre Guillaume Erner sur France-Culture, prouvant magistralement que de nos jours rien n’est plus inimaginable. Le même, très en verve : « C’est une prise de conscience, même si celle-ci peut se dérouler de différents modes. »
Prix d’excellence à Esther Duflo avec ce joyau : « pour que les gens puissent pouvoir payer leurs factures. »
Arrêtons là ce florilège consternant, bouquet de barbarismes cueilli, tout frais pondu, si j’ose dire, chaque matin sur les radios d’État (ne parlons surtout pas des privées, qui le sont autant d’intelligibilité qu’elles le sont d’intelligence, vouées qu’elles sont à la propagande la plus brute).
L’usage que nous faisons de notre langue dit aussi celui que nous faisons de notre cerveau. Comment penser quand on ne comprend plus l’instrument de la pensée ?
DÉSABUSÉ
Ce n’est pas parce qu’il aurait tout vu que le regard du vieillard s’éteint peu à peu. C’est parce qu’il a fini par comprendre que depuis sa naissance tout ce que son regard rencontre lui échappe à l’instant même de la rencontre et qu’il n’en garde que la cendre refroidie du souvenir. Le seul moyen de n’être pas désabusé – de ne pas vieillir, en somme – c’est de regarder chaque instant comme le seul qu’on ait jamais vécu. Dès que je pense ce que je regarde, je deviens vieux. Nous ne perdons ce que nous vivons qu’en cherchant à le revivre. Quand je suis vraiment présent, je suis là tout entier, et tout mon passé avec moi, d’autant plus vivant qu’invisible.
DIEU
Sottise du scepticisme : « Je ne peux pas prouver que Dieu existe, donc Dieu n’existe pas. » Tout aussi stupide, la foi du charbonnier : « La preuve que Dieu existe, c’est que je crois en Lui. »
Ou le raisonnement pervers de Pascal : Je ne peux pas savoir si Dieu existe, mais je crois quand même en Lui, parce que ça m’arrange. »
FÊTE (faire la)
J’écris souvent pour secouer ma vie, la ranimer, me réveiller. Me rendre aussi présent que possible à cette fête incessante qu’est la vie. Si je n’ai jamais eu besoin de « faire la fête », c’est qu’à mes yeux la fête, c’est la vie. Vivre est une fête. Me lever le matin, me coucher le soir, dormir, travailler, manger, tout dans l’existence m’est une fête. Pourquoi faire la fête puisqu’elle est déjà là ? Faire la fête, c’est trop souvent forcer la vie, et quelle tristesse dans cette volonté d’obliger la vie à devenir belle, comme si elle ne l’était pas déjà !
GENS
Plus je vieillis, plus c’est avec les gens que j’ai envie de vivre. Pas avec leurs doubles de papier. Si je n’ai pas envie d’écrire des romans, ce n’est pas seulement que je doute d’en être capable, c’est aussi que j’ai envie de vivre ma vie comme un roman. Je comprends qu’on veuille créer de la vie par le roman, et j’admire ceux qui y parviennent. Mais je n’ai pas envie de vivre ma vie par procuration, comme une sorte d’ersatz, un artefact qui me ferait démiurge d’un monde virtuel. Pour moi aucun personnage ne vaudra jamais une personne. Même si peu de gens m’ont donné autant de plaisir que mes livres préférés, j’ai bien plus appris de mes rencontres avec mes congénères, lourdes de tout le poids de la vraie vie, que de la lecture des jeux du cirque mondain génialement mis en scène par Proust.
Il n’y a de vie dans les livres que si j’y apporte la mienne, qu’ils ne peuvent en aucun cas remplacer.
Je les aime d’amour depuis mon enfance, mais, et c’est aussi à cause de cela que je les aime, la vraie vie n’est pas dans les livres. Et encore moins sur les écrans. Auxiliaires de vie, tant qu’on voudra. Ils peuvent nous aider à vivre davantage et surtout mieux. Mais en matière de vie, se réfugier dans la copie revient à tuer l’original.
HIÉRARCHIE DES VALEURS
Un pays où les policiers sont mieux payés que les enseignants est un pays en état de mort cérébrale.
