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mardi 11 février 2025

TYRAN, POUR VOUS SERVIR…

À l’automne 2022, avec quelques amis musiciens, nous avons présenté un concert-spectacle pour lequel j’avais écrit les trois discours d’un tyran idéal, que j’avais l’honneur, ou plutôt l’horreur, d’interpréter.
Devant l’évolution des formes de pouvoir à l’échelon mondial, peut-être cel a vaut-il la peine de se demander si les discours délirants que j’écrivais alors ne sont pas en train de s’incarner de façon bien plus sinistre…

TYRAN, POUR VOUS SERVIR… comporte trois discours, pour trois épisodes de la tragi-comédie des hommes de pouvoir, de paraître et de profit :

1 La prise du pouvoir, ou la jouissance

2 L’exercice du pouvoir, ou la fuite en avant

3 La chute, ou la folie dévoilée



Le spectacle se terminait par la renaissance à l’humanité du Tyran, qui disait CLOWN d’Henry Michaux.
On aimerait que les tyrans, ces ignobles bouffons, soient capables de redevenir humains, ou mieux, de ne jamais devenir inhumains. Mais les exemples actuels montrent que la lecture de CLOWN ne les tente nullement.
Je souhaite qu’elle vous tente, car CLOWN nous concerne tous.


CLOWN

Un jour.
Un jour, bientôt peut-être.
Un jour, j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.
Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.
D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînements « de fil en aiguille ».
Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier.
À coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.
Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.
Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.
Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.

CLOWN, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.
Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert
à tous
ouvert moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d’être nul
et ras…
et risible…

Henri Michaux, « Peintures » (1939) in L’espace du dedans, pages choisies, Poésie / Gallimard, 1966, p.249

UN MONDE À L’ENVERS : LA PERVERSITÉ AU POUVOIR

UN MONDE À L’ENVERS : LA PERVERSITÉ AU POUVOIR

Je ne trouve plus mes mots.
Je ne sais plus quoi dire. Parler aujourd’hui semble inutile.
Partout règne un vacarme infernal où tout se perd.
Je ne comprends plus mes semblables – mais sommes-nous semblables ? – et par moments je ne me comprends plus moi-même.
Faisons tout de suite la part du vieux-connisme. Bien sûr que je vieillis, que je m’encroûte, que je m’enkyste, bien sûr qu’il y a des choses que je ne comprends pas ou plus, même quand j’essaye, sans compter les choses que je ne veux surtout pas comprendre, parce que l’adaptation, la résilience et toutes ces conneries post-modernes, vers les 80 berges ça commence à bien faire.
N’empêche que mes repères, mes principes, mes minuscules expériences, ma petite vision du monde, tout ce vécu me paraît encore très juste, c’est à dire très cohérent, très réel, palpable, concret.
Ma vie, je la sens vibrer bien fort à l’intérieur de moi, seule certitude possible. La vie, je la vois se vivre autour de moi, mer, ciel, montagne, soleil, étoiles, et je sais et je sens que j’en fais partie, et pas seulement pour quelque temps encore, puisque mes restes continueront à participer de leur mieux à la vie universelle.

En revanche, depuis quelques dizaines d’années, je vis dans un monde « humain » chaque jour plus étranger, où ma réalité n’a plus lieu d’être, où elle est tranquillement niée, délibérément pervertie, voire effacée.
Et je suis entouré de gens dont pour la plupart le comportement m’est incompréhensible, dont les paroles et les actes me sidèrent ou me révoltent. Des êtres apparemment humains acceptent presque joyeusement l’inhumanité, la cautionnent et m’expliquent qu’il faut s’adapter à l’insupportable, que de toute façon tout se vaut, que le blanc et le noir sont interchangeables, ou même, entre chien et loup, identiques, que le bien et le mal dépendent juste d’un signe + ou d’un signe –, que la beauté n’est qu’une affaire de goût, qu’en somme il n’y a rien de vrai, de vraiment vrai, juste des vérités partielles et momentanées se succédant au gré des fluctuations d’une société dévotement soumise aux caprices de la mode, ce minable ersatz de religion.

Et les bons apôtres de me dire que ces « vérités » passagères, il ne faut pas s’y attacher puisqu’elles ne cessent de changer, juste se rallier à la dernière parue, et qu’il ne sert à rien de les défendre, puisque de toute façon elles ne font que passer. Aux yeux des puissants du jour, la vérité n’est qu’une fiction, à manipuler au mieux de son intérêt personnel.
En conséquence, ma vie, paraît-il, ne dépend que de moi, à condition que j’avale sagement mes médicaments ; je peux créer ma propre vérité, tout est plastique, tout est sujet à mutation selon mon désir, j’aurais pu décider de mon genre et devenir une femme, et je ne suis pas vieux, c’est juste dans ma tête, mais c’est vrai que je commence à être de trop vu mon âge, sauf si je peux me payer de quoi rester jeune…
Les mêmes bons apôtres me répètent qu’il faut bien comprendre que certaines victimes le sont moins que d’autres, que massacrer des enfants est très mal si on prie Allah, mais bien compréhensible si on adore Yahvé, et que les bourreaux barbus sont pires que les bourreaux glabres, question de pilosité sans doute.
On m’explique patiemment qu’en dépit des apparences les agresseurs sont en fait les agressés et inversement, que je dois apprendre à voir la réalité en face : la gauche est fasciste et raciste, l’extrême-droite est républicaine et humaniste, c’est une évidence qui saute aux yeux de tout citoyen de bon sens !

Le seul monde possible, ce serait donc le monde à l’envers, celui où on dit le contraire de ce qu’on fait pour mieux faire le contraire de ce qu’on dit, où le bien consiste à cultiver le mal, où la triche est un idéal, la corruption une morale, et la violence sadique une justice en même temps qu’une jouissance.
Dans ce monde humain voué aux apparences, rien n’existe réellement, tout est contingent. Tout change sans cesse, la vie est une succession d’obsolescences plus ou moins programmées, elle se résume à la lente décomposition des chiens crevés au fil de l’eau.
La seule chose qui dure, la seule immortelle, c’est l’avidité et le chaos qu’elle engendre.
Pour moi, je suis perdu dans ce monde-là, je le sens me rendre fou peu à peu, il me désespère chaque jour davantage, certains matins j’ai envie d’abandonner, de donner raison aux Tartuffes, d’admettre qu’il n’y a pas d’alternative…
Je n’arrive plus à théoriser, à analyser, à expliquer, à discuter, je n’en ai même plus envie.
C’est inutile, les prophètes du monde à l’envers n’écoutent qu’eux-mêmes. Et le déni bouche les oreilles de ceux qui ont renoncé à vivre parce qu’ils ne veulent pas renoncer à consommer.

Mais je suis encore en vie et je peux crier ! Dire mon dégoût, ma révolte et surtout, surtout, continuer à travailler avec d’autres qui sentent comme moi combien ce « nouveau monde » sonne faux, combien il est pervers et mortifère.
Il y a d’autre valeurs et une autre vie, de vraies valeurs et une vraie vie, sans cesse à créer et recréer.
Mon monde est ébranlé, mais il est encore à l’endroit, et je sais que d’autres le partagent avec moi.
Échange et amitié, écoute et création, nos boussoles indiquent encore le nord.
Tenons le cap !

Alain Sagault, 17 novembre 2024