IMPERFECTION
Chacun de nous est mieux placé que personne pour savoir qu’il n’est pas parfait. Mais croit à tort avoir plus intérêt que tout autre à ne pas s’en rendre compte…
INFAILLIBILITÉ
L’idée selon laquelle un grand peintre ne pond que des chefs-d’œuvre est une idée de marchand. Rien n’est plus dangereux pour l’art que cette propension à prendre le moindre gribouillage d’un artiste célèbre pour une œuvre accomplie. Confondre la signature avec la création, c’est ouvrir la porte au relativisme le plus obtus et encourager une confusion mortelle entre la renommée et la réalité. Pas d’art possible sans un esprit critique assez affûté pour ne pas céder à l’admiration automatique.
KIEFER (Anselm)
En fait, quel que soit son talent, Kiefer ne m’intéresse pas. Sa vision des choses est à mes yeux dépassée, tant philosophiquement que techniquement. Le ressassement complaisant d’un passé qu’il n’a même pas connu, le gigantisme industriel de sa peinture, son usage du marketing, c’est à mes yeux du pipeau mégalomaniaque libéral-nazi typique. L’Obersturmbannführer Macron ne s’y est pas trompé, qui porte au pinacle ce nostalgique déguisé de la Gross Deutschland. Des obsessions, mais rien de vraiment senti, car l’obsession est le contraire du vrai ressenti. Kiefer est de son époque pachydermique, ce qui suffit à le condamner. L’art contemporain de marché, et Kiefer y participe désormais pleinement, est avant tout un art d’impuissants, qui n’arrivent à faire semblant de bander qu’à l’aide d’innombrables béquilles. Confondre artistes et pervers narcissiques va fort bien aux eunuques de la finance. Face à la psychose du quantitatif, il nous faut l’exploration du petit, pas la soumission à la frénésie du toujours plus.
KLEIN (Yves)
Que cet histrion hystérique ait pu faire passer ses puériles provocations pour de l’art n’a rien d’étonnant. Dans une époque qui a perdu tout repère et sombré dans un relativisme inculte, fait de l’effet et vend sa merde celui qui tape le plus fort sur la grosse caisse de son nombril, et se montre avec fierté plus ouvertement stupide que ses concurrents bateleurs. Quand on ne sait plus ce qui a du sens, ce qui de toute évidence n’en a aucun est d’autant plus apte à en prendre. Nier l’idée même de faire sens est alors un repère aussi nouveau qu’évident. Puisque ce qui avait du sens n’en a plus, ce qui n’a pas de sens fait sens. Sauf que ce nihilisme complaisant n’est qu’un amateurisme carnavalesque, amusant tant qu’il ne se prend pas au sérieux. Or Klein se prenait très au sérieux et cela seul aurait dû faire qu’on ne le prenne pas au sérieux. Mais ce provocateur en mie de pain est bien moins à blâmer que les profiteurs qui l’ont encensé, cyniquement ou sous l’empire de leur propre stupidité. Qui ne me croit pas lise ses textes, aussi creux que prétentieux.
LIBERTÉ
La prétendue liberté de beaucoup de nos contemporains consiste à se priver de tout – jusqu’à se priver d’eux-mêmes. On voit tout un chacun s’interdire le sexe, s’interdire presque toute nourriture, se priver de la différence et pour finir se priver de soi-même et de sa véritable personnalité en faveur d’une identité collective fantasmée. Une liberté qui n’en finit pas de fermer des portes, c’est un esclavage, et si complet qu’il en devient inconscient.
MATÉRIALISME
« Je ne crois pas à ce que je ne vois pas. » Aveuglement volontaire et paresse intellectuelle, pire, vitale. Le rationalisme des Lumières est fondamentalement irrationnel, et comme tel d’essence profondément « religieuse », au pire sens du terme. Il est juste et nécessaire de relever les horreurs commises par les religions. Mais la religion rationaliste des Lumières a causé plus de morts et d’horreurs en 250 ans que toutes les religions réunies en 2500 ans…
Pourtant, bien que depuis plus d’un siècle toutes les avancées de la science technologique aient montré non seulement ses limites mais son essentielle vacuité, le rationalisme mécaniste gouverne plus que jamais notre vision schizophrène et paranoïaque du monde.
Aimons la science, la vraie, celle qui doute, même de l’évidence.
MORT (du père)
À la mort du mien, j’avais noté ceci : Le plus terrible, c’est notre incapacité à vivre cette douleur de la mort de ceux que nous aimons. C’est tellement énorme, la mort, et nous n’avons pas de réponse. Même si nous avons la foi, il vient toujours un moment où nous n’avons pas de réponse. Et s’il est une réponse, ce n’est pas nous qui pourrions la donner. C’est du ressort de Dieu, dont nous ne pouvons même pas savoir s’Il existe. Et Dieu, devant la mort, c’est loin. Même tout proche, c’est encore très loin. Aussi loin que le mort sous nos yeux, dont nous touchons encore le front. C’est lui, et il n’est plus là ; il est là, et ce n’est plus lui.
Il a les yeux fermés et la bouche ouverte. Mais il ne fait plus de bruit en mangeant. Et ça me manque d’autant plus que j’en fais maintenant presque autant que lui. Dieu sait pourtant que ça m’agaçait, fut un temps. Il a les yeux fermés, il est pâle et froid comme un marbre ou un gisant de bois dans une église vide. Sa barbe pointe vers le ciel, peut-être qu’il la laissait pousser depuis quelques années pour prendre tout doucement racine dans l’au-delà.
Ça me bouleverse, mais je suis heureux de le voir et de le toucher parce que je sens très fort qu’on ne vit pas vraiment si on ne regarde pas la mort en face.
Il a de grandes oreilles. Comme ça, il entend ce que j’ai à lui dire. On voit beaucoup mieux les oreilles des gens quand ils sont morts. Tout comme on est davantage à leur écoute quand ils se sont tus. On croit toujours pouvoir réparer l’irréparable, tant qu’il n’est pas advenu.
MÜNCH
À l’exposition d’Orsay, dès les trois premiers portraits, nous faisons face à une peinture qui crie. D’entrée, nous voici face au meilleur et au pire de ce peintre aussi mégalomaniaque que génial : créer du beau universel avec du laid particulier, en sublimant la dépression. Rien d’étonnant à ce que sa peinture s’allume au moment où s’éteint l’écriture de Maupassant, ces deux-là sont frères de déréliction. Comme le Maupassant de Sur l’eau, Münch finit par être victime de son aveuglante lucidité. À force d’y voir clair, tous deux se retrouvent enfermés dans une vision tronquée et réductrice de la réalité.
ORDRE
Comme on peut le voir à la villa Pisani à Stra, Palladio et Napoléon étaient faits pour s’entendre : même goût de l’ordre géométrique le plus sec et du monumental vide, même tentation néo-classique, mauvaise copie de l’original où ne demeure que la forme, privée d’âme et même de sens, réduite à une habile et fallacieuse décoration, typique des modes qui ne parviennent pas à se dépasser pour atteindre une vérité artistique.
PARTAGER
Vivre c’est partager. Que nous le voulions ou non, nous partageons la vie – et notre vie – avec tout ce qui vit. Le partage de la Vie, c’est le partage de ce qui nous fait vivre, si humble que ce soit. Notre seul devoir, qui est aussi un droit trop souvent refusé, c’est de participer de tout notre être à ce partage de notre vie qui justifie notre présence au monde. La lecture du dernier livre de François Cheng, UNE LONGUE ROUTE pour m’unir au chant français, m’amène à préciser ce que je pense – qui n’est rien d’autre que ce que je ressens – du sens de la vie. Non pas seulement humaine. De fait, toute vie est partage, y compris dans l’acte de manger et d’être mangé. Dans le choix de la crémation, quelle est la part du refus de partager ? Le véganisme, plein de ces bonnes intentions dont l’enfer est pavé, ferait bien d’y réfléchir à deux fois avant de se dresser unilatéralement contre la vie, s’alliant ainsi de fait au pire transhumanisme. Qui ne respecte pas la mort ne respecte pas la vie. Car il n’est pas de vie qui ne soit partagée avec la mort.
POSITIF
Être toujours positif, c’est ne l’être jamais. L’optimisme et l’enthousiasme ne peuvent pousser qu’en terre de contrastes. Si tout se vaut, rien n’a de valeur.
PRINCIPES
Avoir des principes, non des certitudes.
PRISONNIERS
Il est rare que nous soyons vraiment prisonniers. Plus souvent, nous nous rendons prisonniers.
PROCÈS (d’intention)
Permet de refuser tout débat. Typique de la position totalitaire, qu’elle soit individuelle ou collective. Rien de plus contagieux, rien de plus pervers.
PROGRÈS
Le progrès, ce n’est pas d’aller loin, c’est d’aller profond. Dans ses Pensées étranglées Cioran ne dit pas autre chose, s’exclamant : « L’esprit n’avance que s’il a la patience de tourner en rond, c’est à dire d’approfondir. »
PROGRÈS (à l’envers)
Les nouveaux jardins royaux, derrière la bibliothèque Marciana, sont la seule réussite architecturale récente à Venise, un retour au passé pleinement réussi. Il arrive que le progrès consiste à savoir régresser. Consciemment. Le choix est ici net et sans bavure.
QUANTITÉ
Il me semble qu’il y a encore de la qualité, par ci par là, dans ce qui se crée aujourd’hui, mais noyée sans recours sous le tsunami de la quantité, qui nivelle tout. Publier cinq cents romans, c’est n’en publier aucun, sauf celui qu’on forcera dans le public par la publicité, comme on force artificiellement une plante à grandir, jouant là encore la quantité contre la qualité. La quantité n’a pas d’états d’âme, et pour cause, étant la négation même de l’âme. La paresse choisira toujours la facilité du plus contre l’effort du mieux. Parce qu’elle réifie la personne en l’anonymisant dans la quantité, la statistique est l’arme préférée du Mal contemporain.
SOUPÇON
Insensiblement, nous changeons de monde, et d’atmosphère. Et ça pue.
Nous sommes entrés dans l’univers du soupçon. L’autre, ce suspect idéal, a forcément de mauvaises intentions. Dénonçons-le avant qu’il ne soit trop tard. Sans compter qu’il est potentiellement contagieux, cet autre, de bien des manières, et nocif du seul fait qu’il est autre. Toute différence doit nous alerter !
Se protéger de l’autre étranger par définition et de toute présence extérieure, se masquer à tout propos, cesser même de respirer au cas où l’on croiserait quelque pernicieux virus, tel est l’idéal de vie de l’homme du 21e siècle, quel que soit son genre. Naturellement ce masqué ne l’est que par altruisme, chacun sait que l’être humain est ainsi fait qu’il est prêt à se sacrifier à tout instant dans l’intérêt d’autrui.
Et c’est uniquement par peur de leur faire du mal qu’on ne fait plus de bien aux autres. Plus de bises, ne surtout plus se toucher. Tout échange porte en lui-même un potentiel destructeur, évoque la possibilité d’un viol, toute approche sent le harcèlement.
Nous ne portons pas seulement le masque chirurgical, nous nous mettons à porter le voile, un voile invisible et d’autant plus inviolable. Tout contact est un viol, tout regard une agression. Non seulement on ne se touche plus, mais on n’a plus le droit de se regarder. Arrêter le regard sur un inconnu croisé dans la rue autrefois surprenait, aujourd’hui déclenche l’agressivité, voire l’hystérie.
Être curieux de l’autre est un comportement obscène, à dénoncer et réprimer sans pitié. Chacun dans sa bulle étanche, le Dieu Fric pour tous et que le pire gagne !
L’époque adore questionner les idées reçues, surtout celles qui ne lui plaisent pas et qu’elle aimerait remplacer par ses propres préjugés à vocation consensuelle. Face à cette nouvelle conception des rapports humains, j’ai donc une question, moi aussi : pour quelques incivilités évitées, combien d’échanges perdus ?
SPONTANÉITÉ
En art, la spontanéité n’est pas le début, mais la fin du travail. La chance du débutant est une invitation à travailler pour atteindre un but qu’elle nous indique pour mieux nous faire entendre que nous en sommes encore bien loin. L’impatiente époque moderne a voulu croire à l’immédiateté, et tout un chacun s’est proclamé artiste, poète, peintre, arrivé avant d’avoir commencé. D’où l’incroyable pauvreté créatrice de la plupart des postulants à la création, capables au mieux d’une très conformiste créativité, faute de travail sur eux-mêmes et sur leur médium.
SYSTÈME
La dénonciation du système à l’intérieur du système ne fait que renforcer le système, qui l’a prévue et l’instrumentalise.
TIQUE (poly-)
Le type d’intelligence entreprenariale actuellement développé par le néo-libéralisme et ses « services » est une intelligence parasitaire, l’intelligence de qui découvre ou crée les besoins d’un public et se greffe sur ces besoins pour les développer à l’infini afin de s’en nourrir. Ce n’est pas autre chose que la définition de ce parasite optimal qu’est la tique. Il s’agit toujours de se montrer assez ingénieux pour obliger la proie, je veux dire autrui, à entrer dans un rapport de servitude dont le prédateur va tirer profit. Mais cette pseudo-intelligence de court terme du néo-libéralisme est une stupidité sur le long terme, car elle mène à la destruction du parasité dont dépend la survie à long terme du parasite. Un parasite intelligent prendrait garde à ne pas épuiser sa victime.
TRIPOTAGE
Venise a toujours été un décor de théâtre, mais elle n’avait jamais été seulement cela. Aujourd’hui, l’argent-roi la condamne à n’être plus qu’un décor surchargé, où se joue le mauvais théâtre de boulevard qui a toujours eu la préférence des riches.
L’évolution actuelle de Venise est tout à fait caractéristique de la tragicomédie post-moderne imposée par le libéral-nazisme. Nous ne nous payons plus de mots, nous nous payons d’images. Nos mots ont perdu tout sens entre les mains des prestidigitateurs de la communication et de toute façon la majorité d’entre nous ne les comprennent plus. Nous nous laissons donc aller aux charmes vénéneux de l’image tripotée. Tripotage est le mot qui vient à l’esprit quand on regarde d’un peu près les produits mis en valeur par la Biennale vénitienne, cette Foire aux Vanités où se prostituent des « artistes » demi-mondains faisant assaut de mesquine mégalomanie pour faire oublier leur totale absence d’âme et d’originalité. Mi-Disneyland mi-Salon des arts ménagers, la Biennale fait dans le spectacle de cirque, mais ici, hélas, les clowns se prennent au sérieux. Dans cette soupe, brouet aussi insipide qu’indigeste, il y a de tout, et même parfois, parmi les nombreux étrons qui l’encombrent, des pépites égarées, ayant échappé à la censure vigilante des grands-prêtres du marketing artistique, ou déposées là comme pour rappeler à quel point la beauté est sans intérêt puisqu’on peut à loisir la noyer dans le laid. La plupart du temps, ni création, ni même créativité, mais de maladroits tripotages de concepts vides « incarnés » à grands coups de panégyriques abscons et de pognon, ce pognon de dingues dont parlait l’autre tripoteur en chef. La Biennale ne peut être séparée du globalisme prédateur, chargée qu’elle est de favoriser la prédation de l’art au profit de la spéculation financière, à grand renfort de déclarations éthiques hypocrites censées servir de caution morale à une entreprise de prostitution généralisée. Rien ne condamne davantage l’autoproclamé Art contemporain que l’art avec lequel ses promoteurs ont su pour quelques plats de lentilles transformer leurs complices « artistes » en pharisiens pur jus, vendant leur âme la main sur le cœur et le cerveau grand ouvert à tous les courants d’air.
L’accès à la Biennale à lui seul dit tout. Une prison à l’air libre. Guichets, barrières, tourniquets, clôture séparant du monde extérieur. Quand après avoir « librement » payé votre billet vous entrez à la Biennale, vous entrez dans la Prison du Fric. Manque juste le panneau « Art macht frei ». Devant ce pandémonium, Dante à juste titre aurait pu s’écrier : « Voi chi entrate qui, lasciate ogni speranza ». Pas d’espoir dans la Biennale, car pas d’avenir, tout est déjà étalé, vendu, et vous vous êtes vendu vous-même en y entrant.
Il va maintenant falloir vous mentir à vous-même, et parvenir à croire et à faire croire que vous aimez ce qu’au fond de vous vous détestez. Parce que vous aussi, c’est officiel, vous avez le droit et même le devoir de vous croire un chef-d’œuvre, et de prendre une bouche d’égout à ciel ouvert pour le summum de l’art.
Mais si, sortant du cloaque, vous tombez par hasard, en entrant par mégarde dans une église, sur l’appel silencieux de la vraie beauté, sur le coup de foudre et la révélation qu’elle nous délivre à l’improviste, quand pour un instant vous sentez l’homme et le monde enfin réaccordés, vous oublierez d’un coup l’enflure et la thrombose d’une culture obèse pour retrouver en vous la simplicité de l’enfance, la justesse du travail et la force de l’amour, éternel à force d’être infini.
L’art, ce n’est pas du tripotage, c’est une prière si sincère qu’elle s’exauce elle-même.
VIEILLISSEMENT
Certains signes ne trompent pas. Quand nous vieillissons, nos ongles et nos poils poussent presque aussi vite que si nous étions déjà morts…